L’angoisse des Européens face à l’Ukraine

L’Union européenne soutient l’Ukraine et ouvre ses portes à son adhésion future, néanmoins les craintes à son égard sont très fortes et elles expliquent en partie la lenteur de l’aide apportée. Aux raisons économiques et géopolitiques de cette réticence s’ajoute une vision du pays et de son histoire dominée par le récit russe.

Évaluer le soutien des Européens à l’Ukraine n’est pas simple. D’un côté, il faut souligner que si Vladimir Poutine avait espéré nous dissuader d’aider les Ukrainiens, il a de quoi être déçu. Les familles qui ont trouvé refuge dans les pays de l’Union ont été bien accueillies et le nombre des personnes déplacées n’a pas provoqué de chaos ni même de panique. Ensuite, même si les États-Unis ont joué jusqu’à l’automne dernier un rôle de leader, les Européens ont apporté, certes avec retard, un soutien non négligeable en matériel militaire, en aide économique et technique, et ils continuent à le faire, alors même que les Républicains américains, cédant au cynisme électoraliste de Donald Trump, bloquent au Congrès le vote de la loi budgétaire dont la Maison Blanche a besoin pour débloquer une soixantaine de milliards de dollars d’aide supplémentaire.

Parce qu’ils ont pris conscience que l’heure n’est plus à tirer les « dividendes de la fin de la guerre froide » et que les États-Unis, concentrés sur la menace chinoise, pourraient être tentés de considérer qu’ils ont mieux à faire que de protéger le Vieux continent, les Européens relancent, tardivement et lentement — mais résolument —, leur industrie militaire. Trump, encore lui, ne cesse de mettre en doute ce que nous pensions devoir être une alliance indéfectible. À vrai dire, Obama avait déjà donné le ton, même si son sourire était moins carnassier… Ainsi, le commissaire européen Thierry Breton a annoncé il y a quelques jours que nous avons atteint collectivement la capacité de production de 1,4 million d’obus par an… Nous en étions très loin le 24 février 2022 !

Mais de l’autre côté, il faut bien constater que le retard se paie d’un prix très lourd sur le terrain. La promesse européenne de livrer à l’Ukraine un million d’obus avant mars 2024 n’a pas été tenue, tant s’en faut, puisqu’en novembre dernier, le chiffre de 300 000 avait été difficilement atteint. Aujourd’hui, la puissance de feu des troupes de Kyïv est gravement amputée et la prise par l’armée russe, il y a quelques jours, de la ville d’Avdiïvka, en face de Donetsk, est la conséquence la plus immédiate et la plus visible des pénuries de munitions. Depuis, la pression russe redouble sur plusieurs points stratégiques du front, notamment en direction de la ville de Koupiansk.

Une détermination ambiguë et fragile

Autre ombre au tableau, les exportations agricoles ukrainiennes sont désormais mal venues dans les pays de l’Union européenne, alors que les revenus qui en découlent sont absolument indispensables à l’économie ukrainienne. Mais nos agriculteurs, au premier rang desquels les Polonais et les Roumains, protestent contre une concurrence déloyale et ne craignent pas de bloquer la frontière, allant dernièrement jusqu’à déverser sur le sol des céréales ukrainiennes qu’ils ne veulent pas voir entrer chez eux. Début février, derrière les tracteurs qui bloquaient les grands axes français, on parlait beaucoup du blé et des poulets ukrainiens…

Enfin, on sent monter dans l’opinion publique une certaine résignation : l’échec de la contre-offensive ukrainienne de l’été dernier a installé dans les esprits l’idée que la reconquête des territoires occupés par les Russes est un rêve inatteignable et qu’il faudra finir par en venir à des négociations. Or dans la perspective du Kremlin, le préalable à toute négociation, c’est la capitulation des « Ukro-nazis » ! L’échec de la contre-offensive s’explique, là encore, en grande partie par le retard dans les décisions de livrer à Kyïv les blindés, les munitions à longue portée — l’Allemagne renâcle toujours à livrer les missiles Taurus qui permettraient de rendre définitivement impraticable le pont de Kertch qui relie la Crimée à la Russie — et par le refus de fournir les avions réclamés par Zelensky et l’armée ukrainienne depuis le début de l’invasion russe. Ce tabou a été levé il y a quelques mois, mais les quelques F-16 finalement promis n’arriveront probablement que vers la fin du printemps ou au début de l’été.

