Dernière déclaration devant les juges : « La Russie ne sera pas heureuse »

Olga Smirnova, une architecte de Saint-Pétersbourg, a milité depuis 2014 pour les Ukrainiens emprisonnés par le Kremlin. Elle a été arrêtée en mai 2022 pour des posts contre la guerre qu’elle avait publiés sur les réseaux sociaux. Le 30 août 2023, elle a été condamnée à six ans de colonie pénitentiaire pour « diffusion de fausses nouvelles sur l’armée pour des raisons de haine politique ». Dans sa dernière déclaration au tribunal, elle s’insurge contre le mensonge grossier de l’État russe qui représente les Ukrainiens comme des nazis, et contre la réécriture de l’Histoire.

L’assimilation des agresseurs à des agressés à laquelle se livre aujourd’hui la propagande russe officielle en se référant à la Seconde Guerre mondiale est selon moi une insulte particulièrement cynique à la mémoire de ceux qui ont effectivement sacrifié leur vie pour défendre leur pays contre les agresseurs nazis. Quand cette même propagande dessine l’image de « l’Ukronazi » et donne à penser que l’Ukraine, qui faisait partie de l’URSS, était presque toute entière du côté d’Hitler, elle commet un nouveau crime contre la mémoire historique.

[…] En ce qui concerne les événements qui se sont déroulés lors de l’occupation de l’Ukraine par les Allemands, je tiens depuis mon enfance des informations de la source la plus sûre. Ma grand-mère n’avait pas pu être évacuée de Loutsk avec les troupes soviétiques qui reculaient. La maison où elle habitait avait été bombardée dès les premières heures de la guerre. En quatre années de souffrances pendant l’occupation, avec un jeune enfant sur les bras, elle avait connu bien des histoires de courage héroïque et de trahison, de charité et de grossier égoïsme. Avec le temps, j’ai fait mienne cette vérité sur la guerre et c’est pourquoi rien ne pourra me la « reprogrammer ».

Lors d’enquêtes sociologiques conduites en 2021, à la question « Que défendaient les Ukrainiens qui se battaient dans les rangs de l’Armée soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale ? », 80% des Ukrainiens interrogés ont répondu : « l’Ukraine ». Il n’y a donc dans leur esprit aucune contradiction entre avoir lutté contre Hitler dans les rangs de l’Armée rouge ou dans ceux de l’UPA [Armée insurrectionnelle ukrainienne]. Mais en Russie, la propagande a fait de la lutte de l’UPA contre le NKVD, après la fin de l’occupation de l’Ukraine par la Wehrmacht [et l’annexion soviétique de l’Ukraine Occidentale], un mal absolu, et c’est cette version donnée par le NKVD qui l’a emporté.

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Olga Smirnova proteste sur l’avenue Nevski, le 24 août 2019, le Jour de l’Indépendance de l’Ukraine. Sa pancarte : « Russie ! Retire tes mercenaires et les citoyens russes armés de l’Ukraine ! » // Chaîne Telegram @freeolga

Je regrette beaucoup que, parmi les différentes versions historiques, la Russie actuelle ait précisément choisi celle de ses propres bourreaux, qui, dans les camps, ont humilié et anéanti nos ancêtres. Ce choix a été significatif. Non moins significatif que celui qu’ont fait tous les peuples libérés du « camp socialiste » au début des années 1990. Tous ceux qui se sont arrachés à cette tradition politique sont automatiquement qualifiés d’« anti-russes » et de « nazis ».

[…] À moins de détruire la mémoire historique, on ne pouvait pas imposer comme unique et obligatoire la version du NKVD concernant les événements de la Seconde Guerre mondiale. Ce que la mémoire historique empêchait surtout, c’était de déshumaniser les autres peuples, qui eux aussi avaient été les otages du système soviétique et qui avaient le sentiment de l’être toujours après sa chute. C’est pourquoi l’association Memorial a été qualifiée « d’agent de l’étranger ». Effectivement, les autres peuples qui avaient souffert des répressions étaient maintenant des étrangers, et leur choix de l’avenir ne coïncidait pas avec celui des Russes. Dans leur majorité, ils étaient du côté des victimes du NKVD, et non pas du côté de ses agents.

[…] Je ne cessais de me demander ce que la propagande russe allait entreprendre pour ne pas tenir compte du fait que le Royaume-Uni et les États-Unis, désormais principaux adversaires de la Russie, avaient été ses principaux alliés pendant les deux guerres mondiales. Elle s’en est sortie à l’aide du concept obscur de « domination anglo-saxonne », à laquelle il fallait, bien entendu, « mettre fin ». Le régime en tire parti, il le chevauche avec une joie sans égale. Même dans mon dossier pénal, on en trouve bien des traces dans les objections du ministère de la Défense. Mais cette monture boiteuse ne connaît qu’un chemin et ne peut aboutir ailleurs que devant un tribunal international.

