Comment la propagande soviétique puis russe a manipulé le thème de l’antisémitisme ukrainien

Desk Russie reproduit l’intervention du directeur du Centre des études juives de l’Académie Mohyla de Kyïv, prononcée lors d’une conférence co-organisée par l’université de Saint-Denis (Paris 8) et l’Académie Mohyla, les 14 et 15 novembre 2023. Son titre : « Informer, raconter, résister. Régimes de vérité dans l’Ukraine en guerre, 2022-2023 ». Leonid Finberg y évoque la propagande soviétique, puis russe, présentant les Ukrainiens comme des « collabos » jadis et des « ukronazis » aujourd’hui. Il souligne la nécessité d’élaborer un nouveau récit historique, en s’appuyant notamment sur l’ouverture récente d’archives ukrainiennes.

Dans la première moitié des années 1930, après l’arrivée au pouvoir du nazisme, les intellectuels allemands ricanaient : « Qui croirait les absurdités qu’ils racontent ? Qui croirait les absurdités de la propagande de Goebbels ? » Toutefois, au fil du temps, à mesure que la propagande gagnait en puissance et que les autres sources d’information se réduisaient, ce qui semblait au départ irréel est peu à peu devenu une réalité : la société allemande a adhéré à l’idéologie nazie. 

Nous assistons aujourd’hui à des processus similaires en Russie. Les sources d’information des Russes sont sévèrement limitées, et une propagande raciste est diffusée à la télévision, sur Internet, dans les journaux, dans les manuels scolaires, dans la littérature, dans les jeux pour enfants et adultes…

« L’histoire et la mémoire politique jouent un rôle crucial dans l’idéologie russe contemporaine, façonnant l’identité collective et la motivation pour la prise de décision politique », écrit le chercheur ukrainien Viatcheslav Likhatchev. 

Les idéologues russes ont façonné les principaux récits de leur idéologie, dans laquelle la « Grande Guerre patriotique » (comme ils appellent la Seconde Guerre mondiale) occupe une place centrale dans le culte historique officiel. L’une des composantes de cette idéologie est l’utilisation de l’Holocauste : il s’agit d’accuser tous les opposants à la Russie contemporaine d’avoir participé à l’Holocauste ou de l’avoir approuvé. Fascistes (racistes) dans l’âme, ces idéologues accusent leurs opposants de fascisme. Timothy Snyder a appelé cela le schizofascisme. 

Le mouvement de libération de l’Ukraine est présenté dans ce récit comme le principal auteur du génocide juif. C’est l’une des justifications du refus du droit à l’existence de l’Ukraine. Dans l’idéologie russe, l’Holocauste est interprété autrement que dans les pays européens. La tragédie juive y est le plus souvent passée sous silence. L’accent est davantage mis sur l’héroïsme de la résistance et sur le fait que l’Armée rouge a sauvé des Juifs de l’extermination (le rôle des autres alliés de la coalition anti-hitlérienne est laissé de côté). 

L’accent est également mis sur le fait que la principale tragédie n’a pas frappé les Juifs, mais le peuple soviétique. Les récits de l’Holocauste et du siège de Leningrad sont présentés comme des tragédies similaires, alors qu’elles sont fondamentalement différentes. L’Holocauste relevait d’une idéologie raciste, tandis que le million de morts parmi les habitants de Leningrad était dû pour beaucoup aux actions inadéquates des autorités soviétiques.

L’interprétation faite des relations entre l’Ukraine et les Juifs, qui s’inscrit dans la continuité des récits de l’ère soviétique, fait partie intégrante de ces théories russes. On insiste sur les tragédies juives de différentes périodes historiques dont les Ukrainiens seraient responsables. Ainsi, les pogroms de la guerre civile sont toujours appelés « pogroms de Petlioura ». Alors qu’au cours de ces terribles années, des pogroms étaient perpétrés par presque tous les belligérants (forces armées de Denikine, bandes éparses sans caractéristiques nationales, ou encore les bolcheviks, entre autres). Les nationalistes ukrainiens se retrouvent accusés d’avoir tué plus (ou presque plus) de Juifs ukrainiens pendant la Seconde Guerre mondiale que les nazis.

