La guerre en Ukraine et les défis de la décolonisation

Les universitaires occidentaux ont leur part de responsabilité dans la diffusion de l’idéologie impériale russe, affirme ici le politologue ukrainien Mykola Riabtchouk. Car les études slavisantes ont longtemps été centrées sur la Russie et sa vision du monde. Il est temps de se débarrasser des stéréotypes sur la Russie, l’Ukraine et leurs relations à travers l’histoire. Potentiellement, cela peut aussi promouvoir la cause ukrainienne dans le Sud global qui perçoit toujours la Russie comme le successeur de l’Union soviétique et donc comme le porte-drapeau proclamé de l’anticolonialisme.

La guerre russe contre l’Ukraine a déclenché un vaste débat sur ses raisons, ses fondements idéologiques et le rôle des intellectuels occidentaux dans le développement, la promotion ou la diffusion de l’idéologie impériale russe. Dans la plupart des cas, ce rôle n’était ni actif ni délibéré, mais, comme le fait remarquer avec justesse un universitaire ukrainien et canadien, « sans soutenir ou approuver explicitement le régime russe, des universitaires et des gouvernements ont joué le rôle classique de facilitateurs : ils ont créé, autorisé et/ou soutenu un cadre dans lequel les actions de la Russie ont été considérées comme légitimes ou au moins acceptables et tolérables ». Le discours académique dominant a contribué à assurer le gouvernement russe de son impunité et à l’encourager dans sa démarche politique agressive et violente. Les Occidentaux qui ont écrit sur l’Ukraine avec un parti pris suprématiste (« orientaliste ») et/ou par pure incompétence ont pour partie jeté les bases de nombreuses déclarations de Poutine qui ont finalement abouti à une pratique génocidaire.

C’est cette pratique (et l’indignation populaire qu’elle a provoquée) qui a forcé les intellectuels occidentaux à jeter un regard plus critique, bien que tardif, sur les justifications idéologiques — quasi-historiques, pseudo-ethnologiques et géopolitiques — promues par le régime de Poutine pendant des années mais qui n’ont jamais suscité de répudiation sérieuse de la part des universitaires ou des hommes politiques occidentaux. L’attitude des personnalités politiques pourrait simplement s’inscrire dans la logique du mémo secret britannique de 1933 : ne pas gâcher des relations fructueuses avec Moscou pour des questions mineures telles qu’une famine génocidaire en Ukraine1. Mais la non-réponse des intellectuels révèle un problème plus grave : les arguments du Kremlin ne contredisent apparemment pas les prémisses du « réalisme politique » dominant en Occident, pas plus qu’ils ne vont à l’encontre des principales hypothèses du « savoir impérial » russe, internalisé au niveau international comme une vérité scientifique et une sagesse commune.

Au cœur de ce « réalisme » se trouve une croyance raciste selon laquelle certaines nations sont supérieures à d’autres et ont donc droit à divers privilèges (comme une « sphère d’influence légitime »), tandis que les nations plus petites, « non historiques », n’ont ni autonomie ni dignité propres et doivent être subordonnées (et parfois sacrifiées) aux grands maîtres dans l’intérêt de la stabilité et du « progrès ». C’est pourquoi les « préoccupations sécuritaires » imaginaires (et largement hypocrites) de la Russie ont été prises plus au sérieux que les préoccupations tout à fait réelles et raisonnables de ses voisins ; c’est pourquoi plus de cent ans de propriété douteuse russe de la Crimée ont complètement effacé un demi-millénaire d’existence étatique antérieure des Tatars de Crimée dans la péninsule (sans parler de leurs déportations génocidaires par les colonisateurs russes) ; et c’est aussi pourquoi tant d’experts et d’intellectuels de la société civile et de l’économie privée sont toujours plus préoccupés par le fait de « ménager la face de Poutine » et de lui éviter l’« humiliation » que de le traduire en justice pour les crimes d’agression et de génocide.

