« L’insensé qui brise ses freins et sort des bornes de la raison, ne rentre pas aisément dans le droit chemin. »
Michel de L’Hospital, Poésies complètes, Paris, 1857
Après tant d’espoirs suscités dans des milieux contestataires russes et en Occident par le candidat Boris Nadejdine, malgré son programme qui posait de nombreuses interrogations, le couperet est tombé : la Commission électorale russe n’a pas validé sa candidature sous le prétexte de quelques milliers de signatures invalides. Mais l’apparition d’un candidat, même rejeté, qui prône un arrêt de guerre et un nouveau rapprochement avec l’Europe, est symptomatique. Selon l’historienne, c’est un signe de fin de règne et d’un après-Poutine qui s’annonce.
L’ascension fulgurante du candidat « anti-Poutine » Boris Nadejdine a suscité bien des interrogations dans nos médias et dans ceux de la diaspora russe. On se demande pourquoi il est toujours en liberté alors qu’il critique la guerre en Ukraine et même Poutine. Mais on ne se pose pas les bonnes questions : si on l’a laissé parler, n’est-ce pas parce qu’il reflète une évolution souterraine au sein de certains cercles du pouvoir ? N’a-t-il pas été mis à l’essai aujourd’hui parce qu’il peut devenir une pièce importante dans le dispositif du Kremlin post-Poutine ? Même avortée, sa campagne indique qu’une réflexion sérieuse est en cours en haut lieu sur l’après-Poutine, dont cet homme du sérail s’est fait le porte-parole. C’est pourquoi le programme du candidat malheureux mérite notre attention.
La libido dominandi qui caractérise les dirigeants russes se heurte toujours au même obstacle. En effet, elle est tournée en même temps vers l’intérieur et vers l’extérieur. Arrive un moment où la tyrannie intérieure est si extrême qu’elle compromet les ambitions d’expansion extérieure. On l’a vu sous Staline au moment des grandes purges qui ont désorganisé les services spéciaux et l’Armée rouge, au point qu’Hitler a failli gagner ; ou en 1952-1953, lorsque le passage à l’économie de guerre met le bloc communiste au bord de l’effondrement. On le voit aussi aujourd’hui, quand les savants et les entrepreneurs quittent la Russie en masse, au point que la « pénurie en cadres » handicape gravement la capacité russe à produire des armes et projeter sa puissance à l’étranger. En outre, le despotisme russe agit à l’extérieur comme un repoussoir et rend difficile la tâche des innombrables agents d’influence du Kremlin implantés dans les pays de l’OTAN. Aujourd’hui, nous sommes arrivés à un point où, comme au printemps 1953, un dégel à l’intérieur commence à être perçu comme indispensable par une partie de l’establishment, afin que la Russie puisse se refaire une santé économique permettant la relance du projet d’expansion extérieure.
« Tous les dictateurs sont mortels »
L’atmosphère qui s’est installée en Russie ces derniers mois rappelle de manière frappante celle de la fin du règne de Staline. Nous avons un dictateur paranoïaque en train de préparer la troisième guerre mondiale, qui achève de ruiner son pays en orientant toute l’économie vers la production d’armement. Nous avons la persécution maniaque des « agents de l’étranger », la délation généralisée, la chasse aux « cosmopolites » dans le domaine culturel, l’obscurantisme chauvin imposé aux savants, les initiatives de plus en plus délirantes du Guide. Tout ceci est la partie émergée de l’iceberg. Nous savons maintenant par les mémoires et les témoignages des membres du Politburo et de leurs proches, ceux de Khrouchtchev, de Mikoïan, de Sergo Beria notamment, qu’autour du dictateur vieillissant s’était cristallisée une sourde opposition. Ces hommes sabotaient en douce les ordres les plus déconnectés du réel émanant de Staline, comme l’augmentation des prélèvements imposés aux paysans déjà faméliques. Nous savons que ces hommes préparaient la déstalinisation du vivant même du dictateur. Ainsi, Beria avait ordonné une enquête sur la rentabilité du Goulag, d’où il ressortait que le Goulag, loin de contribuer à l’économie du pays, était un fardeau pour l’État1. Nous savons que Beria multipliait les rumeurs sur l’état de santé délabré de Staline, qu’il envoyait des signaux discrets aux puissances occidentales, mettant en garde contre les intentions agressives de Staline et laissant entendre que les successeurs du Guide n’approuvaient pas forcément cette politique. Toutes sortes d’indices donnent à penser que les proches de Staline cherchaient à le déconsidérer de son vivant, en amplifiant jusqu’à l’hystérie les campagnes de la fin du règne comme le fameux complot des blouses blanches qui déclencha dans le pays un tsunami d’antisémitisme. Au moment de la mort de Staline, en mars 1953, il existait parmi ses successeurs un consensus autour d’un programme minimum : la diminution des dépenses militaires, la réduction des tensions avec l’Occident, la réhabilitation de certaines victimes de Staline. Mais très tôt des fissures apparurent, les collègues de Beria estimant qu’il allait trop loin, notamment en voulant laisser tomber le régime communiste est-allemand et en dérussifiant les républiques de l’URSS.
