Leonid Finberg, promoteur de la démocratie et de la culture juive en Ukraine

Propos recueillis par Clarisse Brossard

Dans le domaine de l’édition en Ukraine, Leonid Finberg est une personnalité essentielle. Les Ukrainiens lui doivent des traductions de philosophes, de sociologues, d’historiens, d’écrivains du monde entier. On peut dire que la jeune génération des intellectuels et des politiciens ukrainiens est passée par « l’école de Finberg » qui promeut les valeurs de la démocratie et fait découvrir aux Ukrainiens l’histoire vraie de l’URSS, mais aussi la culture yiddish, jadis florissante en Ukraine.

Vous êtes une figure incontournable du monde de l’édition en Ukraine. Aux côtés de Constantin Sigov, vous codirigez Doukh i Litera (ce qui se traduit par « L’Esprit et la lettre »), la principale maison d’édition d’Ukraine dans le domaine des sciences humaines. Votre catalogue évoque une « bibliothèque idéale » de l’intellectuel. Pourriez-vous raconter comment Doukh i Litera est né et ce qui a guidé vos choix de publication ?

La maison d’édition a été créée il y a 32 ans par Constantin Sigov, mon ami de longue date. Après avoir vécu quelques années en France où il avait étudié et enseigné, il était revenu à Kyïv avec l’idée de créer une maison d’édition. Au début, il s’agissait d’un laboratoire franco-ukrainien à l’Académie Mohyla de Kyïv1. C’était l’époque où l’on voyait émerger en Ukraine toutes sortes de structures issues de la société civile. De mon côté, j’étais occupé à créer un centre d’études juives, ce qui n’était pas une mince affaire : les gens qui connaissaient l’hébreu ou le yiddish étaient tous déjà morts ou avaient émigré, il n’y avait aucun enseignant… Constantin m’a proposé de collaborer avec lui pour développer son centre et publier des livres. Après quelques hésitations, j’ai fini par accepter. Petit à petit, j’ai commencé à m’occuper des questions éditoriales.

Au début, c’est Constantin qui fixait le cap éditorial. Nous éditions de petites brochures. Il n’y avait pas encore de traducteurs qualifiés. J’aurais honte maintenant de vous montrer ces livres du début. C’était extrêmement modeste par rapport à ce que nous faisons maintenant.

Progressivement, j’ai commencé à chercher ma propre voie, en publiant des livres sur l’histoire et la culture juives. À cette époque, notre maison d’édition éditait une dizaine de livres par an, alors qu’aujourd’hui, nous en publions entre 50 et 60. Avec le temps, le Centre Judaïca que j’avais créé est devenu un centre universitaire au sein de l’Académie Mohyla. Nous avons plusieurs dizaines de collaborateurs. Les ouvrages sur le monde juif représentent un tiers des publications du centre, les deux autres tiers sont des livres relevant des Humanités en général, des livres « libéraux et démocratiques ».

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Présentation des publications de la maison d’édition Doukh i Litera à la bibliothèque universitaire de l’Université Paris 8 dans le cadre du colloque « Informer, raconter, résister » organisé par l’Université Paris 8 et l’Académie Mohyla de Kyïv les 14 et 15 novembre 2023. 
Photo : Clarisse Brossard

Pourriez-vous parler un peu plus de ce deuxième type de livres en expliquant ce que vous entendez par des livres « libéraux et démocratiques » ?

Je suis une personne attachée aux valeurs de liberté et de démocratie, aussi je me suis toujours intéressé à l’histoire de la dissidence soviétique. Après la chute de l’URSS, l’idée pour nous était de publier des livres qui initient la société ukrainienne à certains principes de la démocratie et aux fondements des droits de l’Homme, par exemple par le droit ou la philosophie. Dans cet esprit, nous avons créé une collection que nous avons appelée « Biblioteka sprotivou, biblioteka nadiï » ( « Bibliothèque de la résistance, bibliothèque de l’espoir »).

