Le 6 mars, le journaliste Roman Ivanov, de la ville de Korolev, a été condamné à sept ans de colonie pénitentiaire pour trois posts sur sa chaîne Telegram au sujet des massacres de Boutcha, considérés comme des « fakes sur l’armée russe ». En effet, le ministère de la Défense ne reconnaît pas la responsabilité de l’armée russe et qualifie ces massacres, pourtant internationalement reconnus, de mise en scène. Desk Russie publie la dernière déclaration du journaliste à son procès. Un texte bouleversant.
Votre Honneur, je n’ai pas préparé mon dernier mot, je vais donc dire ce que je pense.
Je ne veux pas parler et discuter du journalisme, de ses problèmes en Russie, parce qu’il n’y a plus de journalisme en Russie. Je ne veux pas parler du système judiciaire, du tribunal, parce que le système judiciaire et la justice en Russie n’existent plus. Je ne veux pas parler de politique, qui n’existe pas non plus en Russie. Je veux simplement parler de nous, de tous les gens, des Russes. Je veux dire que ce que nous voulons tous, c’est être heureux.
Les êtres humains sont ainsi faits qu’ils rêvent à leur bonheur. Ceux qui ont intenté cette affaire criminelle contre moi, qui m’ont poursuivi, qui me jugent, qui me gardent, seront-ils heureux ? Si je suis malheureux, si ma famille est malheureuse ? Bien sûr que non. Nous devrions nous demander pourquoi nous semons la misère et le malheur autour de nous, et pourquoi une avalanche de misère et de malheur a couvert notre pays.
Travaillant comme journaliste indépendant dans la ville de Korolev, j’ai essayé de répondre à la douleur humaine, de réagir à tout problème, d’aider tout le monde. Pour moi, peut-être, l’une des pires conséquences de ce procès est que, pendant longtemps, les habitants de Korolev seront privés de mon aide. Je ne pourrai pas mettre en lumière les problèmes qui se posent à eux. Je ne pourrai pas leur dire la vérité sur ce qui se passe réellement dans la ville de Korolev. Je ne ferai plus d’émission en direct depuis le siège de la commission électorale territoriale pour que les gens sachent comment les résultats des élections sont traités dans la ville de Korolev. C’est probablement la chose la plus désagréable pour moi.
J’ai parlé de bonheur, mon discours sera peut-être décousu. Mais vous savez, on ne peut être heureux qu’avec une personne qui l’est elle-même. Je me considère comme une personne heureuse parce que j’ai mes amis, qui sont toujours là pour moi. J’ai ma famille, avec laquelle je n’ai pas communiqué depuis 10 mois. J’ai ma bien-aimée. Je suis l’homme le plus chanceux du monde parce qu’elle a accepté de m’épouser. Je ne sais pas pourquoi vous essayez de me rendre malheureux. Je suis désolé pour ma famille, pour ma femme. Parce que j’avais de grands projets pour nous. Nous voulions devenir parents. Maintenant, on ne sait pas ce qui va se passer avec tout ça.
J’étais heureux dans ma profession. Heureux d’aider les gens. J’avais de grands projets professionnels. Il y avait beaucoup de sujets que je voulais aborder. Développer mon projet. En réalité, ça aussi je peux quasiment faire une croix dessus.
Comme je l’ai dit, je ne sais pas pourquoi on veut me rendre malheureux. C’est incompréhensible pour moi. Mais je serai quand même heureux. Et en tant que personne heureuse, je répandrai la bonté et le bonheur autour de moi. Je n’ai de rancune envers personne. Je n’en veux pas à ceux qui ont défoncé la porte de mon appartement, qui ont fouillé mon appartement. Je n’en veux à personne. Ce n’est pas une bonne manière d’être.
Au tout début, j’ai dit que notre pays était recouvert par une avalanche de chagrin que personne ne veut voir. Tout comme personne ne veut voir que ce chagrin m’est tombé dessus. Tout le monde a l’impression qu’il est normal que des personnes qui n’ont rien fait de mal se retrouvent en cage. Et il est effrayant que ce malheur se répande en dehors de notre pays. Qu’à cause de nous, d’autres gens souffrent.
Dès le début, j’ai parlé dans mes publications sur le caractère criminel de l’opération militaire spéciale. Dès le début, j’ai affirmé qu’elle n’apporterait que misère et chagrin. Il n’y aura pas de bonheur. Tout le monde a lu dans son enfance L’oiseau bleu de Maeterlinck. Le sujet, c’est la quête du bonheur. Il s’agit d’attraper cet oiseau dans ses mains. Et le moment le plus effrayant de ce livre est celui où Til-Til cherche l’oiseau bleu dans le palais de la Reine de la nuit. Il doit ouvrir la porte de la grotte derrière laquelle se trouve la Guerre. Il n’a jamais rien vu de plus horrible dans sa vie que de l’ouvrir une seconde et de la refermer aussitôt. Or, de nos jours, cette porte n’est plus seulement entrouverte, elle est grande ouverte.
Si je suis malheureux et que ma famille est malheureuse, ce sort s’abattra sur tout le monde tôt ou tard. C’est comme ça que le malheur se propage comme une avalanche.
En conclusion, je voudrais raconter, je pense, une histoire personnelle qui s’est logée dans mon cœur, dans mon âme.