Après la chute de Beria, les diadoques de Staline optent pour une déstalinisation contrôlée. Comme le dira Mikoïan au plénum de juin 1957 : « Nous avons mis du temps pour juger correctement Staline. Durant les deux années qui ont suivi sa mort, nous ne l’avons pas critiqué. D’abord, nous n’étions pas psychologiquement prêts à cette critique. Puis nous devions défendre Staline devant les Yougoslaves, nous ne voulions pas juger Staline sous l’influence des Yougoslaves. Nous sommes prêts à corriger nos erreurs, mais ce n’est pas aux Yougoslaves de nous apprendre ce que nous devons penser de Staline. »2 Khrouchtchev décide finalement d’aborder la question de Staline au XXe Congrès (février 1956) parce qu’il veut prendre les devants, canaliser la déstalinisation spontanée d’en bas qui inquiète le pouvoir (les insurrections dans les Goulags secouent le pays). Les dirigeants soviétiques envisageaient d’abord une large discussion des crimes de Staline au sein du Parti, en invitant de vieux bolcheviks victimes des répressions. En janvier 1956, ils estiment plus prudent de faire ces révélations en cercle étroit. La solution retenue est d’opposer un bon Staline avant 1935 et un mauvais Staline après cette date, lorsqu’il s’en prend aux notables du régime. Comme le dit Khrouchtchev, « il n’y avait souvent pas de raisons sérieuses pour la liquidation physique » de nombreuses personnes, qui étaient « d’honnêtes communistes » (Khrouchtchev considère comme allant de soi qu’on liquide les ennemis du peuple lambda). Mais dès le 5 avril 1956, la Pravda part en guerre contre « les esprits malsains » qui poussent trop loin la critique. Le parti organise la résistance à la déstalinisation. La propagande appelle à régénérer le communisme en revenant aux sources : « Toute la tragédie du parti est de ne pas avoir écouté Lénine. » en 1956, c’est suivant une logique stalinienne que l’on explique le stalinisme : les crimes de la « période du culte de la personnalité » sont dus aux erreurs des uns, à l’incompétence des autres, et aux trahisons et aux sabotages des « ennemis ». Toute la faute retombe sur Staline, mauvais chef de guerre et massacreur de bons communistes.