En 2014, lorsque la guerre a commencé, il était essentiel de trouver des livres qui nous aideraient à comprendre ce que nous vivions. J’ai demandé à mes amis philosophes, critiques littéraires, historiens ce qu’ils pourraient me suggérer, chacun dans son domaine. Dans cette collection, nous avons publié plus d’une vingtaine de livres, des ouvrages aussi variés que La fin de l’homme rouge de Svetlana Aleksievitch, des essais de Serhiï Yefremov (un intellectuel ukrainien majeur des années 1920), une histoire du mouvement polonais Solidarność, l’ouvrage Vidvaha i strakh (Courage et terreur) d’Oleksandra Hnatiouk2, ou encore Eichmann à Jérusalem d’Hannah Arendt.

Une autre collection essentielle s’appelle « Postati koultoury » ( « Figures de la culture ») dans laquelle nous avons plus de 30 livres publiés et une dizaine en préparation. Il s’agit de biographies des figures majeures de la culture ukrainienne, des personnalités connues comme Hryhori Skovoroda ou Taras Chevtchenko, et d’autres dont le grand public ukrainien sait peu de choses : Mykola Zerov, Oleksandr Arkhipenko, des artistes du début du XXe siècle, des architectes, de grands acteurs de théâtre. C’est une planète entière ! J’ai créé cette série avec mon ami et collaborateur Oleksi Sintchenko qui est maintenant à la guerre.

La dissidence est un thème qui nous tient à cœur. Nous avons édité un certain nombre de livres sur l’histoire des dissidents. Je comprenais que mes enfants ne s’y intéresseraient pas autant que moi, qu’ils vivaient une autre vie que celle de ma génération. C’est pourquoi, avec Dmytro Stous, le fils de Vassyl Stous3, et mon collaborateur Oleksi Sintchenko, nous avons décidé de rassembler des textes de dissidents et d’en faire une anthologie. Elle a ensuite été traduite en anglais.

Pour que les archives de cette époque ne disparaissent pas, nous avons récemment créé un centre de collecte des archives et d’étude de l’héritage de la dissidence. En Ukraine, presque personne ne connaît l’existence de ces archives. Par ailleurs, à l’extérieur de l’Ukraine, on ne sait presque rien de la dissidence ukrainienne, qui a pourtant été l’un des mouvements les plus importants en Europe de l’Est.

En tant qu’éditeur, comment la guerre a-t-elle influencé votre travail ? Quel est le rôle de la littérature et de la lecture dans un pays en guerre ?

Nous avons publié deux livres de très petits formats pour les militaires, deux recueils de poésie : l’un de Taras Chevtchenko, l’autre de Vassyl Stous. Quand on est à la guerre, on n’arrive pas à lire des choses longues, c’est pourquoi nous avons choisi la poésie. En fait, je me suis souvenu de Chevtchenko qui transportait des cahiers de petite taille dans ses bottes4. Et j’ai aussi pensé à l’époque de la dissidence en Ukraine : on se donnait des livres en tout petit format pour qu’ils puissent passer la douane. Pour ces recueils, nous avons fait un tirage de 5 000 exemplaires — ce qui est un tirage important pour l’Ukraine, habituellement, nous publions nos livres à 1 000 exemplaires — et nous les distribuons gratuitement aux hôpitaux militaires, aux unités militaires, aux volontaires, aux aumôniers, etc… Nous avons reçu de nombreux remerciements et des photos des militaires en train de lire les poèmes, mais le témoignage le plus touchant nous a été envoyé de Bakhmout, c’est-à-dire du cœur des combats.

Mais ces recueils de poésie, ce n’est pas tout ce que nous faisons pour les militaires. Nous avons traduit de l’anglais et publié l’ouvrage de Williamson Murray et Allan R. Millett A War To Be Won. Fighting the Second World War, une somme historique colossale sur la Seconde Guerre mondiale que nous avons remise au haut commandement militaire de l’Ukraine. Il s’agit du premier livre sur la Seconde Guerre mondiale publié en Ukraine. Jusqu’à présent, en Ukraine soviétique, on n’avait publié des livres que sur la guerre germano-soviétique, c’est-à-dire seulement sur les années 1941-1945. Rien d’autre n’existait : personne ne savait ce qui s’était passé sur les autres fronts, où des millions d’Américains et de Français avaient participé aux combats. On comprend mieux pourquoi ces livres sont très demandés par nos militaires.

Aussi étrange que cela puisse paraître, la guerre, cette guerre dure et brutale qui se déroule dans le sud et l’est du pays, touche relativement peu des villes comme Lviv, Kyïv, Oujgorod, Tchernivtsi, où l’on peut vivre une vie plus ou moins paisible malgré les bombardements périodiques. Le nombre de livres que nous publions n’a pas diminué. Le nombre de livres achetés a diminué, mais pas de manière significative.

