Jean-Sylvestre Mongrenier : « Les États européens ont les moyens de résister à la pression russe »

Nous sommes à l’heure de la vérité. Quelle forme une attaque russe contre un pays européen pourrait-elle prendre ? L’OTAN est-elle prête à défendre ses pays membres ? Comment interpréter les récentes déclarations du Président Macron ? Que se passerait-il en cas de victoire russe en Ukraine ?

Propos recueillis par Olivier Le Bussy

La perspective d’une attaque russe contre un ou des pays de l’OTAN / de l’UE est-elle crédible ? Pourquoi le serait-elle davantage aujourd’hui qu’en 2014, ou même en février 2022 ?

C’est de l’ordre du possible et, en cas de victoire russe en Ukraine (victoire hypothétique), sa probabilité augmenterait fortement. Nul doute que Poutine testerait la force et la réalité de l’article 5 (la clause de défense collective du traité de l’Atlantique Nord), afin d’évaluer l’unité, la cohésion et la réactivité des pays membres de l’OTAN, avant de s’attaquer au pied de biche à cette clause de défense collective s’il juge que l’OTAN est un « tigre de papier ». Souvenons-nous que, dans les jours et les semaines qui précédèrent l’attaque contre la Géorgie, en août 2008, peu de monde prenait au sérieux les menaces et les manœuvres russes à ses frontières. Ensuite, nombre de politiques et d’experts expliquèrent qu’il s’agissait d’une « singularité », comme disent les mathématiciens, que l’invasion de la Géorgie n’aurait pas de répercussions en Ukraine (il était même ridicule de s’en soucier).

L’année suivante, avec le Parti des Régions au pouvoir, l’entreprise de phagocytage de l’Ukraine s’accélérait, jusqu’à ce que la préparation de son entrée dans l’Union eurasienne voulue par Poutine provoque une réaction (l’insurrection civique de la fin de l’année 2013). En février 2014, peu avant que Vladimir Poutine se saisisse manu militari de la Crimée et lance une guerre dite « hybride » dans le Donbass, les initiatives militaires russes étaient présentées comme des « gesticulations » pour renforcer sa main dans les négociations à venir… Enfin, dans les jours et les semaines précédant l’ « opération spéciale » du 24 février 2022, annoncée par les États-Unis et leurs services de renseignement, nombreux étaient ceux qui criaient à l’ « hystérie anti-russe ». Le cri est devenu un slogan de ralliement à la Russie.

Dans l’intervalle, on n’aura pas voulu voir la préparation de l’intervention militaire de la Russie et de l’Iran sur le théâtre syrien, négociée entre Moscou et Téhéran en bonne alliance, alors même que l’accord du 14 juillet 2015 sur le nucléaire iranien n’était pas encore signé. L’intervention militaire russo-iranienne se produisit en septembre 2015. Pourtant, on refusait toujours de parler d’ une alliance russo-iranienne ( « C’est plus compliqué »).  Il y a peu encore, ce déni était manifeste à propos des liens russo-chinois, qu’il fallait minorer ou nier : « L’alliance russo-chinoise n’est pas l’OTAN, donc ce n’est pas une alliance ». Pour ne pas nommer les choses, on parle désormais de « quasi-alliance », ou bien l’on sort des lapalissades sur le fait que chacun des deux pays suit ses intérêts. Comme si une alliance ne consistait pas à faire converger les positions des uns et des autres sur la base de leurs intérêts réciproques !

Tout cela pour signifier que les propos et analyses des Occidentaux ont le plus souvent été en retard sur la réalité, les euphémismes tenant d’un déni que l’on qualifierait volontiers de « freudien ». La guerre en Ukraine, insistons sur la chose, nous concerne au premier chef. Plus encore si Washington, un jour, refusait d’intervenir en cas d’invasion russe de l’Europe. En effet, qui pourrait jurer que la Russie — dont les armées sont en ordre de marche, entraînées, équipées et approvisionnées —, se contenterait de conquérir l’Ukraine ? Le maître du Kremlin connaît la faiblesse des armées européennes. Sans l’OTAN et la contribution militaire américaine, elles ne tiendraient guère plus de quelques jours, faute d’armes et de munitions en nombre suffisant. En l’état des choses du moins. Il importe donc de réagir et de se préparer au pire.

À partir de quand pourrait-on considérer que nous sommes attaqués par la Russie ? Et quelles sont les formes que pourraient prendre cette attaque ou ces attaques ? Militaires ? Cyberattaques ? Sabotage d’infrastructures ? Désinformation massive ?

En philosophie, c’est ce que l’on nomme un « paradoxe sorite ». Résumée de manière grossière, la question est de se demander à partir de quel cheveu perdu un homme chauve doit être considéré comme chauve. Sur le plan du droit international, la répétition de tels actes, qui relèvent d’une forme de guerre irrégulière (la « guerre hybride »), peut être considérée comme un casus belli. Mais, le cas échéant, ne doutons pas qu’un certain nombre de personnes expliqueront que des attaques de ce type ne sont pas si graves, qu’il suffit d’encaisser le coup, tout en avertissant que cela ne passera pas ainsi la prochaine fois : « Maintenant, ça suffit ! » (Jusqu’alors, cela ne suffisait donc pas.)