Ainsi, la détermination européenne dans le soutien à l’Ukraine est-elle ambiguë et fragile. On voudrait bien que la Russie ne l’emporte pas, mais il n’est toujours pas question de donner à Kyïv les moyens d’une victoire. Ici, bien sûr, la crainte des conséquences d’une défaite russe joue un rôle considérable. Le plus grand pays du monde, celui qui dispose du plus grand nombre de têtes nucléaires, capable de réduire en cendres une partie de la planète ne peut, ne doit pas perdre, pense-t-on. Le risque serait trop grand. Tel est incontestablement une des angoisses des Européens face à la guerre… Même s’ils commencent à réaliser que la menace russe ne pèse pas sur le seul territoire ukrainien et que le projet du régime néostalinien qui s’est installé solidement à Moscou est bien de soumettre, d’une manière ou d’une autre, l’ensemble de l’Europe à ses intérêts.

Cela dit, il y a dans les hésitations et les craintes européennes une autre réticence, qui vise directement l’Ukraine, cette fois-ci. Celle-là même qui avait poussé Paris et Berlin à s’opposer en 2008 à l’idée que cette dernière entre dans l’OTAN. Parmi les Européens de l’Ouest, l’idée est ancrée, depuis longtemps, que si l’Ukraine est géographiquement européenne, elle n’a pas d’autre vocation que de rester un État tampon entre l’Europe politique et la Russie, l’espace culturel auquel elle appartiendrait, au fond…

Les mauvais souvenirs des élargissements européens

On est loin, à Paris, Berlin, Rome ou Madrid de regarder Kyïv avec les yeux de Chimène. Le temps n’est plus celui du début des années 1990, lorsque nous comprenions aisément le désir des pays d’Europe centrale, fraîchement libérés du joug du « grand frère » soviétique, de rejoindre la prospérité des pays signataires du traité de Rome et de goûter à la sécurité offerte par l’OTAN.

On se souvient désormais que les élargissements successifs de l’Europe ont apporté leur lot de complications. L’entrée de la Grande-Bretagne, en 1973, nous a valu d’abord une rude cohabitation avec la Dame de Fer. Du « I want my money back » de Margaret Thatcher au vote d’une majorité de Britanniques pour le « Leave » en 2016 (qui aboutit au Brexit en 2020), cette admission laisse des souvenirs amers. En 1981, c’était au tour de la Grèce d’être admise. On ne pouvait rien refuser à Athènes, berceau de la démocratie antique ! Mais en 2008, avec la crise de la dette publique grecque, les Européens ont appris ce que coûtait le fait d’avoir fermé les yeux sur un mode de gestion très laxiste des comptes publics. Cela a failli faire sauter l’euro ! Cinq ans plus tard, l’arrivée des Espagnols et du Portugal, débarrassés de Franco et Salazar, était bien naturelle, mais très vite, les agricultures espagnole, portugaise et grecque ont fait une très rude concurrence aux autres pays de la CEE, et notamment aux agriculteurs français.

Quant aux pays d’Europe centrale, nous avons découvert chez certains d’entre eux les limites de leur passion européenne. Ainsi, Václav Klaus, Premier ministre de la République tchèque de 1992 à 1998, puis président de la République de 2003 à 2013, aurait bien voulu réduire la construction européenne à un simple marché libre, envisagé, qui plus est, selon une vision ultralibérale… Puis, en Pologne, les frères Kaczynski, dont le parti s’appelait pourtant Droit et Justice (PiS), n’ont pas tardé à trouver que les principes de l’État de droit étaient trop encombrants, tandis que leur voisin hongrois, Viktor Orbán, tissait peu à peu la toile d’un nouveau féodalisme auquel on donna le doux nom de « démocratie illibérale »… Dans une Union européenne dont les grandes décisions se prennent à l’unanimité, ceux-là jouaient à l’envie du chantage au blocage, tout en vivant largement des subventions votées à Bruxelles et Strasbourg. On l’a vu, jusqu’à tout récemment : pendant plusieurs mois, Orbán s’est opposé au vote d’une aide européenne de 50 milliards d’euros en faveur de l’Ukraine. Cette résistance trouve son pendant du côté de l’OTAN : tout en ayant finalement donné son accord à l’entrée de la Suède dans l’Alliance, la Hongrie traîne des pieds pour organiser le vote de son Parlement en vue de ratifier cet accord.

En dépit des déclarations officielles de bienvenue à Kyïv, les Européens ne sont guère pressés d’accueillir un nouveau pays alors qu’ils peinent à avoir une politique étrangère commune, alors qu’il n’y a pas de défense européenne digne de ce nom, alors que la Politique agricole commune est sur la sellette, en raison des effets de la mondialisation et des urgences écologiques qui remettent en question les agricultures de nos pays respectifs. L’arrivée de l’Ukraine, expliquait récemment le journaliste Jean Quatremer, spécialiste des dossiers européens, absorberait l’essentiel du budget de la PAC, laquelle représente 43 % de celui de l’UE !

