Le déni occidental de l’européanité de l’Ukraine et ses conséquences

L’intellectuel ukrainien revient sur la perception de l’Ukraine par les Occidentaux qui, pendant ces deux derniers siècles au moins, a été influencée par le « savoir impérial » russe, ce récit développé par l’Empire russe pour légitimer son hégémonie sur l’Ukraine. La longue non-reconnaissance de l’européanité de l’Ukraine par l’Europe a renforcé les ambitions russes et coûté des dizaines de milliers de vies ukrainiennes et des destructions massives. 

Dans les premiers jours de mars 2022, alors que les troupes russes s’approchaient des faubourgs de Kyïv et que les médias internationaux se concentraient principalement sur les lignes de front ukrainiennes, la réunion informelle des dirigeants de l’UE à Versailles n’a pas attiré l’attention des journalistes, et le document qu’ils ont adopté n’a pas été examiné avec attention. Le langage insipide de la déclaration de Versailles ne diffère guère des déclarations antérieures de l’UE sur l’Ukraine, réduites essentiellement à une « reconnaissance » non contraignante des « aspirations européennes et du choix européen » de l’Ukraine et à de vagues promesses de « renforcer encore nos liens et d’approfondir notre partenariat afin d’aider l’Ukraine à poursuivre sa voie européenne ». Cette fois, cependant, une courte phrase a été ajoutée aux révérences rituelles pour marquer une véritable percée dans les relations longues et ambiguës entre l’UE et l’Ukraine. Apparemment simple et ordinaire, cette phrase était absolument inimaginable quelques semaines auparavant. « L’Ukraine, indique le document, appartient à notre famille européenne. »

Cela pourrait sembler trop évident, voire trivial, si l’on ne se souvient pas qu’au cours des dernières décennies, la langue officielle de l’UE a été soigneusement nettoyée de toute formulation qui aurait pu faire allusion à l’européanité de l’Ukraine. En effet, les fonctionnaires de l’UE pensaient qu’une telle allusion aurait pu impliquer, au moins théoriquement, l’éligibilité de l’Ukraine à l’adhésion. Comme me l’a dit un jour un diplomate français, il s’agissait là d’un véritable cauchemar pour l’UE, comparable uniquement à l’éventuelle adhésion de la Turquie. C’est pourquoi aucun document de l’UE n’a jamais fait référence à l’Ukraine comme à un « État européen », mais a plutôt employé des euphémismes délicats comme « pays partenaire » ou « pays voisin », et l’a prudemment repoussée sur les cartes mentales à une distance sûre, dans un espace nébuleux. C’est pourquoi aussi toutes les ouvertures de l’Ukraine vis-à-vis de l’UE ont été accueillies par une « reconnaissance » polie de ses aspirations européennes — une phrase d’accroche frustrante qui signifiait quelque chose comme « donne-moi ton numéro de téléphone, je t’appellerai plus tard ».

La véritable signification de cette politesse s’est révélée dans les déclarations moins formelles de nombreux fonctionnaires de l’UE. Il suffit de mentionner la célèbre remarque de Romano Prodi selon laquelle l’Ukraine « a autant de raisons d’être dans l’UE que la Nouvelle-Zélande » (parce que les Néo-Zélandais, selon lui, ont également une identité européenne). Ou, encore plus méprisante, la boutade de Günter Verheugen selon laquelle « quiconque pense que l’Ukraine devrait être intégrée à l’UE devrait peut-être présenter l’argument selon lequel le Mexique devrait être intégré aux États-Unis »1. Pour de nombreux Ukrainiens qui, sous tous les gouvernements, ont massivement soutenu l’adhésion à l’UE, ce fut une véritable douche froide. En particulier pour ceux qui ont brandi les drapeaux bleus de l’UE à Maïdan sous les matraques de la police et les balles des tireurs d’élite en 2014, et qui considéraient leur « appartenance européenne » comme un élément clé de leur identité ukrainienne.