Analysant les récits de la propagande soviétique sur l’histoire juive, l’une des figures de la dissidence ukrainienne, Yevhen Sverstiuk, déclarait : « Peu de gens aujourd’hui se souviennent des Psaumes de David, mais tout le monde connaît des blagues antisémites. C’est la preuve de la plébéisation de l’homme soviétique. » 

Les récits soviétiques et russes ont également systématiquement falsifié l’histoire des tragédies ukrainiennes, en rejetant la faute sur les Juifs. Tout a été fait pour cacher la réalité des relations interethniques en Ukraine. Pendant la période soviétique, de puissantes structures idéologiques étaient à l’œuvre pour monter systématiquement les uns contre les autres. En publiant des centaines de livres, des milliers d’articles, des dizaines de documentaires. Les archives du Centre d’études juives contiennent des milliers de pièces relevant de cette littérature. Dans la Russie d’aujourd’hui, tous ces concepts se répandent puissamment. 

Pendant des décennies, la propagande soviétique, puis russe, a imputé l’extermination des Juifs non pas tant aux nazis, à Staline et à ses partisans, qu’aux nationalistes ukrainiens, tels que les hommes de Petlioura ou Bandera. Le public n’était pas censé connaître les efforts du gouvernement de Petlioura pour contrer les pogroms. Un certain nombre de pogromistes ont été fusillés sur ordre de Petlioura. Le Centre d’études juives a publié des documents d’archives qui en témoignent. Ce n’est que lorsque Petlioura n’était plus à la tête des troupes, lorsque son armée a été vaincue par les unités bolchéviques, que les pogroms se sont multipliés. Leurs organisateurs étaient des gangs, très nombreux dans ces années-là. 

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« Portrait de famille ». Caricature soviétique, début des années 1950 // Domaine public

Le Mouvement national ukrainien, dont Stepan Bandera était l’un des leaders, a également eu des composantes antisémites à certains moments, comme pratiquement tous les partis de droite en Europe à l’époque. Sans compter qu’un certain nombre de pays ont été les alliés des nazis dans cette guerre : Autriche, Hongrie, Italie… Leur implication dans le meurtre des Juifs est bien plus importante que celle des Banderistes, érigés par la propagande soviétique puis russe en symboles, voire en principaux responsables de la Shoah par balles.

Les récits soviétiques et russes ont toujours été et sont encore faux. Staline a parlé de 7 millions de victimes civiles en Union soviétique, sans mentionner que 2,5 millions de Juifs avaient été massacrés sur ces terres. C’est à cette époque que la théorie d’une victoire héroïque est née, remplaçant la vérité sur les tragédies de la guerre. 

Le Centre d’études juives de l’Académie Mohyla de Kyïv et la maison d’édition Doukh i Litera ont contré ces récits autant que possible (nous avons publié environ 150 livres). Ces livres présentent des théories modernes de l’histoire juive et des versions fiables des relations entre Ukrainiens et Juifs dans la société ukrainienne. L’emploi de nos livres est recommandé dans les lycées ukrainiens. Ils constituent des manuels de base pour les programmes de licence et de maîtrise en études juives dans les universités. 

Les versions soviétique et russe de la tragédie de Babi Yar font également partie de la falsification de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Toutes taisent la coopération entre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique dans le cadre du pacte Molotov-Ribbentrop. C’est pour cette raison que la population soviétique n’a pas été informée sur les tragédies juives en Allemagne ou dans les pays qu’elle occupait. Cela a contribué au fait que beaucoup de ceux qui sont morts dans le massacre de Babi Yar et ailleurs en Ukraine attendaient l’arrivée d’une armée allemande civilisée, au lieu de fuir vers l’est. De surcroît, Babi Yar n’a pas été le premier acte de destruction physique de milliers de Juifs lors de l’invasion nazie du territoire soviétique. Mais les autorités soviétiques ont dissimulé ces faits, et les habitants de Kyïv et de Kharkiv ont été tenus dans l’ignorance des exterminations de masse perpétrées dans les territoires occupés par les nazis. 

