Quand on brûle des livres. « Le Maître et Marguerite » dans la Russie d’aujourd’hui

La Russie plonge dans l’obscurantisme. Notre autrice russe raconte comment sont persécutés les gens de la culture : on détruit leurs livres et on retire même la qualité d’auteur à ceux qui se prononcent contre la guerre en Ukraine.

Le film Le Maître et Marguerite, basé sur le roman de Mikhaïl Boulgakov, a récolté un milliard de roubles au box-office russe en quinze jours [près de dix millions d’euros]. C’est une somme considérable pour un film qui n’a bénéficié d’aucune publicité à la télévision d’État et dont les auteurs, le réalisateur, les acteurs et les producteurs, ont été vilipendés par les chaînes de télévision pro-gouvernementales. Des réalisateurs, des écrivains et des journalistes pro-Poutine ont dit et écrit que le film devrait être immédiatement interdit et que le réalisateur Mikhaïl Lokchine devrait être mis en prison. Les acteurs jouant les rôles principaux du Maître et Marguerite — les stars du cinéma russe Evgueni Tsyganov et Ioulia Sneguir — ont été « expulsés de la profession », c’est-à-dire qu’ils n’ont plus la possibilité de travailler pour le cinéma russe.

Le budget du film s’élève à 1,2 milliard de roubles, ce qui, selon les experts, en fait l’un des films les plus chers du cinéma russe de ces dernières années. Une partie de l’argent pour le film a été alloué par le Fonds cinématographique de l’État, tandis que le reste de l’argent a été levé par les producteurs auprès d’investisseurs privés.

Rappelons que le roman éponyme fut achevé par Boulgakov en 1940, mais que sa première publication, censurée, ne paraît qu’en 1966, et devient vite un roman culte de l’intelligentsia russe, avant même sa publication intégrale à la fin des années 1980. Les auteurs du film soulignent dans le générique qu’il ne s’agit pas d’une adaptation littérale du livre, mais de son interprétation.

Le film a été tourné par une jeune équipe. Le réalisateur Mikhaïl Lokchine et le scénariste Roman Kantor, ainsi que les acteurs qui ont joué les rôles principaux, ont tous la quarantaine. Dans le roman à plusieurs niveaux de Boulgakov, ils se sont concentrés sur le personnage du Maître, un écrivain qui s’oppose à la réalité soviétique, un écrivain qui est persécuté pour ses œuvres, trop différentes des pièces de théâtre et des livres soviétiques habituels. Le Maître, dont le prototype est Boulgakov lui-même, se retrouve au centre d’un scandale. La veille de la première, sa pièce Ponce Pilate est retirée du répertoire et les décors sont détruits sur décision des instances supérieures. Lors d’une réunion, des collègues et des critiques littéraires étrillent l’écrivain pour sa pièce dangereuse. Le tirage de la revue dans laquelle la pièce est imprimée est détruit.

L’écrivain est persécuté, interné dans un asile dans les meilleures traditions de la psychiatrie punitive, mais il rencontre une jeune femme, qui devient sa muse et lui permet d’écrire un nouveau roman. Un mystérieux étranger, Woland, alias Lucifer, arrive à Moscou, et le Maître et Marguerite font sa connaissance. À la fin du film, ils s’envolent avec Woland dans l’au-delà, pour fuir la ville détestée, alors que Moscou brûle. La scène de l’incendie de Moscou, avec ses gratte-ciels et ses églises parfaitement reconnaissables, est très impressionnante et semble se produire aujourd’hui. De même que la persécution de l’écrivain, l’interdiction d’une pièce jugée antisoviétique, les asiles pour dissidents et l’atmosphère de dénonciation. C’est un film sur le destin de l’écrivain dans un état autoritaire, mais aussi un film sur l’amour.

Les détracteurs du film, probablement jaloux de son succès et de son énorme budget, ne critiquent pas tant la lecture que font les auteurs du roman de Boulgakov qu’ils ne dénoncent la position anti-guerre du réalisateur du film et de ses acteurs. En outre, ils s’indignent de ce que le réalisateur Mikhaïl Lokchine ait envoyé de l’argent en Ukraine. Il a en effet soutenu des documentaristes ukrainiens. De surcroît, toute mention des répressions, même celles des années 1920-1940, est perçue par les féroces critiques du film comme une analogie avec notre époque.