Dans le lancement de la déstalinisation, il ne faut pas oublier les objectifs de politique étrangère. Le but des Soviétiques est — déjà — d’utiliser la détente naissante pour torpiller l’intégration européenne et la coopération transatlantique. Lors de la conférence de Berlin en février 1954, Molotov propose un pacte de sécurité européen. Les Occidentaux ne sont pas dupes. Voici comment Foster Dulles, le secrétaire d’État américain, interprète cette démarche : ce pacte « a été présenté par Molotov comme une doctrine Monroe pour l’Europe qui exclurait l’influence des États-Unis ». Le pacte devait servir aux Soviétiques à « établir leur propre domination en Europe ». Le Conseil de Sécurité américain constate que « l’objectif essentiel de Molotov était de faire capoter le projet de CED (Communauté européenne de défense). Dans son esprit, c’était le but de la réunion de Berlin et le principal moyen d’y parvenir était de créer la désunion entre les puissances occidentales. » Et de fait Moscou ne va pas tarder à pouvoir cueillir les fruits de la détente. Le projet de Communauté européenne de défense (CED), bête noire du Kremlin, fut rejeté par l’Assemblée nationale française en août 1954 sous l’influence de la propagande gaullo-communiste présentant ce projet comme une grave atteinte à la « souveraineté » de la France. Mieux encore, en décembre 1954, les Américains abandonnent la politique de « rollback », de libération de l’Europe de l’Est du joug soviétique.
Une dépoutinisation en pointillé ?
Ce précédent nous permet de mieux déchiffrer ce qui est en train de se passer en Russie aujourd’hui. Le régime de Poutine va d’une outrance à l’autre. L’obsession du dictateur à propos des LGBT, des toilettes non genrées etc. atteint des sommets de grotesque ; la militarisation du régime est affichée urbi et orbi ; les menaces de destruction apocalyptique de l’Occident sont quasi quotidiennes. En même temps, des contacts confidentiels se multiplient avec l’Occident, laissant anticiper un imminent changement de politique. Le professeur Soloveï se répand en rumeurs désobligeantes sur Poutine, préparant la désacralisation du « leader national » et la dénonciation du « culte de la personnalité » en montrant Poutine comme un vieillard souffreteux en Pampers ayant un pied dans la tombe, voire un cadavre tenu au frais dans un congélateur. Ce travail de sape, laissant entendre que bientôt l’Occident (et l’Ukraine) auront un autre interlocuteur au Kremlin a déjà permis à Moscou d’obtenir des succès notables, comme la suspension de l’assistance militaire américaine à l’Ukraine. Les outrances fracassantes de la politique de Poutine aujourd’hui, les répressions pour des délits insignifiants, les arrestations de personnalités, les morts suspectes, les sorties de plus en plus extravagantes du président et de son comparse Medvedev, tout cela prépare le terrain et fera qu’un successeur doué de bon sens et parlant un langage civilisé va bénéficier d’immenses atouts auprès de l’opinion occidentale.
En Occident, on se demande constamment pourquoi Poutine n’a pas encore été renversé, alors que sa posture belliqueuse coûte de plus en plus cher à la Russie en termes économiques et politiques. La réponse est simple : c’est que le projet d’hégémonie du Kremlin sur l’Europe est impossible à réaliser tant que l’Ukraine n’est pas remise au service de l’empire russe. Le propagandiste russe Daniil Bezsonov a déclaré récemment que « les Ukrainiens sont nécessaires à la Russie comme “ressource mobilisationnelle” dans la guerre future de la Russie contre l’OTAN ». Une Ukraine indépendante et prospère renforcerait prodigieusement la Mitteleuropa, faisant de la Russie une puissance moyenne périphérique. La condition préalable à la réalisation de l’éternel dessein russe de domination sur l’Europe est la destruction pour au moins deux générations des élites nationales ukrainiennes. Staline avait affamé l’Ukraine en 1933 tout en décapitant l’intelligentsia ukrainienne ; après la guerre, il livra une guerre sans merci aux résistants ukrainiens, la plupart originaires des parties annexées. Aujourd’hui, Poutine se maintient au pouvoir car il fait le sale boulot. Dès que la Russie aura le sentiment d’être parvenue à ses fins en Ukraine, Poutine devra céder sa place à un remplaçant plus présentable capable de réparer les relations avec l’Occident, de faire accepter l’amputation et l’asservissement de l’Ukraine et de remettre sur les rails le commerce Est-Ouest.