Après la Seconde Guerre mondiale, les médias soviétiques ont accusé les Ukrainiens de plusieurs massacres perpétrés à Babi Yar. Des Juifs, des Roms, des malades mentaux, mais aussi des nationalistes ukrainiens, avaient été tués par des unités spéciales nazies. Cependant, de nombreuses publications soviétiques et russes affirment qu’il s’agissait d’Ukrainiens ethniques. Remarquons que l’État, en Ukraine occupée, était inexistant. Les collaborationnistes, des Soviétiques, agissaient à titre individuel. Ils étaient recrutés parmi toutes les ethnies qui peuplaient l’Ukraine et parmi les prisonniers de guerre soviétiques.   

Après 1945, les autorités soviétiques ont dissimulé pendant des décennies les crimes nazis contre les Juifs. Le combat pour la mémoire de Babi Yar a duré des décennies, tout comme le combat pour la mémoire d’autres tragédies de la Seconde Guerre mondiale. Les autorités ont tenté de remplacer la vérité tragique de l’histoire par des récits sur l’héroïsme des soldats soviétiques. Au silence maintenu sur l’Holocauste s’est ajouté l’antisémitisme de l’après-guerre : campagne contre les « cosmopolites », assassinat de presque tous les membres du Comité juif antifasciste, préparation du procès des « blouses blanches », médecins juifs accusés de vouloir empoisonner la direction stalinienne. 

Les propagandistes soviétiques puis russes ont largement façonné les concepts de l’histoire de l’Holocauste et de la participation ukrainienne qui continuent d’être diffusés à travers le monde. 

Pour diverses raisons, les chercheurs d’Europe et d’Amérique ont eu peu d’occasions d’étudier le déroulement réel des événements et la participation de diverses communautés au génocide du peuple juif. Les chercheurs étrangers n’ont notamment pas eu la possibilité de travailler avec les archives de l’Union soviétique. Une grande partie des archives russes sont encore fermées aujourd’hui. 

Les médias soviétiques, et russes aujourd’hui, ont disposé de puissants réseaux de diffusion. Bien plus puissants que ceux dont disposent les universitaires et journalistes ukrainiens aujourd’hui. Il y a quelques décennies, le rapport entre voix russes et ukrainiennes était proportionnellement encore plus favorable à la Russie. Il y a de nombreuses raisons à cela. Sous la férule idéologique de la direction centrale soviétique, les sciences humaines avaient du mal à se développer. La situation a commencé à changer après l’indépendance de l’Ukraine, mais les récits fondamentaux mettent des décennies, voire des générations, à se former. 

En conséquence, les récits soviétiques, puis russes, sur l’Holocauste et la culpabilité des Ukrainiens sont aujourd’hui reproduits dans le monde entier, bien au-delà de la Russie. L’attention portée à ces questions par les communautés juives et Israël est compréhensible. Mais ces communautés, ainsi que les autres chercheurs sur l’histoire du XXe siècle en Europe de l’Est, sont largement tributaires des récits soviétiques et russes qui se sont installés.

Les universités du monde entier comptent des centaines de départements d’études slaves, de facto des études russes, dont le personnel est composé d’universitaires qui reprennent les récits russes. Nombre de ces centres ont été créés et fonctionnent grâce à des soutiens financiers russes. Les stéréotypes de la propagande sont souvent reproduits même par des universitaires qui sont des ennemis déclarés de l’idéologie communiste ou de la Russie de Poutine. Il leur est également difficile de se débarrasser de concepts formés (falsifiés) au fil des années et des décennies dans la Russie totalitaire (stalinienne), puis autoritaire et aujourd’hui à nouveau totalitaire (poutinienne).

Des chercheurs contemporains soulignent que la propagande d’aujourd’hui, amplifiée par la puissance des médias de masse et des réseaux sociaux, est beaucoup plus forte que la capacité de l’individu à y résister. Les scientifiques affirment que seuls 20 % des gens sont capables de résister. Les autres répètent les clichés de la propagande. Certains Ukrainiens ont pris part aux crimes de l’Allemagne nazie, mais leur rôle, tant dans la propagande russe que dans les déclarations fréquentes de dirigeants israéliens ainsi que de personnalités politiques et d’universitaires d’autres pays, est dans la plupart des cas exagéré.