Deux dénis

Le déni occidental persistant de l’européanité de l’Ukraine est allé de pair avec le déni russe de l’existence de l’Ukraine. Sur le plan politique, ces deux dénis ont été formulés différemment et ont eu des conséquences incomparablement différentes — purement institutionnelles dans un cas et militaro-génocidaires dans l’autre. (Quant à savoir dans quelle mesure le premier déni a facilité le second, c’est une autre question.) Sur le plan épistémologique, cependant, les deux dénis provenaient de la même racine, qui peut être définie, d’après Edward Saïd et Ewa Thomson, comme le « savoir impérial » — un système de récits que tout empire développe sur lui-même et sur les colonies pour renforcer et légitimer son hégémonie. Dans les deux cas, c’est le savoir impérial russe qui a inspiré la vision russe et occidentale de l’Ukraine, même si, dans ce dernier cas, il a été complété bien sûr par une certaine expérience locale et des contraintes idéologiques et éthiques. 

Le « déni de l’Ukraine » russe a des racines ontologiques beaucoup plus profondes, car il est étroitement lié à la manière dont l’identité impériale russe a été construite — en s’appropriant l’histoire, le territoire et l’identité de l’Ukraine (et du Bélarus) et en plaçant l’Ukraine / Kyïv au centre même du mythe impérial de l’origine. L’Ukraine indépendante, par son existence, ébranle cette mythologie et remet en question les fondements de l’identité impériale russe. L’Ukraine en tant qu’État-nation souverain provoque, chez les Russes impériaux, une insécurité et une anxiété ontologiques. Poutine, qui qualifie l’Ukraine indépendante d’ « anti-Russie » et la définit comme une « menace existentielle » pour son pays, a raison d’une certaine manière. L’Ukraine est en effet une « anti-Russie » dans la mesure où son identité nationale est incompatible avec l’identité impériale russe. Elle constitue également une « menace existentielle » pour la Russie en tant qu’empire, mais aussi une chance pour l’émergence de la Russie en tant qu’État-nation.

Les nations occidentales qui ont accepté sans critique et normalisé, depuis le XVIIIe siècle, le savoir impérial russe, ont aussi largement accepté le « déni de l’Ukraine » en tant que partie intégrante de ce savoir. Les Occidentaux ont partagé ce « savoir » jusqu’aux années 1990 et beaucoup le partagent encore, mais leur « déni de l’Ukraine » n’était pas motivé par une quelconque insécurité ou anxiété ontologique. Il reflétait simplement la mythologie russe qui convenait parfaitement à leurs propres politiques cyniques, c’est-à-dire « réalistes », vis-à-vis de la Russie et de l’Ukraine [s’y ajoute une autre facteur, l’ignorance abyssale de l’Ukraine, NDLR]. Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée, on a accepté l’indépendance de l’Ukraine comme un fait accompli, étayé par des normes et des procédures juridiques plutôt que par des arguments culturels et historiques (si chers, sous une forme perverse, à Poutine et à ses acolytes). 

Le désir déclaré de l’Ukraine de « retourner en Europe », c’est-à-dire de rejoindre les institutions euro-atlantiques, était une autre histoire. On peut affirmer, de manière plus générale, que le désir des Européens de l’Est (et de l’Ukraine en particulier) de rejoindre l’UE et l’OTAN a remis en question les notions établies d’ « européanité » et a provoqué, d’une certaine manière, un bouleversement ontologique. Alors que l’anxiété des Russes provenait du sentiment que leur identité impériale sans l’Ukraine était incomplète, l’anxiété des Européens provenait du sentiment inverse, à savoir que leur identité (et pas seulement leur bien-être) serait menacée par un corps étranger douteux. Il était tout à fait naturel pour eux de réadapter l’ancien « déni de l’Ukraine », induit par l’épistémologie, en un déni plus approprié de l’identité et de l’appartenance européennes de l’Ukraine. 

Pour étayer ce nouveau récit, essentiellement anti-ukrainien, certains éléments du savoir impérial russe (qui n’avaient jamais été correctement révisés et rejetés en Occident) ont de nouveau été utilisés. L’un d’entre eux, peut-être le plus important dans les nouvelles circonstances, était le récit exagéré de l’affinité primordiale russo-ukrainienne, de l’interconnexion et de la quasi-impossibilité d’exister l’un sans l’autre. Cet argument était également bénéfique en termes pratiques puisqu’il justifiait une politique cynique de « Russie d’abord » au détriment de ses anciens satellites, assignés tacitement à la « sphère d’influence légitime » de la Russie, c’est-à-dire à son « arrière-cour ».