Sur ce point, ils n’ont pas tort. Aujourd’hui, les noms des auteurs et des metteurs en scène partis à l’étranger sont retirés des affiches de théâtre. L’écrivain Boris Akounine a été déclaré extrémiste et terroriste. L’autre jour, le tribunal du district de Basmanny à Moscou l’a arrêté par contumace. Akounine est notamment accusé de calomnier les forces armées russes.

En décembre de l’année dernière, des farceurs bien connus liés aux services de sécurité russes, qui pratiquent régulièrement des canulars téléphoniques, ont appelé les écrivains Boris Akounine, Dmitri Bykov et Lioudmila Oulitskaïa en se faisant passer pour des personnes de l’administration présidentielle ukrainienne. Ils ont interrogé les écrivains sur leur attitude à l’égard de « l’opération militaire spéciale » et de l’Ukraine. Bien entendu, les réponses des écrivains étaient très élogieuses à l’égard de l’Ukraine. Après la publication de la transcription de ces conversations obtenues par duperie (ni Akounine, ni Bykov, ni Oulitskaïa n’ont deviné pendant la conversation qu’ils parlaient à des faux jetons), les bibliothèques russes ont reçu l’ordre de retirer les livres de ces écrivains-traîtres de leurs catalogues électroniques, et de détruire les livres eux-mêmes.

Il est également interdit aux éditeurs d’expédier les livres de ces auteurs dans les librairies. Comme nous le voyons, la nouvelle réalité russe de ces deux dernières années s’est révélée encore plus obscurantiste que ce qu’écrivait Boulgakov sur l’époque stalinienne.

Voici un exemple édifiant. La pièce historique 1981 de Boris Akounine est jouée depuis deux ans au théâtre Alexandrinsky de Saint-Pétersbourg. Après qu’Akounine eut été déclaré extrémiste et terroriste, le spectacle fut d’abord annulé, puis le directeur artistique du théâtre, se rendant compte que la pièce jouait toujours à guichets fermés, trouva une autre solution, plus « innovante ». Le théâtre déclara qu’il cessait de verser des droits d’auteur à Akounine et retirait son nom de l’affiche, car il ne s’agissait pas de sa pièce, mais d’une « compilation de matériaux historiques et de dialogues créés sur la base de documents d’archives ». À cet égard, la paternité de la pièce revient à « l’équipe créative de la production théâtrale et au metteur en scène ».

Autre exemple : dans les bibliothèques de Moscou, non seulement tous les livres d’auteurs en disgrâce ont été retirés, mais le personnel de certaines bibliothèques a reçu l’instruction de découper, dans d’autres livres, les préfaces écrites, par exemple, par Lioudmila Oulitskaïa, et même découper les pages où sont mentionnées les œuvres d’auteurs en disgrâce.

Comme à l’époque soviétique, certains employés, qui risquent pour cela d’être licenciés, cachent les livres proscrits ou les emportent chez eux. Mais c’est une goutte d’eau dans l’océan, car il s’agit d’écrivains très populaires, dont les livres ont toujours été publiés à gros tirages. Les experts s’attendent à l’émergence d’un « marché noir » de livres interdits. Lioudmila Oulitskaïa a commenté cette situation : « Nous avons déjà vu des autodafés de livres dans l’histoire, que ce soit pendant l’Inquisition ou dans l’Allemagne hitlérienne. »

Cependant, jusqu’à présent, en Russie, il ne s’agissait pas d’autodafés, mais plutôt de bulldozers. On se souvient des images d’actualité montrant des fromages étrangers, des fruits et d’autres produits importés de pays occidentaux, contre lesquels la Russie avait imposé des sanctions, en train d’être détruits au bulldozer. Il est probable que le même sort soit réservé aux livres des écrivains « interdits ».

Traduit du russe par Desk Russie.

Nadine Citrine est un pseudonyme.

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