Je suis persuadée que ce procès aura lieu, que les criminels passibles de la justice internationale seront nommément désignés, et que le monde entier entendra les preuves convaincantes de leur culpabilité. Je suis certaine aussi que, tôt ou tard, l’Ukraine recouvrera son intégrité territoriale dans les frontières de 2013 et que personne au monde ne tiendra compte des annexions proclamées par la Fédération de Russie. Quant à la victoire dans la guerre en cours, l’Ukraine l’a remportée dès les premières semaines, comme je l’avais dit dans l’une des publications qu’on m’a imputées à charge. Les ardents apologistes de l’intervention armée déclaraient ouvertement que cette nouvelle campagne de 2022 avait pour but de s’emparer de l’Ukraine et de faire en sorte qu’elle ne soit plus un État souverain. Or, ce but n’a pas été atteint et, quand l’armée russe a renoncé à avancer en direction de Kyïv et de Tchernihiv, il était clair qu’il ne le serait pas. Ce fut même clair aux yeux des experts militaires américains, qui, encore le 24 février 2022, prévoyaient que Kyïv tomberait au plus tard en quatre jours, qu’il y aurait une longue guerre de partisans dans les territoires occupés, avec un gouvernement en exil. Le pronostic ne s’est pas réalisé.

Dans ces régions, on a toujours mis les envahisseurs dehors. On les mettra dehors cette fois encore. Le fait que, cette fois, les envahisseurs parlent russe sera sans effet sur le résultat, car seule la défense de la patrie peut pousser un peuple à mobiliser toutes ses ressources. Et la patrie n’est pas là où la Douma russe peut à tout moment décider qu’elle se trouve. L’esprit des ancêtres qui ont battu Hitler vient cette fois à la rescousse des Ukrainiens et non pas de la Russie, qui a attaqué un adversaire militairement plus faible — rien que son aviation est douze fois plus forte que l’aviation ukrainienne.

Je respecte beaucoup l’Ukraine pour son courage et j’admire la façon dont ses habitants défendent leur liberté, mais je ne suis pas ukrainienne. Je ne peux me considérer comme Ukrainienne, même s’il m’est arrivé plus d’une fois en huit ans de défiler sous le drapeau de ce pays, lors de manifestations contre la guerre. Je n’ai pas vécu les trente ans de modernisation post-soviétique de l’Ukraine, avec ses envols et ses chutes, ses erreurs et leurs corrections, ses espoirs de justice après le premier Maïdan et les réformes qui s’en sont suivies, ses espoirs d’un règlement diplomatique du conflit en 2014 et l’effondrement de ces espoirs, causé par la froide indifférence de la communauté internationale, laquelle a joué le jeu de la « Realpolitik » du Kremlin sans voir que le malheur s’approchait. Je n’ai pas le droit moral de revendiquer à ma guise l’identité ukrainienne, qui n’est pas une « affaire de sang » mais d’expérience de vie.

Le régime politique actuel m’a privée du socle de ma patrie, qui avait pour nom « Russie ». C’est avec elle que j’avais cheminé dans la vie, et c’est pourquoi je m’en veux d’avoir compris trop tard la gravité de la menace. 2014 : c’était bien tard. Le dévoiement, la « reprogrammation » des consciences dont il a été question, étaient déjà chose à moitié faite à cette époque, même si l’on pouvait encore espérer pouvoir empêcher la catastrophe à venir.

Et maintenant, je veux dire quelque chose que n’apprécieront guère ceux qui, avec Pouchkine, « attendent avec un espoir languissant la minute de sainte liberté » : la Russie ne sera pas heureuse1. Il ne peut être heureux le pays qui, en Ukraine, est la cause de tant de douleurs, de tant de morts, de tant de pertes irréparablement infligées au travail précieux de générations. La liste des pertes n’est pas close, et la guerre l’allonge chaque jour. Le bonheur et le cheminement « positif » de la Russie vers un avenir radieux violeraient la loi de la justice suprême. Or cette loi n’a jamais été violée dans l’histoire de l’humanité ; tout simplement, elle a connu des incarnations diverses. Pas toujours sous la forme évidente des « dix plaies d’Égypte ».

Les dictatures sont mortelles, en particulier quand elles perdent la tête. Mais il arrive qu’après plusieurs générations, leurs effets sur les âmes cessent d’agir. Cela suppose que l’on prenne volontairement conscience d’être responsable de son pays et que l’on entreprenne l’effort difficile et douloureux de corriger les déformations qui affectent tous les aspects de la vie du pays ; et auxquelles on s’est si bien habitué qu’elles trouveront immanquablement des partisans incapables de s’en passer. Or, cette attitude peut s’avérer pire encore que les « dix plaies ». En effet, ceux qui la partagent sont des gens extérieurement sympathiques et charmants, qui vous assurent que le moyen le plus humain de sortir le pays de l’impasse est de conclure un « pacte d’oubli » et de tourner rapidement la page dès que l’on aura abouti à une paix sans justice.