Le lancement de la candidature de Boris Nadejdine montre que le basculement est peut-être moins éloigné qu’on ne le pense. Boris Nadejdine n’est pas un candidat « décoratif » comparable aux figurants « libéraux » ayant participé aux élections précédentes (il se défend d’ailleurs d’être « libéral »). Écoutons-le expliquer aux journalistes de Meduza ses raisons de croire en son avenir présidentiel par la nature du pouvoir en Russie : « La Russie est un pays où le pouvoir est exceptionnellement important. Bien plus important que dans n’importe quel autre pays, simplement parce que tout part du pouvoir. Et cela ne date pas de Poutine, c’était déjà le cas sous les tsars. Tout ce qui existe tourne autour de l’État… À la fin du règne d’Eltsine, le gouvernement était faible, beaucoup plus faible qu’il ne l’est aujourd’hui. Mais l’État a réussi à prendre quelqu’un d’aussi insignifiant que Poutine et à en faire un président. Cela n’avait rien d’évident en 1999, vous en conviendrez. L’État a d’énormes possibilités, tout dépend de lui. » Propos énigmatiques qui laissent entendre qu’il se sent un appui puissant au sein de la machine de « l’État profond ». Et, pourquoi pas, « Poutine va peut-être me nommer son successeur ». En effet, Nadejdine est un homme du sérail, un vieil apparatchik chevronné qui tutoie les grands du régime, Sourkov, Volodine, Kirienko, comme il s’en vante volontiers. Il se targue de faire partie de l’establishment : « On me connaît », à la différence de la malheureuse Dountsova dont il parle avec la condescendance d’un grand du régime ( « Personne ne connaissait Dountsova »).
Surtout, Nadejdine est le seul à avoir formulé un programme de dépoutinisation contrôlée qui mérite notre attention, car on y trouve peut-être les clés de l’évolution de la Russie dans les années à venir. Il s’agit d’un projet de longue haleine : dès l’été 2023, Boris Nadejdine, alors directeur de l’Institut des projets régionaux et de la législation, suggérait sur la chaîne NTV de reconstruire des relations normales avec l’Europe. Cependant, déclarait-il, « sous le régime politique actuel, nous ne pourrons pas retourner en Europe ; il nous suffit de choisir un autre président, qui construira une relation normale avec les pays européens. Et tout se remettra en place. Les élections présidentielles auront lieu l’année prochaine. Je n’en dirai pas plus. » En août, il annonce son intention de se présenter aux élections de mars 2024 sur le canal YouTube de son ami Dmitri Demouchkine, un ultra nationaliste qui s’est fait connaître en organisant des « marches russes ». Tout au long de ses prises de position, Nadejdine se livre à une psychothérapie de la population russe, profondément marquée par le slogan martelé depuis deux décennies par la propagande télévisée : « Tant qu’il y a Poutine la Russie continuera d’exister. Sans Poutine plus de Russie. » Il s’évertue à prouver que son approche est strictement légaliste, qu’il n’a rien d’un révolutionnaire, se démarquant ostensiblement de Navalny : « Je ne suis pas un héros, je n’ai pas l’intention de me retrouver en prison », ou bien : « Je ne suis pas fou, je n’essaie pas de combattre l’État russe. Pour quoi faire ? Je cohabite tout à fait normalement avec lui depuis tant d’années. Ma tâche est un peu différente : créer des mécanismes qui influenceront le comportement de cet État. » Il cite comme modèle de transition pacifique celle de Staline à Khrouchtchev, des brejnéviens à Gorbatchev. Bref, le ciel ne tombera pas sur la tête des citoyens russes quand Poutine quittera le pouvoir. Tout se passera en douceur dans cette révolution d’en haut qu’il propose. Aujourd’hui déjà, poursuit Nadejdine, les apparatchiks du régime comprennent la situation en voyant les problèmes s’accumuler. Ils ne serviront Poutine que tant qu’ils perçoivent son emprise comme solide. La crise Prigojine montre que ce n’est plus le cas. « Tous se rendent compte que nous allons droit dans le mur. » Quand le système entrera dans sa crise finale, les institutions et les organisations Potemkine créées par le régime commenceront à fonctionner réellement, comme les partis bidons existant en RDA ont fini par se comporter comme des vrais partis en 1990. En attendant le mot d’ordre est : pas de vagues, « je ne suis pas un révolutionnaire ». Nadejdine n’a pas l’intention de former un gouvernement radicalement nouveau et de toucher à l’appareil d’État. « Ce sont des fonctionnaires qui exécutent les ordres. » Il n’y aura pas de limogeages de masse, pas de mouvements brusques. Nadejdine se dit conscient qu’il va falloir du temps pour revenir à une économie moins militarisée. De même, il ne veut pas de dékoulakisation des oligarques. Ceux-ci devront simplement payer plus d’impôts.