La peur d’un glissement vers l’Est

Les dirigeants des pays de l’Union ne sont pas davantage pressés de voir entrer un pays qui pèsera lourd dans l’équilibre européen, car il sera le premier par sa superficie (603 700 km² contre 551 695 km2 pour la France métropolitaine) et le quatrième par sa population (40 millions d’habitants avant le début de la guerre, après l’Allemagne, 84 millions ; la France, 64 millions ; l’Italie, 59 millions ; et devant la Pologne, 38 millions). Ils s’inquiètent, non sans raison, de la corruption endémique dont souffre le pays. En 2014, l’Ukraine se trouvait six places derrière la Russie au 142e rang mondial selon l’indice de corruption publié par l’ONG Transparency International ! Elle a certes progressé — et c’est d’autant plus remarquable en temps de guerre —, puisqu’elle est désormais, selon le rapport 2023, au 104e rang mondial, tandis que la Russie a reculé au 141e rang. Mais il reste beaucoup à faire, et dans l’état actuel, une admission dans l’UE serait une menace de contamination considérable. Enfin, cela signifierait l’arrivée d’un pays dont le PIB par habitant est très faible (3 424 dollars en 2020, contre presque 58 000 pour la Suède et 44 787 pour la France), ce qui ne peut pas manquer de poser des problèmes d’intégration et de migrations pour des raisons économiques évidentes.

Enfin, l’entrée d’une Ukraine qui aurait repoussé la Russie et qui disposerait d’une armée bien équipée et aguerrie déplacerait le barycentre géopolitique de l’Union sensiblement vers l’Est. La France et l’Allemagne pèseraient moins lourd, surtout si un axe Varsovie-Kyïv se dessinait, ce qui peut aisément s’imaginer tant que demeurera une menace russe. On pourrait même craindre à Paris une « triple alliance » en ajoutant Berlin à cet axe. À Paris, on se souvient qu’après la chute du Mur, les Allemands nous ont souvent brûlé la politesse sur les marchés centre-européens. Or les enjeux économiques de la future reconstruction de l’Ukraine seront considérables. Sans parler de l’industrie militaire : dans ce domaine, l’Ukraine a une forte tradition que la guerre fait plus que raviver. Elle pourrait devenir une sérieuse concurrente des capacités françaises en la matière. D’autant que les matériels allemands et américains tiennent une part majeure dans l’équipement de l’armée ukrainienne… De ce point de vue, la future arrivée des F-16 n’est pas une bonne nouvelle pour Dassault…

L’influence du récit russe

On le voit, pour les Européens, l’Ukraine est, à bien des égards, un casse-tête en perspective. Et elle l’est d’autant plus que l’image que nous avions du pays au moment où elle a proclamé son indépendance reste profondément ancrée dans nos consciences. Pour le dire crûment, nous voyions alors l’Ukraine comme une province paysanne de la Russie. Une immense et riche terre à blé, ajoutait-on, en pensant intérieurement qu’il s’agissait d’un pays de ploucs, qui parlait un mauvais russe mâtiné de Polonais. Un pays qui n’avait existé que par éclipses, jusqu’à la révolution bolchévique ; un pays dont la plupart des Européens ne savaient même pas qu’il disposait, comme la Biélorussie, d’un siège à l’ONU, grâce à l’habileté de Staline qui comptait ainsi peser plus lourd dans le concert mondial.

Nous ne connaissions rien ou presque de l’Ukraine, comme d’ailleurs, avant la chute du mur de Berlin, nous ne savions pas grand-chose de l’Europe centrale. C’était, disait-on, le pays des « Petits Russes », expression qui avait pris un tour sinon péjoratif, du moins minoratif, alors que l’appellation « Petite Russie », d’origine polonaise, qui remonte au XIVe siècle, voulait simplement distinguer une partie du territoire de l’ancienne « Rous’ de Kiev », de l’autre, plus vaste, désignée comme « Grande Russie », dont Moscou était alors encore loin d’être la capitale.

Notre vision de l’Ukraine est totalement déterminée par le récit russe, que Poutine n’a fait que pousser à l’extrême, de telle sorte qu’à ses yeux la nation ukrainienne n’existe pas et n’a jamais existé. Ce pays et cette nation ne seraient qu’une fiction, tandis que lui-même se pose en réunificateur de la grande et unique famille russe !