Le « réalisme politique » occidental correspond parfaitement au « savoir impérial » russe dans la mesure où ce dernier s’appuie également sur la hiérarchie raciste des nations «historiques/non historiques », « plus importantes » et « moins importantes », « objectivement » habilitées à dominer et, à l’inverse, assignées à la subordination. Les mythes historiques russes sur la « Russie kiévienne » et la continuité politique entre Kyïv et Moscou, sur le caractère artificiel et secondaire de l’Ukraine par rapport à la Russie prétendument éternelle, ou sur l’affinité primordiale de l’Ukraine avec la Russie, au point de lui être presque identique, résonnaient parfaitement avec l’hypothèse réaliste de la supériorité géopolitique de la Russie et de l’infériorité de ses satellites. Il n’était pas nécessaire de remettre en question le « savoir impérial » puisqu’il assurait la « stabilité », tandis que toute remise en question de ses prémisses impliquait la probabilité de bifurcations politiques.

Ce statu quo douteux aurait pu durer éternellement si Poutine n’avait pas surjoué et n’avait pas lancé une invasion totale — au lieu de nouvelles manipulations hybrides en Ukraine, appelées par euphémisme en Occident « crise ukrainienne ». Le réveil de l’Occident est arrivé trop tard et au prix fort, du moins pour les Ukrainiens. L’ensemble du système international — sécurité, commerce, relations diplomatiques, échanges culturels, etc. — fut profondément bouleversé. Les institutions de la recherche internationale (qui est en général la recherche occidentale) ne pouvaient plus ignorer la nouvelle situation, qui a été largement favorisée par les lacunes de la connaissance sur la Russie et l’Ukraine et, plus généralement, par les problèmes structurels globaux de la production de connaissances.

« Lorsque l’on observe la construction intellectuelle du monde du point de vue d’un collège américain ou d’une université britannique, écrit un auteur ukrainien et canadien, une image très impériale de la réalité émerge, où l’on peut clairement voir les anciens centres impériaux et la périphérie, les provinces […]. En réalité, les empires n’ont pas disparu mais continuent d’exister dans la géographie mentale. Après tout, les empires du XIXe siècle n’étaient pas seulement des conquêtes et des prises de territoires, mais aussi des métropoles impériales, ces grands centres de culture et de savoir dotés de merveilleuses universités et académies des sciences. » Et le système de production du savoir reste pratiquement le même dans la mesure où « les structures académiques [et pas seulement académiques, NDA] reproduisent les configurations de pouvoir, d’influence et de domination déjà présentes dans les relations internationales ».

Il reste à voir si le système peut être remis en question de manière substantielle. Mais la décolonisation est un enjeu majeur, du moins en tant que slogan. La récente conférence de l’ASEEES (Association for Slavic, East European, and Eurasian Studies) en a fait son objectif principal : « L’invasion massive de l’Ukraine par la Russie a suscité de nombreux appels à la réévaluation et à la transformation des relations de pouvoir et de hiérarchie russo-centrées, à la fois dans la région et dans la manière dont nous l’étudions ». La guerre russe en Ukraine, comme l’a fait remarquer l’un des participants, a « poussé à comprendre l’empire et le colonialisme comme jamais auparavant… Auparavant, il ne s’agissait que de discussions académiques, mais aujourd’hui, des gens meurent à cause de cela. »

La reconnaissance progressive du fait que la guerre en cours n’est pas une question de territoire, de ressources et de pure conquête coloniale, comme l’affirment fermement les réalistes politiques, est primordiale dans ce nouveau débat. Il ne s’agit pas non plus de la « menace » perçue de l’OTAN et des prétendues « préoccupations sécuritaires », qui sont tout à fait éphémères pour le pays qui possède le deuxième plus grand arsenal nucléaire au monde. Il ne s’agit même pas de la survie du régime et de la nécessité de serrer la vis et de mobiliser la population contre la menace extérieure inventée, ou de supprimer la « maladie » démocratique dans le voisinage et d’empêcher qu’elle ne se propage en Russie.