Ainsi, les ministères des Affaires étrangères allemand et français ont conclu dans un rapport conjoint classifié que « l’admission de l’Ukraine [dans l’UE] impliquerait l’isolement de la Russie», de sorte qu’ « il suffit de se contenter d’une coopération étroite avec Kiev »2 ; l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing a affirmé que seule « une partie de l’Ukraine a un caractère européen » tandis que l’autre partie a « un caractère russe », ainsi cette autre partie « ne peut appartenir à l’Union européenne tant que la Russie n’est pas admise dans l’UE »3 ; et son collègue allemand, l’ancien chancelier Helmut Schmidt assurait que « jusqu’en 1990, personne à l’Ouest ne doutait que l’Ukraine avait appartenu pendant des siècles à la Russie. Depuis lors, l’Ukraine est devenue un État indépendant, mais ce n’est pas un État-nation »

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Poutine reçoit Valéry Giscard d’Estaing en mai 2015 // kremlin.ru

Dans un article récemment publié, Timothy Garton Ash se souvient qu’en 2004, après la spectaculaire révolution orange, il a exhorté le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, à déclarer publiquement que l’Union européenne souhaitait que l’Ukraine devienne un jour membre. « Si je le faisais, a répondu M. Barroso, je me ferais immédiatement gifler par deux grands États membres [la France et l’Allemagne] ». Une porte-parole du commissaire européen chargé des relations extérieures a candidement clarifié la question : « Il faudra d’abord discuter de la question de savoir si ce pays est européen. »

Un amour sans contrepartie

Ce n’est que dans ce contexte que l’on peut apprécier à sa juste valeur le changement tectonique de l’attitude de l’UE à l’égard de l’Ukraine, indiqué notamment dans cette courte phrase de la déclaration de Versailles. Il est arrivé trop tard, cependant, et à un prix trop élevé : de vastes pans du territoire ukrainien ont été occupés, des villes ont été détruites et des milliers de citoyens ont été tués. Les Ukrainiens peuvent avoir de bonnes raisons d’éprouver des (re)sentiments anti-occidentaux puisqu’ils ont été plutôt trahis et négligés que reconnus et soutenus par leurs « compatriotes » occidentaux tout au long de leur histoire. Mais la seule alternative était la Russie, un État autocratique voyou, déterminé à assimiler les Ukrainiens ou à les détruire physiquement. 

Contrairement à la sagesse occidentale communément médiatisée, un certain consensus sur l’« intégration européenne » de l’Ukraine existait dans la société ukrainienne bien avant la « révolution Euromaïdan » de 2013-2014, même si de nombreuses personnes espéraient (assez naïvement) combiner la dérive vers l’ouest de l’Ukraine avec de bonnes relations avec la Russie. Ils n’ont pas soutenu la tentative d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, étant pleinement conscients de la sensibilité de cette question pour Moscou, mais ils ne s’attendaient pas à l’époque à ce que l’accord purement économique avec l’UE suscite une colère similaire. L’Anschluss russe de la Crimée et l’invasion du Donbass ont mis fin à l’ambivalence des Ukrainiens. Leur soutien à l’OTAN, depuis 2014, est devenu aussi fort que celui à l’UE.

La déclaration de Versailles de 2022, qui a finalement reconnu l’appartenance de l’Ukraine à « notre famille européenne » et ouvert une voie épineuse vers une éventuelle adhésion à l’UE, a rapproché les « rêves européens » ukrainiens de la réalité comme jamais auparavant. La même année, cependant, avec l’invasion russe totale, les « cauchemars eurasiens » ukrainiens sont devenus aussi réels que jamais auparavant. Les enjeux de la lutte actuelle s’en trouvent considérablement accrus, d’où la nécessité de mobiliser toutes les ressources, y compris symboliques, au plus haut point.

Le manuel de Kundera

L’opinion publique est certainement une de ces ressources, tant au niveau national qu’international. Ces dernières années, les Ukrainiens ont perdu toute ambivalence vis-à-vis de la Russie, de l’Occident ou de l’indépendance nationale ; ils savent aujourd’hui qu’il s’agit d’une guerre existentielle, d’une guerre de survie nationale. Mais l’opinion internationale est une autre affaire. L’essai fondateur de Milan Kundera, Tragédie de l’Europe de l’Est, pourrait nous fournir, à l’occasion du 40e anniversaire de sa publication, quelques leçons sur les stratégies rhétoriques qui peuvent être employées et celles qui ne devraient probablement pas l’être.