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Le Président ukrainien Volodymyr Zelensky et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen à la gare centrale de Kyïv le 4 novembre 2023 // president.gov.ua

La Russie n’est pas la continuation de la Rous’

En vérité, tout au plus peut-on concéder au président russe que l’État ukrainien n’a pas toujours existé. Mais il faut alors observer que pays, nation et État sont des concepts qui ne se substituent pas l’un à l’autre. Par conséquent, il n’est pas possible de conclure de l’absence d’État qu’il n’y a pas de nation ukrainienne. Et, surtout, on doit objecter au maître du Kremlin que la prolongation « naturelle » de la « Rous’ de Kiev » — née au IXe siècle — dans l’État russe, via la Moscovie, est tout autant une fiction.

Il est plus réaliste de voir le commencement de cette dernière en tant qu’entité politique qui affirme son indépendance véritable à partir d’Ivan III, au XVe siècle. Auparavant, Moscou vit d’abord sous la tutelle des princes de Vladimir et Souzdal, puis sous le joug tatar. Quant à son « style », ce jeune État ne le trouve vraiment qu’avec son petit fils Ivan IV, lorsqu’il se proclame « Tsar de toutes les Russies » et non plus Kniaz ( « prince ») en 1547, et invente l’autocratie russe. L’un des piliers de son pouvoir sera constitué par la caste des opritchniki, ces cavaliers de noir vêtus qui feront régner la terreur sur le territoire qui n’appartient qu’à lui — l’opritchnina —, le reste étant confié aux boyards. D’où le nom qui lui est resté dans l’histoire : Ivan Grozny — Ivan le Terrible. L’un des plus odieux faits d’armes de cette garde de fer fut le sac de la ville de Novgorod en 1570 qui paracheva l’anéantissement de la riche République éponyme qui avait, elle, résisté à la domination tatare et qui s’étendait de la Baltique à l’Oural, au nord de Moscou. Ce massacre qui fit plusieurs milliers de morts eut lieu presque un siècle après l’annexion de la République de Novgorod par Ivan III. Il manifestait la volonté du premier tsar de faire disparaître toute trace d’une tradition politique autre que l’autocratie. Quant à la couleur noire de la tenue des opritchniki, il se trouve que c’est celle que Vladimir Poutine a choisie personnellement pour les uniformes du FSB, en 2006 — signe qu’il inscrivait sa manière de « régner » dans la ligne de la volonté impériale du premier des tsars, Ivan IV.

Rappelons au passage que si la Russie s’étend jusqu’au Pacifique, ce qui permet à Poutine de la présenter comme tournée vers l’Asie, au moment où il ferme la fenêtre vers l’Europe qu’avait voulu ouvrir Pierre le Grand, ce n’est pas que la Russie ait été « naturellement » asiatique. Il n’y a, avant Ivan IV, pas de peuple russe au-delà de l’Oural. Et c’est Ermak et ses cosaques qui franchiront cette barrière naturelle qui marque l’extrémité orientale de l’Europe pour repousser les attaques tatares menaçant le commerce du sel et des fourrures qui faisait la richesse de la famille Stroganov… Si la Russie se pense depuis le XIXe siècle, avec Tchaadaïev, comme une puissance eurasienne, c’est en raison d’une politique de colonisation tout à fait déterminée, menée avec une volonté impériale.

Quant au regard de la Russie sur l’Europe, les Européens qui douteraient de sa volonté impériale feraient bien de se souvenir de la manière dont le philosophe et historien tchèque Jan Patočka le caractérisait dans son essai de 1975 sur « L’Europe et l’héritage européen à la fin du XIXe siècle » : « Le vieux concept de Pierre le Grand, l’idée d’exploiter l’Europe sans s’y soumettre, mais, au contraire, de s’en rendre maître, admet deux possibilités : soit un rapprochement plus ou moins grand avec l’Europe, soit une clôture sur soi dans l’attente du moment propice1. »

Aussi devrions-nous craindre davantage la Russie et ses rêves de puissance que les conséquences de l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne. Nous devrions plutôt regarder celle-ci comme membre à part entière de l’Europe et de sa culture politique et spirituelle. D’autant que cela ne date pas d’hier.

L’Ukraine, nation européenne

Au XVe siècle, alors que naissait l’autocratie moscovite, se formaient entre le Don et la Volga, autour du Dniepr (dans la région de Zaporijjia), sur le territoire de ce qui prendra plus tard le nom d’Ukraine, les groupes de Cosaques — le mot pourrait avoir d’abord désigné des escortes de convois ou… des pillards. Ces groupes ou ces bandes rassemblaient des individus en rupture de ban, des paysans, des aventuriers, des mercenaires, voire des hors-la-loi… Toute une variété de gens qui cherchaient à se soustraire aux pouvoirs des Princes ou des Tatars. Ils se sont peu à peu organisés à partir de ce que l’anthropologue Marcel Détienne appelle des « assemblées de paroles », et ils élisaient leur chef (l’hetman) au suffrage universel. Peu à peu, ce principe d’une organisation politique fondée sur la délibération s’est institué.

