Opération spéciale Tucker Carlson

En 2016, avant l’élection de Donald Trump Ă  la prĂ©sidence amĂ©ricaine, les Ă©lites gouvernantes russes et les propagandistes du rĂ©gime Ă©taient en Ă©bullition. Hillary Clinton, c’est la guerre, Donald Trump, c’est la paix, tel Ă©tait le motto rĂ©pĂ©tĂ© Ă  l’infini dans des talk-shows tĂ©lĂ©visĂ©s. Ă€ l’élection de Trump, les dĂ©putĂ©s de la Douma ont sablĂ© le champagne pour cĂ©lĂ©brer leur candidat, « aidĂ© Â» dans une certaine mesure par l’ingĂ©rence russe.

Une Ă©bullition similaire s’est produite ces derniers jours Ă  l’annonce de la venue Ă  Moscou du chouchou des mĂŞmes Ă©lites et propagandistes, Tucker Carlson. Raciste et misogyne, antivax et conspirationniste, violemment anti-ukrainien et pro-russe, il est adulĂ©, depuis des annĂ©es, comme « le journaliste/prĂ©sentateur le plus populaire de toute l’histoire des États-Unis Â», « un gars gĂ©nial Â» et « un rare AmĂ©ricain qu’on n’a pas envie de buter Â». Au point que le propagandiste numĂ©ro un du rĂ©gime, Vladimir Soloviov, l’a invitĂ© après son licenciement de Fox News Ă  son propre talk-show ! Après tout, les deux personnages partagent un certain nombre de traits communs, y compris un comportement dĂ©libĂ©rĂ©ment provocateur et insultant sur le plateau.

Dès son arrivée à Moscou, les rumeurs allaient bon train que Carlson réaliserait un entretien monumental avec Vladimir Poutine, et les médias russes et leurs relais en Occident faisaient monter la mayonnaise. Carlson lui-même n’était pas en reste. Il a diffusé un clip où il expliquait que les Américains ne savaient rien de la Russie et ne comprenaient pas le président russe. Comme celui-là n’a pas été interviewé une seule fois par des journalistes étrangers depuis la guerre à grande échelle contre l’Ukraine, il était temps de présenter aux Américains ignorants la version russe des événements, affirmait-il.

Pour ceux qui connaissent les mœurs du Kremlin, il est clair que cet entretien a été proposé à Carlson au moment jugé opportun par l’administration présidentielle. Si jusque-là le président russe n’a pas accordé d’entretiens à la presse étrangère, c’est que cela n’a pas été jugé utile. Or, à l’heure actuelle, trop de choses se jouent pour la direction russe. Le Kremlin compte beaucoup sur la défaite de Biden, qui fait son possible pour soutenir l’Ukraine. Mais l’élection présidentielle américaine n’aura lieu que dans huit longs mois, et entre-temps, il faut à tout prix empêcher l’Ukraine d’obtenir l’aide américaine de 61 milliards de dollars et de nouveaux armements, alors que la Russie est obligée d’avoir recours aux obus et drones bas de gamme nord-coréens et iraniens. Certes, au Sénat et au Congrès, la partie n’est pas gagnée pour l’Ukraine, mais elle n’est pas perdue non plus. D’où l’opération spéciale Tucker Carlson, qui mobilise le lobby russe aux États-Unis (dont nous avons déjà eu l’occasion de parler dans Desk Russie) afin d’influencer l’opinion publique américaine.

L’entretien, qui a durĂ© deux longues heures, laisse une impression pĂ©nible. Inutile d’analyser le ramassis de mensonges et d’omissions dans cette conversation oĂą Poutine, tel un instituteur patient, raconte Ă  son Ă©lève en pâmoison une histoire dĂ©figurĂ©e de la Russie et de l’Ukraine — sans mentionner, par exemple, les États cosaques, formateurs de la nation ukrainienne, ou la proclamation de l’indĂ©pendance de l’Ukraine après la chute du rĂ©gime tsariste. Et que vaut la dĂ©claration de Poutine sur le fait que ce serait la Pologne qui aurait « forcĂ© Hitler Â» Ă  lancer la Seconde Guerre mondiale, alors que l’infâme pacte Molotov-Ribbentrop a permis Ă  la Russie de rĂ©cupĂ©rer ses « terres historiques Â» !