Il s’agit d’une « guerre culturelle », d’une guerre sur l’histoire et l’identité, ce qui ne correspond pas à la théorie des réalistes politiques qui croient que les relations internationales sont avant tout une question d’accumulation de pouvoir et de richesse et de renforcement de la sécurité. Ils ont peu ou pas d’expertise professionnelle sur l’Ukraine ou la Russie, mais ils prodiguent abondamment des conseils sur la manière de mettre fin à la guerre et de parvenir à une « solution négociée ». Ils sont persuadés que tous les acteurs politiques sont rationnels et capables de faire des compromis, et ne peuvent tout simplement pas supposer que certains dirigeants puissent être irrationnels et paranoïaques. Comme l’écrit Igor Torbakov, « c’est sans précédent au XXIe siècle : un leader politique délirant qui cherche à poursuivre sa vision nationaliste utopique basée sur la notion primordialiste désuète de nation, depuis longtemps rejetée par les universitaires ».

Mais pour les universitaires ukrainiens qui connaissent beaucoup mieux l’histoire de la Russie que leurs homologues internationaux, et qui ne croient donc pas aux mythes russes sur la « Russie kiévienne » et l’« État russe millénaire », les racines culturelles/identitaires de la guerre sont tout simplement évidentes. Elles résident dans une profonde incompatibilité entre l’identité impériale russe et l’identité nationale ukrainienne : l’Ukraine indépendante, l’Ukraine en dehors de la Russie ébranle fondamentalement l’ensemble de la vision russe du monde et de la perception « ruś-sienne » de soi ; l’absence de l’Ukraine crée un énorme trou noir, une plaie ouverte au centre même de l’identité impériale russe et de l’imaginaire impérial. 

Peu après l’indépendance de l’Ukraine en 1991, le professeur Oleh Ilnytzkyj affirmait avec perspicacité que « l’Ukraine, par son existence politique même et par sa recherche intensive de l’âme nationale, soulève des doutes quant aux revendications exclusives de la Russie sur des périodes historiques spécifiques (par exemple, Kyivan Ruś [la Russie kiévienne ou Rous’, NDLR]), ainsi que sur des figures culturelles individuelles… » L’Ukraine semble remettre en question l’idée que la Russie se fait d’elle-même et qui, dans l’ensemble, se définit par rapport à cette terre, à sa culture et à son histoire2.

Cela ne signifie pas qu’une guerre totale, dépassant largement le champ discursif, était inévitable ou que tous les autres facteurs n’ont pas joué un rôle. Maria Mälksoo les a récemment énumérés, tout en soulignant que le facteur culturel/identitaire était le plus important : « L’invasion complète de l’Ukraine par la Russie représente beaucoup de choses à la fois : une guerre d’agression, une tentative de nouvelle conquête territoriale après l’annexion de la Crimée en 2014 et la lutte de huit ans pour le Donbass, mais également la démarche d’un État ontologiquement anxieux dont les dirigeants semblent obsédés par l’idée d’être une grande puissance en consolidant l’idée d’un “mir” (monde) russe par une violence impitoyable et des mensonges surpassant l’imagination dystopique de George Orwell. Plus important encore, il s’agit d’une guerre impériale dans le monde des États-nations, étayée par le refus ouvert de la Russie de reconnaître la souveraineté politique de l’Ukraine et le droit des Ukrainiens à exister en tant que nation indépendante. Les logiques incompatibles de la souveraineté (celle de l’Ukraine) et de l’impérialisme (celui de la Russie) s’affrontent dans ce conflit. »3

La reconnaissance des racines culturelles/identitaires de la guerre conduit à examiner de plus près la mythologie sous-jacente qui sous-tend l’identité impériale russe et la rend particulièrement incompatible avec l’existence même d’une Ukraine indépendante. La déconstruction de cette mythologie a pris de l’ampleur en Ukraine en 2014 et a culminé avec une purge totale de tout ce qui est impérial en 2022. En Occident, une telle révision est une tâche plus compliquée car elle se heurte aux intérêts particuliers de nombreux « russisants » qui dominent les études slaves, va à l’encontre du « réalisme » cynique de nombreux hommes politiques, sans parler des hommes d’affaires, et perdure dans les clichés mentaux et la « sagesse commune » du grand public accumulés et solidifiés au fil des siècles.