C’est par exemple ce qui s’est passé sous mes yeux quand « l’indestructible union » qu’était l’URSS s’est effacée en trois jours et que nous avons été saisis d’une euphorie de liberté. Une liberté obtenue gratis, à titre de cadeau du destin, pour être arrivés à la maturité. La « feuille blanche » par laquelle nous avons commencé s’est vite révélée tachée de sang. Parce qu’il ne pouvait pas en être autrement. Parce qu’il ne peut être heureux le pays où pratiquement chacun a, une fois, trahi autrui ou soi-même en prononçant ce qu’on l’obligeait à dire plutôt que des paroles honnêtes, ou en se taisant là où il fallait défendre autrui. Il ne peut être heureux le pays où le cynisme est devenu un réflexe de protection habituel et où distinguer le bien et le mal vous fait passer pour fou. Il ne peut être heureux le pays qui craint de se pencher sur son passé pour connaître le nom de ses héros et de ses criminels, pour rendre ce qu’ils méritent aux uns et aux autres et pleurer les innocentes victimes des crimes commis. Il est bien plus simple d’accorder un pardon « généreux » pour les souffrances infligées à ces générations. Quant à se pardonner soi-même pour les souffrances infligées à un autre peuple, c’est encore plus simple.

C’est seulement si la Russie a assez de courage pour se regarder dans le miroir que lui présentera bientôt le monde qui l’entoure, pour se regarder avec horreur sans détourner les yeux, si elle a assez de courage pour s’engager sur la voie du repentir national et y avancer pas à pas — c’est seulement alors que l’une des générations qui viendront pourra connaître le difficile bonheur des hommes libres, qui va avec la responsabilité.

En attendant, je vois surtout de l’apitoiement sur soi-même, même chez ceux qui ne chérissent pas particulièrement ce soi-disant « régime politique », et je n’éprouve pas l’envie de hâter la venue de « l’étoile du bonheur captivant » dont parle Pouchkine. Je crains que l’on ne s’empresse encore une fois de l’émietter en diamants de pacotille comme je me souviens l’avoir vu faire. Et j’en ai bien plus peur que d’une peine de prison.

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Olga Smirnova au tribunal // Chaîne Telegram @freeolga

[…] Oui, je suis une ennemie, une ennemie déclarée. C’est héréditaire. Je n’ai pas pardonné à cette force mauvaise la condamnation de mes trois grands-oncles à dix ans de camp pour s’être moqués des plans quinquennaux dans une chanson. Un seul en est revenu en 1956. Je n’ai pas pardonné les dix ans de bûcheronnage auxquels a été condamnée la sœur de mon arrière-grand-mère du côté paternel pour avoir travaillé un premier mai dans son potager et avoir affirmé œuvrer ainsi « pour son plan quinquennal personnel ». Constatant que ce mal était de retour, j’ai estimé de mon devoir de crier « Maudit sois-tu ! ». Rire des sottises grandiloquentes, c’est aussi un trait héréditaire et, dans les listes de l’association Memorial, je suis au moins la quatrième de ma famille. Mais l’hostilité ne signifie pas que j’ai recouru à ce moyen que je méprise, la calomnie. Si la durée de la peine de prison prononcée est fonction de mon attitude et de la force de conviction de mes paroles et non pas du mode d’expression de ma position, alors les sept ans de détention que requiert l’accusation constituent selon moi une estimation digne et même flatteuse de mes efforts.

Sténogramme préparé par Ilya Tkatchenko

Traduit du russe par Bernard Marchadier

Dissidente russe, prisonnière politique de Saint-Pétersbourg. 

 

Olga Smirnova est née en 1968. Architecte de formation, elle a également fait de la peinture et de la broderie. Pendant de nombreuses années, Olga a été une militante des mouvements Solidarité et Résistance pacifique, elle a participé à des actions contre la fraude électorale et s'est exprimée en faveur des prisonniers politiques. Après l'invasion de l'Ukraine en 2022, elle a continué à protester dans la rue et a publié une chronique quotidienne sur les destructions dans les villes ukrainiennes. Elle a été arrêtée le 5 mai 2022 et condamnée par la suite à six ans de colonie pénitentiaire pour « diffusion de fausses nouvelles sur l’armée pour des raisons de haine politique ».

Notes

  1. Olga Smirnova fait allusion à certains opposants russes qui pensent que la Russie deviendra « libre et heureuse » dès la chute du régime de Poutine. [NDLR]

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