Soulignons que des experts en stratégie, à raison, estiment que le terme de « guerre hybride » ne convient pas. D’une part, ce type d’action est mené dans pratiquement tous les conflits d’envergure ou autres (sabotage, désinformation et propagande, guerre psychologique). Simplement, la technologie offre de nouvelles techniques et ouvre de nouveaux espaces. D’autre part, la « guerre hybride » est d’abord et avant tout une guerre, non pas un jeu parallèle dont les enjeux ne seraient pas très graves, ou un conflit de basse intensité réservé à de petit pays, dans des espaces extérieurs à l’Occident.

Bref, ce n’est pas la guerre des autres, une pseudo-guerre qu’il serait possible de prendre de haut et de négliger. Or, l’expression de « guerre hybride » a un temps permis à certains de se défausser : « C’est grave mais ce n’est pas si grave ». C’est ce que l’on appellera le « faux tragique ».

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Discours de Dmitri Medvedev au Festival mondial de la jeunesse à Moscou le 4 mars dernier //  Société panrusse de la connaissance (Znanie), capture d’écran

Quel serait l’intérêt politique et stratégique de la Russie d’ouvrir un conflit avec l’OTAN ?

Si la « Russie-Eurasie » de Poutine pouvait parvenir à liquider l’OTAN par un jeu d’intimidation et de pressions, après avoir détruit l’Ukraine en tant qu’État et nation, elle ne s’en priverait pas : la guerre n’est qu’un moyen parmi d’autres. Et il ne manquerait certainement pas de relais en Europe pour expliquer que, sans l’OTAN et les États-Unis, il serait possible de trouver un bon arrangement avec la Russie, au nom du « réalisme » (comme de bien entendu), au détriment de l’Ukraine, de son intégrité territoriale et du principe d’inviolabilité des frontières. Cela signifierait que l’on entérine le retour des guerres de conquête en Europe, et marquerait le triomphe d’une forme de darwinisme géopolitique qui mettrait fin à la « Longue paix » qui, dans les grandes lignes, prévaut depuis 1945 ( « Longue paix » dans la mesure où il n’y a pas eu de guerre générale en Europe). Mais beaucoup ne veulent pas voir les tenants et aboutissants d’une telle catastrophe géopolitique, encore virtuelle en l’état des choses (l’Ukraine combat et les gouvernements occidentaux ne l’ont pas lâchée).

Le but russe n’est pas la guerre pour la guerre mais la liquidation de l’OTAN, le découplage géostratégique entre les deux rives de l’Atlantique Nord et la réduction de l’Europe à une collection de petits États que Moscou pourrait aisément dominer et instrumentaliser les uns contre les autres. En conséquence, l’Europe deviendrait le « petit cap » occidental d’une Grande Eurasie, dominée par le tandem sino-russe, et cette Grande Eurasie mettrait fin à ce que l’on nomme — à Moscou comme à Pékin, ou encore à Téhéran —, l’hégémonie occidentale. La « fin de l’Occident » en somme.

Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter aux discours de Poutine et des siens, aux représentations géopolitiques russe qui englobent et surplombent leurs objectifs de guerre. Naturellement, il est toujours possible de nier la chose, d’affirmer que c’est du « bluff » (comme avant la guerre eUkraine, relancée par l’ « opération spéciale » du 24 février 2022), pour ensuite expliquer que ce n’est pas si mal, voire mieux qu’avant. Au vrai, parmi ceux qui se montrent si complaisants, n’y-a-t-il pas une préférence pour le type de régime dont Poutine est l’incarnation ?

Quelles sont les forces et faiblesses de l’OTAN ? Comment détermine-t-on la force des adversaires ? Le nombre d’hommes ? L’équipement et la technologie ? Le temps de réaction ? La cohésion ?

L’unité, la cohésion et la solidarité sont premières. Le système des forces est important mais sans unité, résolution et détermination, les armes et les systèmes militaires ne sont que des choses inertes : l’esprit prime sur la matière. Si l’on considère le rapport global des forces, sur le plan matériel, l’avantage va à l’OTAN. Le défi réside dans le fait que l’OTAN est une alliance multilatérale, qui repose sur le consensus de ses membres. Aussi et surtout, les États-Unis assurent l’essentiel de l’effort militaire, soit à eux seuls 70 % des dépenses induites par la défense de la zone euro-atlantique. À l’époque de la première guerre froide (la « guerre de Cinquante Ans »), les États-Unis assuraient la moitié de ces coûts, l’autre moitié reposant sur les épaules des alliés européens. Plutôt que de dénoncer Donald Trump et ses supposées intentions à l’égard de l’OTAN, il devrait être reproché aux alliés européens d’avoir baissé la garde et de ne pas avoir suffisamment investi dans cette alliance qu’ils jugent pourtant cruciale (à raison).