Ma femme et moi sommes allés en Ukraine à l’été 2018, j’ai tout simplement pris le volant et nous sommes allés en vacances dans la région d’Odessa. C’était en 2018, alors que tout le monde me disait qu’on ne pouvait pas aller là-bas, qu’ils verraient que nous étions russes, qu’on serait tués là-bas. Rien de tel ne nous est arrivé. Nous avons parcouru toute la région d’Odessa le long de la côte, jusqu’à jusqu’à la frontière roumaine. Nous avons voyagé avec une tente, en nous arrêtant dans des endroits touristiques. Nous avons croisé beaucoup d’Ukrainiens de différentes villes. Il y avait même une tente avec le drapeau national. Et même ces personnes ne nous ont rien dit. Ils ne se sont pas plaints, alors que la guerre était déjà en cours. Elle se déroulait à Donetsk, à Louhansk. Tout le monde était heureux de nous voir, nous avons eu de merveilleux échanges avec tout le monde. Parce que nous ne sommes pas venus là sur un char d’assaut. Et nous ne sommes pas venus avec le droit du plus fort.
J’ai été très surpris de voir qu’il n’y avait pratiquement pas de Russes en Ukraine. En été, la mer Noire est magnifique, tout le monde vient en vacances, dans ces endroits fabuleux. Les Ukrainiens viennent en vacances, les Polonais viennent en vacances, les Baltes viennent en vacances, les Moldaves de Transnistrie viennent en vacances. Et il n’y a pratiquement pas de Russes. Ils regardaient le numéro d’immatriculation de notre voiture d’un drôle d’air — ce sont des plaques de Moscou. J’ai eu mal au cœur lorsque j’ai réalisé que nos nations avaient été déchirées, que ce pouvoir criminel avait déchiré des gens si proches.
Mais c’est alors que s’est produit l’épisode le plus important. Nous nous trouvions à Lebedevka, dans un endroit très prisé par ceux qui partent en vacances avec des tentes au bord de la mer en Ukraine. Il y avait là une famille de la banlieue de Kyïv, de Bila Tserkva. Parents et enfants. Un garçon, âgé de neuf ans, et une fille un peu plus jeune. Nous sommes devenus amis avec eux, nous avons joué ensemble à des jeux de société. Mais j’ai remarqué que les enfants étaient un peu tendus. C’était un peu bizarre pour moi. Et puis, à un moment donné, une chose choquante s’est produite. Le garçon a commencé à demander si nous venions vraiment de Russie. Nous avons répondu que oui, nous venions de Russie. Et il nous a demandé si nous venions vraiment de Moscou. Je lui ai expliqué que nous venions de la ville de Korolev, non loin de Moscou. Il est resté silencieux, puis il m’a demandé, très sérieusement, sans aucune plaisanterie : « Et vous ne nous tuerez pas ? » Dire que j’étais choqué, c’est ne rien dire.
J’en ai parlé à ses parents et je leur ai demandé pourquoi les enfants nous disaient cela. Le père m’a répondu que c’était à cause de la guerre dans le Donbass, parce qu’on leur expliquait à l’école que la Russie était un ennemi de l’Ukraine et qu’elle avait des projets d’agression. Je leur ai demandé d’expliquer aux enfants que les Russes ordinaires ne voulaient aucun mal aux Ukrainiens, qu’il s’agissait d’un problème au niveau des hauts dirigeants russes.
Plusieurs années se sont écoulées, et aujourd’hui, en 2024, je pense avec horreur que j’ai trompé ces enfants, en leur disant de ne pas avoir peur, que rien ne se passerait, que nous ne les tuerions pas. Malheureusement, nous les tuons. Je ne sais pas ce qu’il est advenu de cette famille, car des missiles ont également touché Bila Tserkva. Mais je me souviens toujours d’eux. Et je pense que lorsque nous nous reverrons, il me sera très difficile de leur parler comme dans le passé.
J’ai publié mon premier post sur la situation à Boutcha pour que les Russes se rendent compte de l’horreur de la guerre. Qu’elle n’apporte rien d’autre que la peur, la douleur, le chagrin, la destruction, les pertes. Dans le pays voisin, mais aussi dans le nôtre. Des milliers de familles ont perdu leurs proches — des pères, des enfants, des fils ne sont pas revenus du front. Et d’autres familles attendent avec horreur l’arrivée d’un avis de décès.
Nous devons nous rendre compte que tout ce qui s’est passé est de notre faute. Je reconnais que ce qui s’est passé est de ma faute. En tant que citoyen russe qui a permis que cela se produise, qui a permis aux autorités russes de prendre des décisions aussi catastrophiques. En tant que journaliste qui n’a pas réussi à toucher la société et à expliquer que le droit du plus fort date du Moyen-Âge, que nous vivons au XXIe siècle et qu’il est tout simplement monstrueux et bas de se délecter de ces passions de l’âge des cavernes.
Que pouvons-nous faire dans cette situation ? Honnêtement, je ne sais pas. Mais je voudrais demander pardon à tous les citoyens d’Ukraine. Notre pays leur a apporté le malheur, les a privés de parents, d’êtres chers, d’amis, qui ne reviendront jamais. Je demande pardon non pas au nom de mon pays, mais en mon nom propre, citoyen de la Fédération de Russie, Roman Viktorovitch Ivanov. Je veux m’agenouiller devant les parents des personnes qui ont été tuées à Boutcha. Et bien que je ne sache pas qui les a tuées, ces morts sont la conséquence de la politique de notre pays. Je vous remercie.
Traduit du russe par Desk Russie.
Lire la version originale.
Roman Ivanov est un prisonnier politique russe. Journaliste à Korolev, près de Moscou, il écrivait au sujet des problèmes locaux sur la chaîne Telegram Tchestnoe Korolevskoïe et était correspondant du média indépendant RusNews. Il était harcelé par les autorités depuis 2020. En avril 2023, après plusieurs publications sur les crimes de guerre commis par l'armée russe en Ukraine, il est arrêté pour « diffusion de fausses informations sur l'armée russe ». En mars 2024, il est condamné à 7 ans de colonie pénitentiaire.