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Quelques couvertures des éditions Doukh i Litera

En tant que directeur du Centre Judaïca de Kyïv, pourriez-vous nous parler des activités de ce centre et de la situation des études juives en Ukraine en général ? Que reste-t-il du patrimoine juif et yiddish en Ukraine et comment le protéger ?

Dans le domaine de la littérature juive, Doukh i Litera a publié plus de 90 % des livres sur ce thème en Ukraine. Depuis notre création, nous avons publié environ 150 livres, en particulier au cours des 20 dernières années. Nous sommes arrivés à ce résultat très progressivement. En URSS, nous vivions dans un pays où ce genre de livres n’existait pas du tout. Il y a 20 ans, il n’y avait pas de spécialistes ukrainiens sur ce sujet, ce qui a bien changé depuis. Donc nous avons traduit. À commencer par les 1 000 pages du Oxford Handbook of Jewish Studies. Ce fut un travail de longue haleine mais cela a posé les bases pour tous ceux qui s’intéressaient à l’histoire et à la culture juives.

Depuis ces débuts, nous avons publié des ouvrages sur de nombreux thèmes liés à l’histoire juive de l’Ukraine : sur l’Holocauste (une vingtaine de livres), sur le ministère des Affaires juives du gouvernement Petlioura (1917-1920) et les courants artistiques de cette époque, sur les cas de sauvetage de Juifs en Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale (ce qui était un thème interdit en URSS)5, sur l’éthique et l’histoire du judaïsme6.

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Page des Psaumes de David commentés par le rabbin allemand Samson Raphaël Hirsch (PSALMY. Komentar rabyna Chimchona Rafaelia Hircha, Doukh i Litera, 2020). Photo : Clarisse Brossard

Dans le domaine de l’art, nous avons exploré un passé oublié : peu de gens savent qu’un grand nombre d’artistes de l’avant-garde qui sont ensuite devenus célèbres dans le monde (Chagall, Lissitzky, Epstein, Tchaïkov, Ber Ryback, Tyshler, etc.) ont été artistiquement actifs en Ukraine au début du XXe siècle, dans des années de grande violence, qu’ils ont illustré des livres avec les moyens du bord, et ont participé au mouvement culturel et politique de la Kultur-Lige (expression yiddish se traduisant par « Ligue de la culture »). Nous avons découvert et exploré ce phénomène avec Hillel Kazovsky7 et, en 2007-2008, nous avons organisé une exposition au Musée national d’art à Kyïv8. Ce fut un véritable choc car personne ne connaissait le parcours ukrainien de ces artistes. Myroslav Popovytch9, l’un des intellectuels ukrainiens les plus éminents, est venu me voir lors de cette exposition et m’a dit : « Rendez-vous compte ! J’ai écrit un livre sur la culture ukrainienne alors que je ne savais rien de Kultur-Lige. »

Dans le même esprit, nous avons découvert ou redécouvert toute une pléiade d’artistes et d’écrivains d’après-guerre chez qui le thème juif est présent : Olha Rapaï-Markish, Liouba Rapoport, Yakym Levytch, Mikhaylo Vainshteyn, Zinovi Tolkatchov10, Inna Lissova.

Parmi nos dernières parutions, laissez-moi vous citer le recueil Babyn Yar holossamy (Les voix de Babyn Yar) par l’une des meilleures poétesses ukrainiennes, Mariana Kiyanovska. Nous avons également publié récemment la traduction de l’ouvrage d’Anna Shternshis Soviet and Kosher: Jewish Popular Culture in the Soviet Union, 1923–1939, ainsi que Yevreïski adressy Oukraïny (Les adresses juives d’Ukraine), une sorte de guide regroupant toutes les informations connues sur l’histoire juive de chaque ville de notre pays.

Pourriez-vous nous parler de la situation de la langue yiddish en Ukraine et des traductions que vous publiez du yiddish ?

