Le politologue ukrainien explique la portée du changement de calendrier religieux survenu en Ukraine l’an passé. Il s’agit surtout d’une mesure de rupture avec l’Église orthodoxe ukrainienne restée sous l’obédience du Patriarcat de Moscou. Celle-ci contrôle encore la majorité des paroisses orthodoxes dans le pays. Mais l’invasion à grande échelle de 2022 a accéléré le processus de rupture avec elle.
Le 25 décembre, pour la première fois de leur histoire, les Ukrainiens ont célébré Noël avec toutes les autres nations européennes, conformément au calendrier grégorien « nouveau style ». Au début de l’année dernière, ce calendrier a officiellement remplacé l’ « ancien style » du calendrier julien, qui était utilisé en Ukraine jusqu’à récemment (et qui est toujours utilisé en Russie et au Bélarus) pour marquer les fêtes religieuses.
La différence entre les deux « styles » peut sembler purement technique, c’est le résultat d’une erreur astronomique mineure commise dès 45 avant J.-C. par Jules César, qui a introduit le nouveau système de comptage des années. Il a reconnu que la Terre fait un tour complet autour du Soleil en 365 jours et ¼, et l’année bissextile a donc été inventée pour compenser un jour manquant tous les quatre ans. Mais 11 minutes restaient non comptabilisées chaque année, ce qui représentait donc 24 heures tous les 131 ans, c’est-à-dire un jour supplémentaire non comptabilisé. En 1582, lorsque cette inexactitude a finalement été corrigée par le pape Grégoire XIII, le calendrier julien accusait déjà un retard de 13 jours par rapport à la réalité astronomique. Depuis lors, le calendrier corrigé (le « grégorien », alias le « nouveau julien ») a été généralement accepté en Occident, mais largement ignoré en Orient.
Ce qui semblait être un simple problème technique a donc acquis une signification symbolique en tant qu’expression de deux attitudes différentes à l’égard de la modernité et de la tradition et, en fin de compte, de deux identités religieuses et civilisationnelles différentes. Les bolcheviks, en tant que modernisateurs radicaux, ont rompu avec l’obscurantisme religieux prédominant dans l’Empire russe et ont adopté le nouveau calendrier « scientifiquement vérifié », comme l’ont fait la plupart des nations du globe. Mais l’Église orthodoxe russe s’est obstinée à maintenir cette étrange « tradition ancestrale », la considérant comme une barrière supplémentaire contre l’Occident schismatique et les bolcheviks impies. Et comme les Ukrainiens ont perdu leur église orthodoxe au profit de Moscou dès 1687, nombre d’entre eux ont largement intériorisé les prémisses idéologiques de l’orthodoxie russe, notamment son profond anti-occidentalisme et son « traditionalisme » de plus en plus rétrograde. Pour la plupart d’entre eux, le calendrier julien obsolète semblait tout à fait « naturel ».
L’Ukraine indépendante a hérité des Soviétiques une société profondément sécularisée, qui ne se souciait guère de la religiosité et ne s’embarrassait certainement pas de questions telles que la manière de célébrer somptueusement la fête laïque du Nouvel An avant Noël, c’est-à-dire pendant le Jeûne de la Nativité. De manière informelle, le peuple soviétique célébrait Noël et Pâques avec le même zèle que les fêtes officielles du 8 mars (« Journée de la femme ») ou du 1er mai ( « Journée internationale de la solidarité des travailleurs »). Cependant, très peu d’entre eux fréquentaient régulièrement les églises ou observaient les prescriptions religieuses. Aujourd’hui encore, seul un quart des Ukrainiens déclarent appartenir à une paroisse ou à une communauté religieuse donnée, et ils sont encore moins nombreux (environ 5 %) à assister aux offices religieux chaque semaine.
Comme on pouvait s’y attendre, la question du réajustement du calendrier religieux sur le calendrier séculier n’a pas occupé une place importante dans l’agenda public. Certaines voix, depuis les années 1990, ont laissé entrevoir ce changement, mais les principaux acteurs, qu’ils soient politiques ou ecclésiastiques (ou plutôt les multiples églises présentes en Ukraine), n’ont pas manifesté beaucoup d’intérêt pour ce remaniement.
