Ces derniers jours, de nombreux médias occidentaux s’intéressent au personnage de Boris Nadejdine, un candidat non encore enregistré à l’élection présidentielle — laquelle est pourtant jouée d’avance. Cet intérêt est en grande partie lié au fait que la figure de Nadejdine (dont le nom est dérivé de nadejda, « espoir » en russe) suscite un espoir dans les milieux contestataires russes : voici un candidat qui se prononce ouvertement pour l’arrêt immédiat de la guerre.
Cependant, à y regarder de près, le programme du candidat Nadejdine n’est pas acceptable pour ceux qui considèrent la guerre russe contre l’Ukraine comme une agression à très grande échelle et qui se prononcent pour le retrait inconditionnel des troupes russes de chaque parcelle du territoire ukrainien.
Tout d’abord, son site officiel critique la guerre (nommée « opération militaire spéciale ») uniquement parce que cette « opération » n’a pas atteint ses objectifs et coûte trop cher à l’économie et à la démographie russes. Ensuite, il demande du respect pour les soldats russes qui « risquent leur vie et versent leur sang », en accomplissant « leur devoir ». Pas un mot de repentir pour les crimes de guerre commis par ces militaires, pas un mot de compassion pour les victimes civiles ukrainiennes, pas un mot sur la destruction systématique du pays ! Il estime même que la population ukrainienne jouit de moins de libertés que celle de la Fédération de Russie…
Pire encore, Nadejdine appelle à un cessez-le-feu immédiat et aux négociations. Quant au sort des territoires occupés (et qui continueront à être occupés après le cessez-le-feu), il propose qu’on y organise des référendums (sic !). Dans un entretien, il se prononce contre le maintien de Zelensky au pouvoir, car il doute que celui-là « puisse négocier le cessez-le-feu et l’armistice ». En cas de victoire, Nadejdine propose donc de négocier avec un nouveau président ukrainien et surtout, avec les « sponsors » occidentaux de l’Ukraine. Ces positions ne diffèrent guère du discours officiel russe : la Russie pourrait se contenter de signer un armistice, temporairement en tout cas, si le nouveau régime ukrainien se positionnait comme pro-russe et concédait à abandonner définitivement non seulement les territoires actuellement occupés, mais ceux qui sont sous contrôle ukrainien dans les quatre régions partiellement occupées (Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporijjia), car ces régions ont été intégrées officiellement par la Fédération de Russie à son territoire.
En fait, le désir de dire « non » à Poutine est tellement fort au sein de l’opposition russe en exil qu’une grande partie de celle-ci, à l’exception de Garry Kasparov et quelques autres, soutient unanimement Nadejdine en tant que candidat. Pour une fois, les partisans de Navalny comme ceux de Khodorkovski et tant d’autres appellent à collecter des signatures pour Nadejdine. Grâce à cet appel, ce député municipal de la région de Moscou, au passé liberal affiché et qui avait souvent participé à des talk-shows à la télévision russe où il faisait office de punching-ball, a déjà rassemblé plus de 160 000 signatures — bien qu’il n’ait pas encore pu remplir les exigences de la Commission électorale, à cause des quotas par région et des bulletins qui pourraient être déclarés invalides.
Au fond, Nadejdine, qu’il le veuille ou non, endosse un rôle déjà joué par d’autres candidats lors des élections présidentielles de 2012 et 2018, comme l’oligarque Mikhaïl Prokhorov et la présentatrice télé Ksenia Sobtchak. Ils ont été utilisés par la propagande du Kremlin pour montrer à sa propre population et au vaste monde qu’une opposition à Poutine est possible, sans que cela ne dérange en réalité aucunement ce pouvoir.
Or, depuis ces précédentes élections, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Les condamnations pour toute manifestation anti-guerre sont tellement sévères qu’il est impensable que quiconque se démarquant de la ligne officielle, même par de simples détails, puisse mener sa campagne. Jean-François Bouthors a laissé entendre il y a quelques jours sur LCI que le but de l’opération Nadejdine serait de recenser tous ceux qui auront signé pour sa candidature. Il n’est pas le seul à penser que le pouvoir tendrait une sorte de vaste filet au moment où les propagandistes russes vocifèrent à la télévision en exigeant que chacun, et en tout cas toute personnalité publique, « se définisse » clairement : êtes-vous pour l’opération militaire spéciale ou non ? Le pays plonge à toute allure dans le passé stalinien, et « démasquer » les « ennemis intérieurs » semble être un besoin de plus en plus urgent.
Mais, indépendamment des intentions du pouvoir, ce frénétique soutien d’une frange de la population et de nombreux opposants en exil à Nadejdine est honteux, car ces élections doivent avoir lieu non seulement en Russie, mais dans les territoires occupés de l’Ukraine. Devant cette situation, la seule position décente devrait être le boycott de cette élection, où l’administration présidentielle a déjà défini que le vote pour Vladimir Poutine ne saurait être inférieur à 80 % et le taux de participation à 79 %. Voici ce qu’écrit à ce sujet le philosophe Alexandre Morozov, qui vit en émigration :
« Le simple fait d’être soutenu par Khodorkovski, Kats et le quartier général de Navalny est une mort politique pour Nadejdine ; il est désormais un instrument de “l’ingérence étrangère dans les élections russes”, dans le langage de Narychkine, Patrouchev et Pamfilova. Mais ce n’est pas grave. Nadejdine va soit partir, soit manœuvrer pour revenir à l’émission politique de la première chaîne d’État après le 17 mars. En revanche, en soutenant la nomination de Nadejdine, les opposants soutiennent les élections dans les territoires occupés. »
Disons-le ouvertement. Il est tout à fait compréhensible que des citoyens ordinaires expriment leur soutien à Nadejdine. À l’échelle d’un pays de 146 millions d’habitants, 160 000 ne représentent pas beaucoup, mais ces citoyens trouvent dans ce geste de soutien une sorte d’échappatoire, pensant qu’ils expriment ainsi leur rejet de Poutine sans être sanctionnés. Mais il n’en va pas de même pour l’opposition russe en exil, qui commet là une grave erreur. Sa seule stratégie cohérente devrait être la reconnaissance de l’illégitimité totale de ces élections (après l’annexion de la Crimée de 2014, et encore davantage après les amendements constitutionnels de 2020 et l’agression frontale contre l’Ukraine de 2022). Et que dire alors des médias occidentaux qui voient en Nadejdine une lueur d’espoir, comme si un avenir démocratique restait une éventualité ? C’est d’ailleurs peut-être cela, le calcul du Kremlin ?
Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.