Je vous ai déjà parlé du ministère des Affaires juives et de la Kultur-Lige : tout cela était lié à la langue yiddish qui était une langue essentielle dans la vie culturelle de l’Ukraine. Il y a une quarantaine d’années, j’ai essayé d’apprendre le yiddish. Dans ma famille, on ne l’avait pas parlé, donc j’ai dû apprendre tout seul, avec un manuel. Il n’y avait aucun cours à l’époque. Je travaillais comme ingénieur et nous avions une comptable qui connaissait le yiddish et qui nous donnait des cours, à un ami et à moi. Puis elle a été convoquée par les ressources humaines, on lui a dit d’arrêter et les cours ont pris fin.

À un certain moment, je me suis rendu compte que ce qui m’intéressait le plus, c’était de créer les conditions pour que la littérature yiddish puisse être traduite en ukrainien. Je me suis dit qu’il était surtout essentiel de former des traducteurs. Beaucoup ont été formés à l’étranger : à Tel Aviv, à Varsovie. Plus tard, un master d’études juives a été lancé à l’Académie Mohyla de Kyïv, avec des cours de yiddish, d’histoire et de culture juives. Aujourd’hui, nous avons une petite dizaine de traducteurs du yiddish vers l’ukrainien. Aucun d’entre eux n’a entendu le yiddish dans sa famille. Si l’on compare avec le nombre de traducteurs capables de traduire du lituanien ou du letton vers l’ukrainien, ce que nous avons réussi à construire avec le yiddish n’est déjà pas si mal. Nous avons également su monter des projets, avec les universités de Toronto et d’Haïfa par exemple. Nous coopérons avec Velvl Tchernine11 qui édite une revue en yiddish.

Faire revivre le yiddish en tant que langue parlée en Ukraine ? C’est impossible à mon avis. Elle a disparu pendant l’Holocauste. Après la guerre, la langue était encore un peu parlée, mais il n’y avait aucune école, aucune éducation en yiddish, la langue se transmettait par inertie dans certaines familles. Mes grands-parents parlaient entre eux dans différentes langues, dont le yiddish, mais j’étais très jeune. Je ne me fais pas d’illusions. Puisqu’il n’y a presque plus personne qui parle yiddish en Ukraine, la seule chose que nous pouvons faire maintenant, c’est de préserver cette culture par le biais de la traduction, une culture qui a été l’une des plus fascinantes du début du XXe siècle en Europe centrale et orientale. C’est précisément la tâche que mes collègues et moi-même nous sommes fixée : faire en sorte que les chefs-d’œuvre de cette culture fassent partie de la culture ukrainienne. Et ce d’autant plus que nous sommes très soutenus dans notre démarche par le monde intellectuel ukrainien.

Désormais, nous sommes face au problème du choix : nous n’avons pas la possibilité de traduire tout ce que nous voulons, alors il faut choisir. Quelques traducteurs ne peuvent pas venir à bout du patrimoine littéraire yiddish. Nous avons donc opté pour des anthologies. Nous avons édité une anthologie de textes de la littérature juive d’Europe centrale et orientale, où nous avons inclus des textes écrits dans différentes langues (hébreu, yiddish, russe, polonais) par des grands noms comme Sholem Aleikhem, Yistkhok Leybush Peretz, Shmuel Agnon, Bruno Shultz, Isaac Babel, Itsik Kipnis, Itsik Manger, Isaac Bashevis Singer, Deborah Fogel, Avrom Sutzkever. Mais cela ne s’arrête pas là, nous avons reçu une subvention de l’Union européenne pour publier d’autres traductions.

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Planche de Had Gadia créée par El (Eliezer) Lissitzky en 1919 à Pouchtcha-Vodytsia (environs de Kyïv, non loin d’Irpin) dans le cadre d’une résidence de création organisée par la Kultur-Lige. Had Gadia est un chant traditionnel de la Pâque juive // mahj.org

Quelles archives possédez-vous sur le monde juif ?

Je pense que nous possédons l’une des plus grandes collections de textes d’écrivains juifs de l’après-guerre. Par exemple, nous avons réussi à obtenir les archives du poète Yosef Bukhbinder. Il a écrit des mémoires sur le Goulag en yiddish. Nos archives attendent toujours que des chercheurs s’y intéressent et les étudient. Au fil des années, nous avons réussi à en faire une description détaillée, jusqu’au dernier poème, jusqu’au dernier feuillet. Et nous avons publié cet inventaire en ukrainien et en anglais12. Dans le monde, il y a des chercheurs en études juives, mais il n’y a pratiquement pas de documents sur cette période, aussi nous souhaitons contribuer à combler ce manque.