En 1995, Mark von Hagen s’est penché sur les implications du nouvel ordre politique pour le monde universitaire occidental : « Tout comme le système politique international doit maintenant s’adapter aux souverainetés nouvellement revendiquées par les nations d’Europe centrale et orientale, les universitaires extérieurs à la région devront eux aussi restaurer la légitimité historique et intellectuelle de leurs objets d’étude… Tout cela ne signifie pas qu’il faille créer partout des chaires d’histoire ukrainienne, tout comme il est irréaliste de penser que l’histoire lituanienne, estonienne ou kazakhe sera désormais proposée partout. Mais, au minimum, cela pourrait signifier qu’à l’avenir, les départements offrant des postes en histoire de la Russie et de l’Europe de l’Est pourraient très bien insister sur la connaissance de l’histoire de plus d’un peuple de l’empire russe, et sur les problèmes intellectuels et méthodologiques de l’enseignement de l’histoire de l’empire. »

Cela ne remettait en cause qu’implicitement la domination omniprésente du russocentrisme dans les études régionales. Aujourd’hui, l’agenda d’une décolonisation complète est formulé avec plus de force. « La guerre est vraiment un événement qui a bouleversé le monde et le monde universitaire — en tant que partie de ce monde — a été secoué, conclut Edward Schatz, directeur du Centre d’études européennes, russes et eurasiennes (CERES) à l’université de Toronto. J’ai l’impression qu’il est impossible de faire les choses comme nous les avons toujours faites. Quelque chose doit changer. La question est de savoir dans quelle mesure et selon quelles modalités. » Les propositions envisagent non seulement des programmes révisés, un réexamen critique des sources russes et une représentation plus large des alternatives non russes, mais aussi des changements structurels plus fondamentaux :

« La décolonisation doit commencer par la langue. La décolonisation structurelle des récits est tout aussi importante… Jusqu’à présent, quelle que soit l’opinion d’une personne, sa pensée structurelle, pour une raison ou une autre, reste constante et s’inscrit souvent parfaitement dans la logique de Poutine… Cela révèle le problème de comprendre comment nous racontons une histoire, comment nous travaillons (mal) avec un langage qui a été emprunté au dix-neuvième siècle… Regardez les récits historiques : ce sont des récits nationalisants. Ils russifient non pas en raison d’une intention malveillante, mais parce que la Russie y est présentée comme quelque chose d’« ancien », quelque chose qui constitue la base systémique de la narration. Cette perception naturelle de la Russie doit être déconstruite… Tous les concepts que nous tenons pour acquis doivent être reconsidérés. C’est pourquoi de nouveaux récits sont nécessaires… Si nous ne brisons pas les fondements structurels de la reproduction de ces récits, de ces modèles d’organisation de la discipline et de formation des étudiants diplômés, nous ne changerons malheureusement rien. »

Les intervenants à la discussion au CERES rappellent à juste titre que ce n’est pas seulement le domaine de l’histoire ou de la culture et de la littérature qui doit être révisé, mais aussi celui des sciences politiques et, en particulier, des relations internationales, véritable nid de « réalistes politiques » qui combinent habilement la condamnation explicite de l’agression russe et sa justification implicite par divers appels et arguments visant à « comprendre Poutine ». En effet, comme l’observe Maria Mälksoo, « la guerre en Ukraine confronte la discipline des relations internationales à un moment postcolonial difficile. Elle appelle les RI à affronter systématiquement les tensions entre un ordre impérial et un ordre d’État-nation dans sa périphérie est-européenne longtemps négligée. Elle oblige également la discipline à sonder le poids moral que représente le fait de demander à un autre État de servir de zone tampon. »