« Poutine a commis des erreurs catastrophiques ces dernières années ». C’est dans un long entretien accordé au blogueur nationaliste Igor Rybakov que Nadejdine procède à l’énumération la plus exhaustive de ses griefs à l’égard de Poutine (les citations sans hyperlien qui suivent sont extraites de cette vidéo). Selon lui, le président russe a fait régresser le pays, il a anéanti les institutions de l’État russe. Il confond la puissance d’un pays avec son potentiel militaire. Or « la militarisation a tué l’empire russe et l’Union Soviétique ». La guerre en Ukraine, la militarisation, l’obscurantisme qui entraîne la fuite des cerveaux (notamment le mépris de la science, auquel Nadejdine se dit particulièrement sensible car il a une formation de physicien), l’obsession de Poutine à propos des LGTB ( « à l’en croire, nous sommes en guerre contre les gays et les lesbiennes appuyés par l’OTAN »), le cléricalisme affiché (alors que « les églises catholiques sont plus fréquentées que les églises orthodoxes »). Mais le pire aux yeux de Nadejdine, c’est la rupture avec l’Europe « avec laquelle nous coopérons depuis 300 ans », et le pivot vers la Chine : « Je ne comprends pas comment nous avons décidé de nous orienter vers la Chine. » « Les Chinois n’ont absolument pas l’idée qu’on doit aider un ami. Ils raisonnent ainsi : tu es faible, nous pouvons en profiter pour faire du pognon. »
Le sauvetage de l’essentiel
Idéologiquement, Nadejdine est un caméléon, comme l’était Poutine lors de sa campagne électorale en 2000. Il envoie des signaux aux libéraux et aux national-patriotes, leur laissant entendre qu’il est des leurs. Mais c’est dans ses vidéos avec les patriotes qu’il se révèle le plus, et il est évident qu’il penche de leur côté. « Je suis un patriote russe, un gossoudarstvennik à 100 % [partisan d’un pouvoir étatique fort, NDLR] », répète-t-il. Comme Poutine, Nadejdine regrette l’effondrement de l’URSS. « Gorbatchev aurait dû la transformer en quelque chose d’analogue à l’UE. » Nadejdine a justifié l’agression russe contre la Géorgie. Interrogé à ce sujet par les médias géorgiens, il a répondu qu’à son avis, cette guerre avait été « à 90 % provoquée par Saakachvili ». Dans une interview de 2018, il s’est également dit surpris de ce que le président géorgien ait pris cette décision, alors que son armée comptait 30 000 hommes et que l’armée russe en comptait plus d’un million. Apparemment, selon Nadejdine, il espérait l’appui de l’Occident, ce qui l’a encouragé à se lancer dans cette guerre, mais il n’a reçu aucune aide. Ainsi, Nadejdine reprenait mot pour mot les allégations de la propagande du Kremlin. Et alors qu’une journaliste ukrainienne lui faisait observer qu’une armée russe régulière se trouvait dans le Donbass, Nadejdine avait explosé : « Pourquoi vous donne-t-on la parole ? » En 2014-2015, notre « libéral » se félicite de l’annexion sans effusion de sang de la Crimée et estime que « l’Occident l’avalera ».