L’Ukraine fait l’objet de nombreux préjugés à l’étranger. Dans une large mesure, ce phénomène est historiquement explicable : il est lié à la manipulation de la mémoire historique par l’URSS et par la Russie aujourd’hui. Pourriez-vous en dire quelques mots ?

L’Ukraine est aujourd’hui le pays où le niveau d’antisémitisme est l’un des plus bas en Europe, ce qui est régulièrement confirmé par différentes études. Quand nous voyons que chaque année les actes antisémites chez nous se limitent à quelques croix gammées sur des synagogues, et que dans certains pays on peut être tué en tant que Juif, on se dit : « Dieu merci, il n’y a rien de tel ici. »

L’antisémitisme était l’un des thèmes utilisés par le régime soviétique pour discréditer les Ukrainiens. C’est pourquoi tous les pogroms étaient baptisés « pogroms de Petlioura », bien que Petlioura ait lutté contre les pogroms et qu’il ait monté une unité spéciale pour ce faire. Lorsque l’armée de Petlioura s’est désintégrée, des gangs ont organisé des pogroms, des gangs qui n’étaient pas contrôlés par Petlioura. Des pogroms ont aussi été commis par les Blancs et les Rouges, comme l’a bien décrit Isaac Babel.

Pour ce qui est de la Seconde Guerre mondiale, les recherches manquent encore à ce sujet. Il y a eu des actions sanglantes en Ukraine, et la propagande soviétique les a toujours systématiquement attribuées aux Ukrainiens. Les citoyens soviétiques, les prisonniers de guerre qui devenaient des collaborateurs des Allemands, des supplétifs, étaient-ils ukrainiens ? Certains d’entre eux étaient Ukrainiens, d’autres Russes, ou toutes sortes d’autres nationalités. Je ne veux bien sûr pas dire qu’il n’y avait pas d’Ukrainiens dans ces troupes, mais que les autorités soviétiques ont toujours mis l’accent uniquement sur les Ukrainiens, et ont organisé des opérations spéciales de propagande afin de discréditer les Ukrainiens dans leur ensemble.13

Il y a quelques années, à l’occasion des commémorations de Babyn Yar, nous avons construit de grands stands qui sont restés pendant trois mois sur l’avenue Khrechtchatyk afin de rétablir certaines vérités historiques sur la Seconde Guerre mondiale. Après le pacte Molotov-Ribbentrop, toutes les atrocités allemandes contre les Juifs (et pas seulement contre les Juifs) ont disparu de la propagande soviétique. Pendant deux ans, les Allemands ont été présentés comme nos meilleurs amis. Puis, lorsque les Allemands ont envahi l’Union soviétique et ont assassiné 15 000 Juifs à Kamianets-Podilsky, on a consciencieusement tu cette information à Kharkiv ou à Kyïv. Les autorités étaient au courant mais n’ont rien dit, n’ont pas prévenu la population et n’ont pas organisé l’évacuation des groupes ethniques les plus menacés : les Juifs et les Roms. Les évacuations étaient mises en place usine par usine en fonction de la valeur des gens pour la production. Les familles des travailleurs des usines évacuées étaient autorisées à partir aussi. Les autres étaient abandonnés.

Concernant l’antisémitisme en Ukraine, je vis peut-être dans ma bulle d’intellectuels, mais je peux dire que dans mon environnement, la judéophilie domine. Il y a une solidarité entre intellectuels juifs et non juifs. Si des publications antisémites paraissent, les intellectuels ukrainiens les dénoncent immédiatement, et vice versa : en cas d’accusations infondées ou idéologiques visant les Ukrainiens, nous venons à la rescousse. Cette solidarité se manifeste par des publications, des films, des expositions organisés en commun.

Avant la chute de l’URSS, nous vivions dans la censure et la fermeture des frontières, nous étions constamment abreuvés des stéréotypes et des mensonges dont le régime se nourrissait. Dieu merci, tout cela est désormais derrière nous. Depuis l’indépendance, nous sommes devenus une société ouverte, une société démocratique, un pays européen.