Deux autres aspects du programme de décolonisation vont au-delà des études ukrainiennes et des politiques liées à l’Ukraine. L’un d’eux nous rappelle que l’Ukraine n’est pas la seule victime du « savoir impérial » russe et de sa domination mondiale, même si elle occupe vraiment un rôle central dans le mythe impérial russe. Toutes les formes de dépendance de la Russie méritent un examen postcolonial, quelles que soient les différentes formes d’assujettissement — soit par la conquête pure et simple, soit par l’installation de colons, soit même par les appropriations dynastiques (la coercition ou la menace de coercition a toujours été présente derrière chacune de ces formes et leurs diverses combinaisons). C’est particulièrement vrai pour les populations indigènes du Caucase, d’Asie centrale, de Sibérie et du Grand Nord qui occupaient les places les plus basses dans la hiérarchie ethnique impériale et souffraient non seulement du suprémacisme russe (dans la mesure où le peuple russe était considéré comme le plus « progressiste » sous les Soviets, et comme le « peuple théophore » — народ-богоносец — sous les tsars), mais aussi du racisme le plus banal et le plus omniprésent. Comme le souligne l’autrice kazakhe Botakoz Kassymbekova, les travaux d’érudition provenant de ces régions « ont souvent du mal à se faire entendre en Occident en raison des hiérarchies de pouvoir dans la production du savoir. […] Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, les décideurs politiques occidentaux considèrent que la Russie renforce les droits souverains des ex-colonies, en particulier en Asie centrale… Les militants du Sud global, eux aussi, considèrent toujours l’Union soviétique comme une puissance anti-occidentale et anticapitaliste. » [et ne se sentent pas solidaires des populations défavorisées du « Sud soviétique »].

Un autre aspect du programme de décolonisation en cours concerne l’Occident lui-même — sa propre tradition d’« orientalisme » et ce que l’on définit aujourd’hui comme le « Westplaining » : une tendance à « expliquer la situation en Ukraine et en Europe de l’Est, souvent en ignorant les voix de la région, en traitant celle-ci comme un objet plutôt que comme un sujet de l’histoire, ou en prétendant comprendre parfaitement la logique et les motivations de la Russie ». Certains chercheurs expriment ouvertement leur scepticisme à l’égard des initiatives de « décolonisation » qui « trouvent leur origine dans des centres impériaux privilégiés ayant une longue histoire d’entreprises coloniales », à moins que les « structures et cadres qui façonnent le sous-domaine multidisciplinaire des études régionales » ne soient fondamentalement modifiés. Andriy Zayarniuk mentionne l’« Eurasie » comme l’un des concepts qui confère des connotations particulières à tout ce qui se trouve sous son bouclier, quelles que soient les intentions des chercheurs : « Sculpté autour de la Russie, l’espace sera dominé par la Russie, tout comme l’ont été le Comecon ou l’« Union eurasienne » de Poutine. »

Selon Zayarniuk, « lorsqu’il s’agit de la géographie de la production de connaissances, la “décolonisation” de sa propre histoire et de sa propre culture devrait être laissée à l’Ukraine, mais elle devrait également s’accompagner de la “désimperialisation” de l’optique impériale du monde universitaire occidental. La première étape simple pourrait consister à reconnaître l’existence et la légitimité des études ukrainiennes, y compris de l’histoire ukrainienne. La culture ukrainienne était tout aussi réelle et riche il y a un siècle qu’elle l’est aujourd’hui. Pour identifier les tendances de cette culture et porter des jugements à son sujet, il faut d’abord la maîtriser. C’est un domaine qui exige des compétences linguistiques et des connaissances spécifiques. Un doctorat en histoire russe ne doit pas être considéré comme un titre d’expertise sur l’Ukraine. La communauté scientifique doit enfin se rendre compte que le centre des études ukrainiennes se trouve désormais en Ukraine. Les voix des experts ukrainiens doivent être entendues et respectées, au lieu d’être ignorées ou ridiculisées. Enfin, les historiens ukrainiens qui ont eux-mêmes participé à la diabolisation de l’Ukraine et de l’identité ukrainienne doivent reconnaître leur responsabilité morale dans la guerre, la mort et la souffrance des Ukrainiens et réexaminer leurs priorités, leurs agendas, leur empathie et leurs approches au sein de la discipline. »