Plus important encore, il se propose de relancer la réalisation du projet poutino-douguinien d’Union eurasiatique russo-centrique, seul moyen pour la Russie de garder un statut de grande puissance : « La Russie doit s’unir avec l’Europe, c’est le plus grand pays d’Europe, plus peuplé que n’importe quel pays d’Europe et son économie est plus importante que celle de n’importe quel pays européen. Dans ce chœur, notre voix sera la plus forte et si on unit l’Europe et la Russie, on aura une économie plus puissante que celle de l’Amérique et du Canada, capable de rivaliser avec l’Inde et la Chine, alors que si nous poursuivons la politique de Poutine à l’égard de la Chine, nous allons nous retrouver vassaux de la Chine. » Et de rassurer les patriotes : « Nous ne nous coucherons pas devant l’OTAN. Les Européens doivent comprendre que nous ne sommes plus une menace. » Il ne manque pas non plus d’entonner le couplet de l’absence de souveraineté de l’Europe à cause de la présence américaine : « Pourquoi l’Europe n’est pas souveraine ? Parce que l’armée américaine y est stationnée. Moi je veux que ce soit l’armée russe… Aujourd’hui, ce sont des généraux américains qui dirigent, moi je veux que ce soient des généraux russes. Les Européens supportent les Américains, ils seront ravis d’avoir des Russes. Pas par la conquête, Dieu m’en garde. L’Amérique périclite. Les Allemands eux-mêmes vont demander le stationnement d’un corps russe en Allemagne… » Nadejdine ne conteste pas la thèse de Poutine concernant le déclin de l’hégémonie des États-Unis et de l’OTAN.
Nadejdine promet que ses premières mesures seront la libération des prisonniers politiques et la suspension des opérations militaires en Ukraine. Il se promet de faire revenir les Russes qui ont fui le pays. Mais attention : pas question d’évacuer les territoires occupés, pas question de livrer les criminels de guerre à La Haye : « Ce sont des citoyens russes. » Pas question non plus de renoncer aux territoires occupés puisque selon la Constitution russe, ils appartiennent à la Russie. D’ailleurs, les Ukrainiens se battent bien justement parce que ce sont des Russes. En politique étrangère, Nadejdine considère que sa principale mission sera de faire reconnaître par les Occidentaux la Crimée et le Donbass russes, même si « ça va durer longtemps ». « Sans négociations avec l’Occident nous ne résoudrons pas le problème de l’Ukraine. » Comme Poutine, il compte sur Trump. Son but est de persuader les Occidentaux de forcer l’Ukraine à accepter l’amputation de son territoire, avalisée par un referendum dans les territoires occupés. Avec l’Amérique ce ne sera pas difficile, dit-il : les Américains ne pensent qu’à faire de l’argent. D’accord en cela avec Valeri Soloveï, Nadejdine est persuadé que le Kremlin pourra, à l’aide de gestes symboliques comme l’amnistie des détenus politiques, mais sans concessions de fond, réparer les pots cassés avec l’Occident et revenir au business as usual. Il faut dire que les précédents sont encourageants, les futurs dirigeants russes ont donc de bonnes raisons d’envisager l’avenir avec optimisme.
Se préparer à la succession : quelle politique pour l’Occident ?