L’Église orthodoxe russe, qui a été judicieusement rebaptisée « Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou » (EOU-PM, où le mot « PM » est généralement omis), est restée dominante en Ukraine tout au long des années 1990. Il ne fait guère de doute qu’elle a suivi à la lettre la ligne « traditionaliste » de Moscou, tandis que toutes les autres églises étaient trop faibles et réticentes à se battre pour une question qui ne leur promettait pas de gains immédiats, surtout en l’absence d’un soutien massif de la part du public et/ou des autorités.
La situation n’a commencé à changer qu’en 2014, après la prise de contrôle de la Crimée par la Russie et l’invasion du Donbass. La rupture radicale de l’Ukraine avec la Russie a finalement pris la forme d’une décolonisation, bien que déguisée au départ sous l’euphémisme de «décommunisation » — un ensemble de mesures d’une portée et d’une échelle bien plus restreintes que ce qui était nécessaire pour éliminer tous les héritages culturels, mentaux et spirituels de la domination russe.
Ce n’est qu’en 2018, lorsque l’Église orthodoxe indépendante d’Ukraine a obtenu la légitimité ecclésiastique sous l’égide du Patriarcat œcuménique de Constantinople, que la question du nouveau calendrier a acquis un certain sens pratique et une certaine importance, en tant qu’élément important de la distanciation symbolique par rapport à la Russie. À cette époque, le 25 décembre et le 7 janvier étaient tous deux reconnus comme jours fériés en Ukraine, bien que la première date ait été considérée comme une concession aux catholiques ukrainiens plutôt que comme un encouragement aux orthodoxes à célébrer également Noël ce jour-là.
En 2022, cependant, les églises ukrainiennes ont fait un pas plus radical dans la bonne direction en autorisant leurs paroisses à choisir elles-mêmes le calendrier à suivre. En juillet 2023, le parlement ukrainien a officiellement approuvé le passage de Noël en tant que fête nationale du 7 janvier au 25 décembre, et toutes les autres fêtes liées au calendrier ecclésiastique ont également été adaptées au nouveau style. Dans le même temps, le gouvernement et les églises ont conservé l’ancienne option pour les paroisses et les individus qui souhaitaient célébrer Noël comme avant (ou célébrer les deux dates, comme de nombreux Ukrainiens sécularisés étaient heureux de le faire). Sur les 75 % de citoyens ukrainiens qui se définissent comme «chrétiens », seuls 15 % s’opposent au changement de calendrier, tandis que 50 % le soutiennent et que les autres ne savent pas ou s’en moquent.
La flexibilité du gouvernement semble porter ses fruits. Le changement a été introduit de manière à ne pas empiéter sur la liberté personnelle ou institutionnelle de quiconque. En même temps, il a remis en question et indirectement délégitimé la prétendue « sacralité » de la tradition orthodoxe défendue avec acharnement par Moscou. Elle a encouragé la rationalité dans une région qui n’était généralement pas très rationnelle et a fourni une période de transition douce vers l’objectif souhaité.
L’invasion militaire russe a accéléré le processus qui, autrement, se serait déroulé beaucoup plus lentement mais probablement plus en douceur. Elle a placé, en particulier, l’Église orthodoxe russe d’Ukraine (EOU-PM) dans une position délicate. Si ses hiérarques ont tièdement condamné l’agression, ils se sont abstenus de rompre tout lien avec l’institution maternelle à Moscou, bien que cette dernière se soit entièrement rangée du côté du Kremlin dans sa guerre génocidaire.
Le gouvernement ukrainien a subi depuis lors une très forte pression de la part de citoyens radicalisés exigeant l’interdiction de l’Église orthodoxe russe en Ukraine, en particulier après que ses nombreux prêtres et hiérarques ont été impliqués dans des activités subversives, de sabotage et de propagande pro-russe ou, pire, se sont engagés en masse dans la collaboration sur les territoires occupés. Dans le sondage d’opinion national réalisé en décembre 2022, seuls 12 % des personnes interrogées ont estimé que l’État ne devait pas interférer dans les affaires de l’EOU-PM, tandis que 54 % ont soutenu l’interdiction totale de cette église et 24 % une option plus douce : établir une supervision de l’État et contrôler les activités de cette église et de ses représentants.