Le débat sur la décolonisation élucide l’essence coloniale de la guerre russo-ukrainienne en cours et aide les Occidentaux à se débarrasser progressivement du « savoir impérial » avec tous ses stéréotypes sur la Russie, l’Ukraine et leurs relations historiques. Potentiellement, cela peut aussi promouvoir la cause ukrainienne dans le Sud global qui perçoit toujours la Russie comme le successeur de l’Union soviétique et donc comme le porte-drapeau de l’anti-impérialisme et de l’anticolonialisme. Aveuglés par des sentiments anti-occidentaux, en particulier anti-américains, ces peuples ne reconnaissent pas que l’Ukraine est victime du même type de colonialisme génocidaire qui les a tourmentés au cours des siècles passés et qui a acquis encore plus de pouvoir aujourd’hui grâce à des armes beaucoup plus puissantes et à une propagande beaucoup plus éhontée. Le débat pourrait également contribuer au domaine général des études postcoloniales qui ont longtemps exclu les Européens de l’Est (ainsi que d’autres nations subalternes de la Russie) de leur champ de vision, mais qui pourraient enfin reconnaître que la subjugation, l’exclusion, le suprémacisme et même l’extermination de nature coloniale ne sont pas nécessairement fondés sur la race ni pratiqués exclusivement à l’étranger.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

À lire également : 

Mykola Riabtchouk est directeur de recherche à l'Institut d'études politiques et des nationalités de l'Académie des sciences d'Ukraine et maître de conférences à l'université de Varsovie. Il a beaucoup écrit sur la société civile, la construction de l'État-nation, l'identité nationale et la transition postcommuniste. L’un de ses livres a été traduit en français : De la « Petite-Russie » à l'Ukraine, Paris, L'Harmattan, 2003.

Notes

  1. « La vérité est, bien sûr, que nous disposons d’un certain nombre d’informations sur les conditions de la famine dans le sud de la Russie (sic), semblables à celles qui ont été publiées dans la presse… Nous ne voulons cependant pas les rendre publiques, car le gouvernement soviétique en serait mécontent et nos relations avec lui en seraient affectées. » Cité dans M.Carynnyk, L.Luciuk, and B.Kordan (eds.), The Foreign Office and the Famine: British Documents on Ukraine and the Great Famine of 1932-1933 (Kingston: Limestone Press, 1988), p. 397.
  2. Oleh S. Ilnytzkyj, Russian and Ukrainian Studies and the New World Order. Canadian Slavonic Papers 34:4 (1992) 445-6.
  3. Maria Mälksoo, “The Postcolonial Moment in Russia’s War Against Ukraine”. Journal of Genocide Research, 2022, DOI: 10.1080/14623528.2022.2074947. La ferveur quasi religieuse de la Russie dans sa guerre actuelle contre l’Ukraine, explique-t-elle encore, « témoigne de la négation de l’authenticité de la nation, de la culture, de l’histoire et de l’État ukrainiens, d’une part, et révèle le vide ontologique de la nation russe, le fait que toute identité d’État russe politiquement significative n’est perçue comme viable que lorsqu’elle est liée à l’empire, d’autre part. Le destin politique de l’Ukraine apparaît donc comme le test ultime de la marque de nationalisme impérial de la Russie : l’État et la nation russes ont été conçus comme impériaux et doivent être continuellement contrôlés, défendus et étayés en tant que tels ».

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