Tout au long de son essai, Kundera poursuit deux objectifs clairs : premièrement, persuader les lecteurs occidentaux que la soi-disant « Europe centrale » (essentiellement les nations de l’ancien empire des Habsbourg occupées finalement par les Soviétiques) partage une culture et une histoire communes avec l’Occident à un tel degré que l’Europe « occidentale » (= l’Europe en général) sans eux reste incomplète, ontologiquement incertaine. Et deuxièmement, rappeler aux Occidentaux leurs dettes et leurs péchés vis-à-vis de l’ « Europe centrale » — principalement les péchés de négligence et de trahison —, évoquer le sentiment de culpabilité et d’empathie, et le canaliser vers une plus grande sensibilisation du public à l’Europe centrale et un soutien plus fort à ses aspirations « européennes », en fait antisoviétiques / anticommunistes.

Il y avait également un troisième récit, complémentaire, qui soutenait les deux lignes discursives principales. Il s’agissait d’une référence récurrente à la Russie et / ou à l’Union soviétique qui, en tant que force « asiatique » sombre, offrait un contraste approprié avec l’impeccable européanité des trois nations choisies par Kundera et, d’autre part, rappelait implicitement la trahison de Yalta et d’autres méfaits occidentaux, contribuant ainsi au jeu du blâme et au sentiment de culpabilité de l’Occident.

Il n’existe cependant aucune preuve évidente que l’essai de Kundera ait eu un impact significatif sur les lecteurs occidentaux au-delà d’un cercle étroit d’intellectuels qui savaient quelque chose, et qui se souciaient un peu des questions relatives à l’Europe de l’Est. L’un d’entre eux, le célèbre publiciste Timothy Garton Ash, a apprécié le concept de Kundera comme un rappel opportun aux Occidentaux que la région est quelque chose de plus que des « notes de bas de page de la soviétologie » : « Berlin-Est, Prague et Budapest, écrit-il, ne sont pas tout à fait dans la même position que Kiev ou Vladivostok » , et « la Sibérie ne commence pas à Checkpoint Charlie »4. (La question de savoir si la Sibérie commence vraiment à Kyïv et si la capitale ukrainienne est exactement « dans la même position que Vladivostok » n’a pas été débattue à l’époque, ce qui a eu des conséquences dramatiques visibles aujourd’hui).

En Europe de l’Est, l’essai de Kundera, diffusé illégalement, a probablement joué un rôle mobilisateur beaucoup plus puissant à l’époque qu’à l’Ouest. Il a été largement perçu comme un argument en faveur de l’ « appartenance européenne » de la région et comme une revendication passionnée pour le « retour à l’Europe », à la « normalité », à la libération de la domination soviétique. Son essence exclusiviste est apparue bien plus tard, dans les années 1990, lorsque la notion d’ « Europe centrale » a été instrumentalisée par les nations en question pour se frayer un chemin vers les clubs d’élite de l’UE et de l’OTAN, tout en contournant des codétenus moins « centraux » et moins « européens » issus du même camp soviétique. Comme l’a remarqué avec amertume le philosophe ukrainien Volodymyr Yermolenko, « l’idée de “l’Occident kidnappé” a peut-être été libératrice pour l’Europe centrale, mais elle a été désastreuse pour l’Europe située plus à l’est. Au lieu d’abattre le mur entre l’Est et l’Ouest, elle l’a simplement déplacé vers l’Est. L’idée aurait dû être utilisée pour combattre le totalitarisme partout, mais au lieu de cela, elle l’a localisé géographiquement dans les territoires de l’ex-URSS, plaçant ainsi une “malédiction” permanente sur nos terres d’Europe de l’Est… Au lieu de rester fidèle à son propre dicton et de voir à quel point le continent européen est diversifié, [Kundera] a choisi de le diviser en deux parties, en opposition l’une à l’autre — l’Ouest humaniste contre l’Est démoniaque qui avait volé une partie [de l’Europe centrale] à l’Ouest. »