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Clarisse Brossard est diplômée en relations internationales, agrégée de russe et actuellement doctorante en histoire à l'INALCO. Ses recherches portent sur les milieux intellectuels yiddish en Ukraine pendant la période révolutionnaire (1917-1920).

Notes

  1. L’Académie Mohyla de Kyïv est l’une des principales universités ukrainiennes, et également la plus ancienne (l’Académie de Kyïv dont elle descend a été fondée en 1632). [Toutes les notes sont de l’autrice de l’article]
  2. Dans cet ouvrage déjà traduit en plusieurs langues, l’autrice évoque l’occupation de la ville de Lviv par les soviétiques et les nazis.
  3. Vassyl Stous (1938-1985) : grand poète ukrainien, l’un des membres les plus actifs du mouvement dissident ukrainien. Il passa 23 ans en détention et mourut au Goulag dans le camp de détention Perm-36. Au sujet de ce poète majeur, lire le très beau texte de Vitaly Portnikov publié dans Desk Russie. Des poèmes de Vassyl Stous ont été publiés en version bilingue ukrainien / français par Doukh i Litera dans la traduction de Georges Nivat.
  4. Allusion aux « Zakhaliavni knyjetchky » : petites reliures artisanales dans lesquelles Taras Chevtchenko écrivait ses poèmes en 1847-1850.
  5. Voir l’ouvrage de Janna Kovba qui a étudié cette question en Galicie, en consultant des archives et en consignant des témoignages. On trouve dans cet ouvrage les noms de Galiciens (polonais ou ukrainiens) qui ont été assassinés pour avoir aidé des Juifs.
  6. Comme cette colossale édition des Psaumes de David commenté par le rabbin allemand Samson Raphaël Hirsch (1808-1888).
  7. Hillel Kazovsky (né en 1956) : historien de l’art israélien né à Moscou. Spécialiste de l’avant-garde yiddish. Cf. sa monographie bilingue russe / anglais sur les artistes juifs du début du XXe siècle : Khoudojniki Koultour-Ligui / The Artists of the Kultur-Lige, Jerusalem and Moscow, 2003.
  8. Cf. catalogue de l’exposition bilingue ukrainien / anglais. Voir également l’exposition « Futur antérieur » organisée au mahJ en 2009.
  9. Myroslav Popovytch (1930-2018) : personnalité ukrainienne éminente, philosophe, l’un des fondateurs du Mouvement populaire d’Ukraine ou « Roukh » (parti politique ukrainien de centre droit créé en 1989, militant pour un État ukrainien indépendant et démocratique). Il dirigeait la section de philosophie de l’Académie des sciences, où il a accueilli et aidé plusieurs générations d’intellectuels non conformistes.
  10. Pour plus d’informations sur ces artistes et pour consulter les archives disponibles au Centre Judaïca, voir https://judaicacenter.kiev.ua/en/archive/art/.
  11. Velvl Tchernine (né en 1958) : poète et spécialiste de la littérature, co-éditeur de la revue littéraire Yiddishland et de la collection Bibliotek fun der haynttsaytiker yidisher literatur (Bibliothèque de littérature yiddish contemporaine).
  12. Cet inventaire est disponible ici.
  13. Le nombre d’Ukrainiens ayant collaboré avec le régime nazi s’élèverait à environ 100 000 : ils ont notamment pris part à la Shoah par balle, à la surveillance des ghettos et aux crimes ordonnés par les nazis, ce qui se reflète dans les témoignages des survivants juifs des massacres commis en Ukraine. Ramené à la population totale de l’Ukraine en 1939 (environ 41 millions de personnes), cela représente 0,24 % des Ukrainiens de l’époque. Ramené au nombre d’Ukrainiens enrôlés dans l’Armée rouge et ayant lutté contre les nazis (environ 7 millions), c’est 70 fois moins. Ramené au nombre de victimes civiles de la Seconde Guerre mondiale en Ukraine (5,2 millions dont 1,55 million de Juifs), c’est 52 fois moins. La stratégie soviétique a consisté à s’appuyer sur des faits réels de collaboration d’un très faible pourcentage de la population ukrainienne pour extrapoler cette accusation et créer ainsi une définition générale de l’Ukrainien collaborateur. Pour renforcer les effets de cette propagande, il était nécessaire de taire les faits de sauvetage de Juifs par des Ukrainiens, un thème par conséquent interdit par le régime (cf. note 5).

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