En octobre, le parlement ukrainien a voté à une écrasante majorité (267 contre 15) une loi interdisant les activités des organisations religieuses « dont le centre de gestion est situé en dehors de l’Ukraine, dans un État qui mène une agression armée contre l’Ukraine ». Après la deuxième lecture, la loi devrait être signée par le président qui semble toutefois réticent à prendre une mesure aussi radicale. Il est probablement conscient des répercussions internationales négatives, mais aussi, comme le suggèrent certains initiés, il n’aime pas la perspective de faire des ecclésiastiques russes des martyrs.
Le paradoxe est que l’EOU-PM reste la plus grande église d’Ukraine, du moins techniquement : elle possède près de 12 000 paroisses, soit plus que toutes les autres églises réunies. Cela ne correspond pas nécessairement au nombre de paroissiens actifs et à leur engagement ; cela reflète plutôt l’héritage soviétique, lorsque l’Église orthodoxe russe était la seule Église légale en Ukraine et, en tant que telle, avait hérité de la plupart des paroisses, des églises et de leurs biens. L’EOU-PM a ainsi bénéficié d’un avantage structurel considérable par rapport aux autres Églises qui ont dû, dans la plupart des cas, développer leurs communautés et construire des lieux de culte à partir de zéro. Les relations étroites avec les oligarques ukrainiens et russes et les gouvernements oligarchiques des deux pays ont permis à l’Église orthodoxe russe de disposer de ressources et de leviers considérables.
La situation n’a commencé à changer qu’en 2014 et s’est précipitée en 2022. En juillet de cette année-là, seuls 4 % des Ukrainiens interrogés dans le cadre de l’enquête nationale déclaraient appartenir à l’EOU-PM, tandis que 54 % proclamaient leur loyauté à l’EOU (Église orthodoxe d’Ukraine sous l’égide du Patriarcat œcuménique de Constantinople). Le déclin de l’Église orthodoxe russe en Ukraine semble être un processus tout à fait naturel, et le gouvernement pourrait avoir raison d’éviter de prendre des mesures sévères à son encontre, en essayant plutôt de délégitimer que de délégaliser. Le réajustement du calendrier convient assez bien à cette stratégie. D’une part, il ne vise pas directement l’EOU-PM, puisque ses paroisses et ses fidèles sont toujours libres de choisir le moment de la célébration. D’autre part, la mesure vise son rôle autoproclamé de porteur de la « tradition » et sape son prétendu exceptionnalisme et sa prétendue supériorité sur les autres Églises. Fait remarquable, les croyants de l’EOU-PM ne sont pas unanimes dans leur rejet du changement introduit. En novembre, 21 % d’entre eux ont approuvé la mesure, 61 % s’y sont opposés et le reste n’a pas exprimé d’opinion claire.
Aucune loi, aucun pamphlet, aucun traité ne peut délégitimer davantage l’Église russe (et tout ce qui est russe) que les frappes aériennes russes qui visent des objets civils et détruisent sans distinction les églises de toutes les confessions. Dans cette situation, l’interdiction officielle de l’Église orthodoxe russe en Ukraine risquerait de prolonger sa vie peu glorieuse plutôt que d’y mettre fin. En tout état de cause, la seule façon pour cette Église d’assumer un rôle décent dans la société ukrainienne est de rompre totalement ses liens avec Moscou. Il ne s’agit pas seulement d’une question politique, mais aussi d’une véritable question de moralité.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
Mykola Riabtchouk est directeur de recherche à l'Institut d'études politiques et des nationalités de l'Académie des sciences d'Ukraine et maître de conférences à l'université de Varsovie. Il a beaucoup écrit sur la société civile, la construction de l'État-nation, l'identité nationale et la transition postcommuniste. L’un de ses livres a été traduit en français : De la « Petite-Russie » à l'Ukraine, Paris, L'Harmattan, 2003.