Il y a également eu de nombreux cas de sauvetage de Juifs en Ukraine, dont le monde sait très peu de choses. Nous avons des milliers de témoignages à ce sujet et nous essayons d’en parler du mieux que nous le pouvons. Le monde ne connaît pas les faits relatifs au sauvetage de centaines d’enfants dans des monastères gréco-catholiques. Nous avons publié un livre à ce sujet, qui a été également traité dans d’autres ouvrages et des documentaires. J’espère que nous parviendrons à faire mieux connaître cette histoire.

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Portrait de Stepan Bandera à l’entrée du Conseil municipal de Kyïv transformé en quartier général de la Révolution de la dignité en janvier 2014 // CC BY-SA 2.0

Chaque pays a ses propres images de la Seconde Guerre mondiale. Nous savons comment les Polonais interprètent ces événements, comment les Britanniques, les Français et les Russes les interprètent. Même à un niveau très général, il est clair qu’il s’agit de versions complètement différentes et qu’il est presque impossible de les rassembler de manière intégrée, à la recherche d’un consensus. Pendant la période soviétique, l’Ukraine n’a pas eu la possibilité de créer sa propre image de cette guerre. Ce n’est qu’au moment de l’indépendance qu’elle a commencé à se former. Ce processus ne se déroule pas rapidement, et il est très difficile de le faire avancer, car les archives ont été ouvertes récemment, les chercheurs en histoire nationale y ont désormais accès, ainsi qu’à la somme des études occidentales. La chose la plus difficile pour nous est de surmonter les stéréotypes soviétiques, notamment parce que nous avons longtemps fait partie du monde soviétique.

Comment lutter contre les stéréotypes anti-ukrainiens ? Tout d’abord, nous devons comprendre qu’il y a un problème. C’est un problème qui ne peut être résolu rapidement et qui nécessite une action ciblée de la part des scientifiques, des hommes politiques et des citoyens. Il fut un temps où l’un des chefs de file des dissidents ukrainiens, aujourd’hui vice-recteur de l’université catholique ukrainienne de Lviv, Myroslav Marynovytch, exprimait l’opinion suivante : « Seule une Ukraine démocratique et forte sera en mesure de surmonter les mythes soviétiques (russes) de l’histoire, y compris dans ses relations avec ses communautés nationales, dont la communauté juive. Les Ukrainiens et les Juifs parcourent ce chemin ensemble depuis plusieurs décennies, mais le chemin reste encore long. »

Nous avons besoin de conférences universitaires visant à découvrir la vérité sur les événements de l’histoire récente. Nous avons besoin d’un programme complet qui inclura la participation d’universitaires libéraux démocratiques du monde entier, afin de développer des concepts adéquats sur ces événements. Nous avons besoin d’un programme médiatique ciblé dans différentes langues pour diffuser des informations véridiques et réfuter les falsifications soviétiques et russes. J’espère qu’après la victoire, la société ukrainienne sera en mesure d’accorder plus d’attention à ce sujet. 

Texte légèrement abrégé et traduit de l’ukrainien par Desk Russie

Leonid Finberg est un sociologue et expert culturel ukrainien, éditeur de nombreux ouvrages, organisateur d'expositions, animateur de débats télévisés. Il est directeur du Centre de recherche sur l'histoire et la culture des Juifs d'Europe de l'Est et rédacteur en chef de la maison d'édition Doukh i Litera de l'Académie Mohyla de Kyïv.

Diplômé en 1972 de l'Institut polytechnique de Kyïv, il a travaillé comme ingénieur. À la fin des années 1980, il a rejoint le conseil de rédaction de la revue Filosofs'ka ta sotsiolohichna dumka (Pensée philosophique et sociologique) et organise depuis lors une série d'enquêtes sociologiques spécialisées.

Leonid Finberg est l'auteur d'une étude samizdat sur la culture juridique de la société soviétique telle qu'elle se reflète dans le débat populaire sur la « Constitution Brejnev » de 1977. En 1995, il a été professeur invité à l'université de Genève où il a enseigné les problèmes sociaux et économiques de l'Ukraine post-communiste et l'histoire politique ukrainienne du XXe siècle. En 1997-2000, il a donné un cours de civilisation juive aux étudiants en maîtrise de l'Académie Mohyla de Kyïv.

Leonid Finberg s'intéresse principalement à l'histoire et à la culture juives de l'Ukraine, à la société ukrainienne du XXe siècle, au monde post-totalitaire et aux problèmes et défis sociaux contemporains.

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