Une nouvelle réalité

Aujourd’hui, dans leurs messages à l’Occident, les Ukrainiens utilisent tous les récits utilisés autrefois par Kundera. Ils soulignent leur « européanité », leur affinité culturelle et leur interconnexion historique. Ils rappellent aux Occidentaux leurs fautes et leurs maladresses vis-à-vis de l’Ukraine et de la Russie, leur longue complaisance à l’égard du régime voyou, leur trahison du mémorandum de Budapest et bien d’autres méfaits, s’efforçant apparemment de réveiller la conscience de leurs interlocuteurs. Ils construisent l’image de l’Ukraine en l’opposant totalement à la démoniaque Russie et affirment qu’aujourd’hui, c’est le pays des menteurs et des tueurs plutôt que des grands compositeurs et écrivains, comme trop d’Occidentaux crédules préfèrent encore le croire commodément. Enfin, les Ukrainiens utilisent un autre argument que Kundera n’a mentionné qu’une seule fois, au tout début de son essai, en évoquant les derniers mots prononcés par le radiodiffuseur hongrois lors de l’insurrection de Budapest en 1956 : « Nous allons mourir pour la Hongrie et pour l’Europe ». Cette phrase semble devenir le principal message ukrainien aujourd’hui : « Nous mourrons pour votre sécurité, votre liberté, vos valeurs. Nous mourrons pour l’ordre international, les principes, la justice. »

Malgré toutes ces similitudes rhétoriques, il existe cependant une profonde différence. Les Ukrainiens d’aujourd’hui peuvent s’appuyer sur des arguments dont Kundera ne disposait pas à l’époque. En effet, l’ordre de la guerre froide était fondé sur les accords de Yalta, réaffirmés par les accords d’Helsinki qui stipulaient, comme l’a fait remarquer Przemysław Czapliński, « l’inviolabilité des frontières et, par conséquent, l’inviolabilité de la narration ». Les Ukrainiens peuvent désormais utiliser des arguments juridiques qui sont entièrement de leur côté. Les arguments culturels, historiques et même moraux (surtout en politique) peuvent être contestés, tandis que les règles et les accords écrits sont beaucoup plus clairs. Quels que soient les fantasmes de Poutine sur le caractère « artificiel » de l’Ukraine et le droit spécial de la Russie à la détruire, il existe un fait indéniable d’agression contre un État souverain, une violation flagrante de la charte des Nations Unies et de documents bilatéraux et multilatéraux, un crime de guerre flagrant et un crime de génocide de plus en plus évident. Cela ne rend pas les arguments historiques, culturels et autres non pertinents ou redondants, mais les relègue inévitablement à un rôle secondaire, auxiliaire.

Les Ukrainiens peuvent avoir les mêmes illusions sur l’Occident que Kundera et sa génération, mais ils ont certainement plus de confiance en eux grâce à leur vécu récent. C’est ce qu’a exprimé le président ukrainien le premier jour de la guerre, dans sa réponse présumée aux diplomates américains qui lui proposaient d’être évacué de Kyïv vers un lieu plus sûr : « J’ai besoin de munitions, pas d’un chauffeur. »

La véritable tragédie de la nouvelle « Europe centrale » qui s’est déplacée vers l’est, c’est qu’elle a été reconnue trop tard et à un prix trop élevé. Et le bilan n’est pas encore définitif.

La recherche pour cette publication a été soutenue par la Fondation pour la science polonaise dans le cadre du programme FOR UKRAINE.

Traduit de l’anglais par Desk Russie.

Mykola Riabtchouk est directeur de recherche à l'Institut d'études politiques et des nationalités de l'Académie des sciences d'Ukraine et maître de conférences à l'université de Varsovie. Il a beaucoup écrit sur la société civile, la construction de l'État-nation, l'identité nationale et la transition postcommuniste. L’un de ses livres a été traduit en français : De la « Petite-Russie » à l'Ukraine, Paris, L'Harmattan, 2003.

Notes

  1. Comme le rapporte Oleg Varfolomeyev, « The EU’s Unwanted Stranger ? » Transitions Online, 12 juillet 2002. Günter Verheugen est un homme politique allemand, membre du SPD, qui fut notamment chargé de l’élargissement de l’UE dans la Commission Prodi (1999-2004). [NDLR]
  2. Cité dans « New Neighbourhood – New Association. Ukraine and the European Union at the beginning of the 21st century », Policy Papers 6 (Varsovie : Stefan Batory Foundation, mars 2002), p.11.
  3. Cité dans Timothy Garton Ash, « Ukraine in Our Future ». New York Review of Books, 23 février 2023
  4. Timothy Garton Ash, « Does Central Europe Exist? » New York Review of Books, 9 October 1986

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