Après une leçon d’histoire devant un Carlson Ă©bahi par « les connaissances encyclopĂ©diques Â» de son interlocuteur, Poutine expose longuement les griefs russes vis-Ă -vis des États-Unis : ce sont eux qui soutenu les terroristes dans le Caucase, poussĂ© pour l’élargissement de l’OTAN Ă  l’Est et l’adhĂ©sion de l’Ukraine, fait exploser le Nord Stream, fomentĂ© le « coup d’État Â» de 2014 Ă  KyĂŻv, ce qui a engendrĂ© une menace pour la CrimĂ©e et provoquĂ© les bombardements dans le Donbass. La pauvre Russie a donc Ă©tĂ© obligĂ©e d’intervenir ! En voilĂ  une logique hitlĂ©rienne de « mesures prĂ©ventives Â» afin de prĂ©server la paix en Europe !

Dans ce galimatias, il y a quand mĂŞme quelques messages clairs du rĂ©gime poutinien. Primo, il ne faut surtout pas livrer d’armes Ă  l’Ukraine. Secundo, la Russie est obligĂ©e d’achever la « dĂ©nazification Â» de l’Ukraine, ce qui veut dire, on le sait depuis longtemps, non seulement le changement de rĂ©gime Ă  KyĂŻv, mais l’élimination pure et simple des Ă©lites politiques et culturelles nationales, comme cela se produit dĂ©jĂ  dans tous les territoires occupĂ©s. Enfin, lorsque ce but sera atteint, on pourra nĂ©gocier. Car de toute façon les sanctions ne fonctionnent pas, le dollar s’affaiblit, et il est donc temps de se rapprocher et de contraindre les Ukrainiens Ă  reconnaĂ®tre la dĂ©faite. C’est aux Occidentaux de rĂ©flĂ©chir Ă  comment faire cela sans perdre la face, explique le grand manitou.

Last but not least, Carlson demande Ă  Poutine s’il ne veut pas faire un geste de bonne volontĂ© et permettre Ă  Evan Gershkovich, le journaliste et reporter amĂ©ricain qui fut arrĂŞtĂ© en mars 2023 Ă  Moscou pour « espionnage Â», de rentrer Ă  la maison. Oh, on a fait plein de gestes de bonne volontĂ©, on a Ă©puisĂ© nos limites, susurre le dictateur, mais bon, il y aurait quand mĂŞme un moyen de s’entendre « entre services secrets Â». Dans un pays europĂ©en alliĂ© des USA, un homme qui, pour des raisons patriotiques, a liquidĂ© un bandit dans une capitale europĂ©enne est en train de purger une peine, explique-t-il. Il s’agit en rĂ©alitĂ© de Vadim Krassikov, un officier du GRU qui a assassinĂ© en plein Berlin en 2019 Zelimkhan Khangochvili, ancien combattant tchĂ©tchène rĂ©fugiĂ© en Allemagne. Ce que propose Poutine est monstrueux : un deal entre l’Allemagne et les États-Unis, afin d’échanger un assassin condamnĂ© Ă  la prison Ă  vie contre un jeune journaliste amĂ©ricain totalement innocent dĂ©tenu en fait en otage en vue d’un Ă©change de ce type. Mais Poutine n’en est pas Ă  sa première monstruositĂ© !

L’opĂ©ration spĂ©ciale Tucker Carlson va-t-elle rĂ©ussir et produire un revirement en faveur du rĂ©gime poutinien aux États-Unis ? Ă€ en juger par les premières rĂ©actions, cet entretien a plutĂ´t produit l’indignation. Les AmĂ©ricains ne sont peut-ĂŞtre pas au courant du dĂ©tail de l’histoire complexe de l’Ukraine, mais ils savent nĂ©anmoins que l’agression contre un pays indĂ©pendant est inadmissible. Ils savent Ă©galement que l’aspiration du peuple ukrainien Ă  la libertĂ© et Ă  l’indĂ©pendance n’est pas fomentĂ©e par la CIA, mais reflète l’âme de ce peuple fier.

Il y a nĂ©anmoins une leçon Ă  tirer de ce sĂ©jour triomphal de Carlson Ă  Moscou. Ă€ l’approche de la nouvelle Ă©lection prĂ©sidentielle, nous serons certainement tĂ©moins d’autres opĂ©rations spĂ©ciales russes visant Ă  compromettre le candidat dĂ©mocrate et Ă  soutenir, par tous les moyens, le fantasque Trump. En attendant, il faut que l’Europe garde sa fermetĂ© vis-Ă -vis de la Russie et accroisse son aide Ă  l’Ukraine. 

galina photo

Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

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