C’est ainsi qu’est né l’hetmanat — sorte de proto-État démocratique — qui a joué un grand rôle dans l’histoire de l’Ukraine. Il s’est développé en lien avec la Rzeczpospolita obojga narodów, la République des deux nations, qui a réuni à partir de 1569 le Grand-Duché de Lituanie et le Royaume de Pologne, dont le monarque était élu par un Parlement, la Diète. Cette République a perduré jusqu’aux trois partages de la Pologne (1772, 1793 et 1795) et a longtemps englobé une bonne partie du territoire de l’actuelle Ukraine. Par la délibération politique et la prise en compte de la pluralité et de l’altérité, la culture politique ukrainienne s’est donc très vite fondamentalement différenciée de celle de la Moscovie, devenue entre-temps la Russie, fondée dès l’origine sur « la verticalité du pouvoir ». D’ailleurs, le servage n’y existait pas avant que Pierre le Grand, puis Catherine II ne l’imposent après avoir soumis les Cosaques.

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Peintre inconnu. Cosaque Mamaï. Entre 1780 et 1840. Musée Ivan-Honchar // Domaine public

Ajoutons que sous la Rzseczpospolita les bourgeois de Kyïv créèrent en 1615 l’Académie Mohyla — tout d’abord comme École de la fraternité de Kyïv — sur le modèle des établissements d’enseignement jésuites. On y enseignait en latin. Ce qui témoigne de l’ancienneté des liens entre le monde ukrainien et l’Ouest européen. Quant au moine de la Laure de Kyïv, Épiphane Slavinetsky, auquel le patriarche de Moscou Nikon fit appel au XVIIe siècle pour redonner à la liturgie orthodoxe russe la pureté qu’elle avait perdue au contact des traditions populaires, il avait étudié au sein de la Fraternité de Kyïv, et était un disciple du grand philosophe tchèque protestant, Jan Amos Komensky, dit Coménius. C’est dire, là encore, l’appartenance de l’Ukraine à l’espace culturel et spirituel européen, et la qualité de ses élites. À cet égard, il est marquant que, très vite après la proclamation de l’Indépendance, Kyïv a voulu faire renaître l’Académie Mohyla, fermée par les bolcheviks dès 1917, pour en faire une université modèle de l’Ukraine libre.

Cette appartenance s’est manifestée dans la résistance culturelle ukrainienne que Moscou s’est constamment attachée à réprimer. C’est parce qu’elle s’est transmise en dépit de cette répression très souvent brutale que la jeunesse ukrainienne — et pas seulement elle — s’est soulevée par deux fois depuis la proclamation de l’indépendance, en 1991 : en 2004, avec la Révolution orange, et en 2013-2014, avec l’Euromaïdan, précisément parce qu’elle ne voulait pas renoncer à cette appartenance à l’Europe, à sa culture plurielle et à l’exercice de la démocratie fondée sur la délibération.

Nous avons donc besoin de reconnaître l’Ukraine pour ce qu’elle est : autre chose qu’un glacis géopolitique entre nous et l’empire moscovite. Il est urgent qu’elle ne soit plus pour nous une terra incognita au cœur même de notre continent et de notre civilisation. Qu’on ne dise pas d’elle, à la manière de ce qu’Alfred Jarry écrivait de la Pologne au début d’Ubu roi : « L’action se déroule en Ukraine, c’est-à-dire nulle part ». De Lviv à la Crimée, en passant par Kyïv, Odessa et Kharkiv, reconnaissons que les Ukrainiens participent de manière pleine et entière à la construction d’un modèle européen qui montre l’inanité des projets politiques reposant sur les seuls rapports de forces et sur les seuls calculs des intérêts à court terme.

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Jean-François Bouthors est journaliste et essayiste, collaborateur de la revue Esprit et éditorialiste à Ouest-France. Il est auteur de plusieurs livres dont Poutine, la logique de la force (Éditions de l’Aube, 2022) et Démocratie : zone à défendre ! (Éditions de l’Aube, 2023). Il a été, avec Galia Ackerman, l’éditeur des livres d’Anna Politkovskaïa aux Éditions Buchet/Chastel.

Notes

  1. Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, La Grasse, Verdier, 1981.

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