Dès que le Kremlin parle de détente, comme par enchantement, les Occidentaux oublient tous leurs déboires passés avec Moscou. À peine la Russie avait-elle démembré la Géorgie en 2008 que les Occidentaux s’extasiaient sur le « libéral » Medvedev. Le ministre des Affaires étrangères français Bernard Kouchner estimait que Medvedev offrait à son pays un avenir plus « prometteur » : « La génération Medvedev, c’est quand même autre chose que Vladimir Poutine. » Et, sous couleur de contribuer au « partenariat de modernisation » avec la Russie, les Occidentaux se sont rués dans des contrats d’armement, la France en tête, contribuant à la fabrication des « armes de l’apocalypse » dont Poutine nous menace aujourd’hui. En avril 2014, quelques jours après l’annexion de la Crimée, Chevènement trouve des justifications à Poutine et invite les Occidentaux à passer l’éponge en réalisant le grand projet russe d’absorption des États européens dans l’Union eurasienne dominée par Moscou. En septembre 2014, après l’annexion de la Crimée et l’organisation par la Russie des enclaves sécessionnistes dans le Donbass, Chevènement est dépêché en Russie par le gouvernement français pour transmettre au Kremlin que la France ne demandait qu’à lever les sanctions. Chevènement prend bien soin de souligner que la France ne se soucie pas de la solidarité occidentale : « Mon avis reste que les contrats ont été signés et qu’ils doivent être exécutés. La France est un pays souverain. » Selon lui, Poutine a agi comme il l’a fait à la suite d’un malentendu, « d’incompréhensions dont l’accumulation au fil du temps a conduit à cette crise ukrainienne dont personne ne voulait au départ ». Les russophiles et la propagande du Kremlin parlent toujours « d’incompréhension » ou de « malentendus » justement quand les Occidentaux commencent à voir clair dans le jeu de Moscou.
Le programme de dépoutinisation dont les contours sont en train d’émerger présente un autre point commun avec la déstalinisation khrouchtchévienne. Dans les deux cas, l’aspect criminel du régime est escamoté. La guerre en Ukraine est critiquée parce qu’elle a été un échec, et non parce qu’il est criminel et contraire au droit d’agresser un voisin qui refuse de se soumettre. La destruction de la nation ukrainienne est un objectif qu’aucun Russe de l’establishment ne remettra en question. Or, sans une volonté honnête de mettre à plat les crimes du passé (pas seulement ceux commis par Poutine mais aussi ceux de l’époque soviétique), on n’aura qu’un replâtrage de l’autocratie. L’étude de l’histoire est une école d’honnêteté et un apprentissage à la vérité, ce dont plus que tout la Russie a besoin.
L’histoire, toujours elle, nous souffle une dernière question. On a vu que la déstalinisation khrouchtchévienne a dérapé malgré les efforts du PCUS pour la canaliser et la contrôler. Elle a entraîné une crise de l’empire soviétique (insurrection de Berlin en 1953, turbulence politique en Pologne en 1956, soulèvement hongrois en 1956) ; à long terme, elle a ébranlé l’idéologie marxiste-léniniste et lui a porté un coup qui s’est révélé fatal. La chape de plomb que Poutine a abattue sur le pays est si lourde que, de manière prévisible, le processus entamé par les futurs dépoutinisateurs ne sera pas contrôlable. Dès que le couvercle se soulève quelque peu, tout risque de déborder. Les réformateurs seront peut-être obligés d’aller plus loin que prévu. Ici, beaucoup dépend de la fermeté de la position occidentale. En octobre 1989, la RDA aux abois sollicite une aide financière d’urgence de la RFA. À la grande déconvenue des chefs est-allemands habitués à vivre aux crochets de la RFA depuis des années, le chancelier Kohl refuse de voler au secours du SED (parti communiste de la RDA) et met comme condition à son aide l’organisation d’élections véritablement démocratiques en RDA. Cette fermeté a abouti à la déliquescence du SED et a rendu possible la réunification de l’Allemagne.
La Russie qui va émerger des ruines du poutinisme sera demandeuse en investissements, en technologies, en biens de consommation. Elle aura compris sa dépendance envers l’Europe, mais elle comptera y remédier en cherchant à soumettre à la volonté du Kremlin les élites européennes. En conséquence, les Occidentaux devront d’emblée formuler des conditions fermes à la levée des sanctions et à la reprise des échanges avec ce pays et ne pas bouger sur ce point, en dépit des sirènes de Moscou. L’évacuation de tous les territoires pris aux pays voisins est le seul indicateur sérieux d’une véritable volonté de changement et de l’abandon des visées hégémoniques en Europe. Tant que la Russie ne sera pas sortie de sa logique de domination, elle demeurera un interlocuteur dangereux pour les démocraties. Nadejdine n’était pas un candidat anti-guerre, c’était le candidat de la guerre menée par d’autres moyens.
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.