Cela dit, des progrès ont été faits depuis 2014 : le nombre de pays dont le budget militaire atteint ou dépasse les 2 % du PIB est passé de six à dix-huit, sur un total trente-et-un États membres de l’OTAN (bientôt trente-deux avec la Suède). Des plans de défense des frontières orientales ont été adoptés (Vilnius, juillet 2023) et l’OTAN mène son plus grand exercice militaire depuis 1988 (Steadfast, 90 000 soldats et trente-et-un pays). Les effectifs des nations alliées ont été aussi renforcés en Pologne, dans les États baltes et en Roumanie, ainsi que d’autres pays d’Europe centrale et orientale, dont la Slovaquie et la Hongrie, malgré la complaisance de leurs gouvernants à l’égard de Poutine. Cela pour illustrer l’amélioration de la réactivité des Alliés. L’OTAN est sortie du cycle des guerres contre le djihadisme et le terrorisme pour se recentrer sur la défense collective (voir l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord). C’est une bonne chose mais il faudra faire plus. Notamment accroître la part des alliés européens dans cet effort militaire. Utilisons au mieux le temps que la résistance du bastion avancé ukrainien nous assure.

Sans les États-Unis, les alliés européens ne disposeraient pas de la logistique américaine et des équipements pour faire face à la grande menace de la Russie, sur l’axe Baltique-mer Noire et de la zone Arctique / Atlantique Nord à la Méditerranée. Ajoutons-y le partage du renseignement, des activités de reconnaissance et de surveillance, du transport aérien stratégique, des capacités de ravitaillement en vol, des moyens de frappe en profondeur, de la défense antiaérienne et des moyens spatiaux requis pour observer et communiquer. Ce dispositif d’ensemble, qui est celui d’une superpuissance, dépasse à la fois les volontés politiques, les moyens budgétaires et les capacités militaires des États-nations européens. Dénoncée comme super-État par les forces nationalistes d’Europe (l’ « Internationale des nationalistes » !), l’Union européenne n’est jamais qu’un Commonwealth paneuropéen.

En somme, cette collection d’États fait « Kleinstaatlich », et ce dans un monde de titans (Kleinstaatlich pourrait être traduit par « Étatelet », sur le modèle de l’anglais Statelet). Sur un plan historique, cela fait songer au Saint-Empire, affaibli par les traités de Westphalie (1648) et éparpillé entre de multiples entités dites « souveraines », quand de puissants États territoriaux (des monarchies nationales) s’affirmaient en Europe occidentale et développaient leur présence et leurs positions outre-mer (maîtrise des mers, commerce, comptoirs et colonies). Notons ici que les souverainistes et les statolâtres, qui voient dans le pré carré national une forme politique parfaite, oublient que la montée en puissance des États territoriaux — qui sont la  préfiguration des États-nations du XIXe siècle —, allait de pair avec une projection de puissance outre-mer. Il s’agissait alors de nations impériales, inscrites dans des économies-mondes et des systèmes impériaux d’envergure mondiale. Bref, des ensembles géopolitiques élargis, en rivalités les uns avec les autres. Sous cet angle, la guerre de Sept Ans (1756-1763) pourrait être vue comme une première guerre mondiale.

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Réunion semestrielle des partenaires, Division sécurité coopérative de l’État-major militaire international de l’OTAN, le 28 février 2024 // nato.int

Les membres européens de l’OTAN pourraient-ils défendre l’Europe si les États-Unis devaient faire défaut ?

Insistons sur le fait que nous n’en sommes pas là. À l’intérieur de l’OTAN, la question porte sur la répartition de l’effort militaire, c’est-à-dire le « burden sharing ». Présente en Europe, au Moyen-Orient et dans la région Indo-Pacifique, l’armée américaine est menacée de « surextension stratégique » ( « strategic overextension ») et, de fait, il est urgent de restructurer les alliances occidentales, d’un bout à l’autre de la masse eurasiatique et sur l’Océan mondial (l’Indo-Pacifique doit être pris en compte). Bref, les alliés européens doivent faire bien plus à l’intérieur de l’OTAN. Sur leurs approches géographiques — au Caucase, en Eurasie et dans la « plus grande Méditerranée » (selon l’expression de Braudel et Lacoste) —, il leur faudra utiliser d’autres cadres d’action : l’Union européenne mais aussi la Communauté politique européenne et des formats plus resserrés. À ce sujet, il est urgent de renforcer les synergies avec le Royaume-Uni, sur le plan bilatéral (France / Royaume-Uni par exemple) et dans d’autres cadres d’action.

En termes quantitatifs globaux, c’est-à-dire si l’on additionne les PIB, les budgets et les capacités militaires, les États européens ont les moyens de résister à la pression russe, celle-ci n’étant forte que de nos faiblesses, de nos atermoiements et de notre impéritie. Le problème réside dans l’unité de ces États européens, tentés par le « chacun pour soi » une fois que les États-Unis ne sont plus à la manœuvre. La sociologie de l’action collective et la théorie économique des biens publics nous enseignent qu’il ne suffit pas qu’une action collective soit désirable et profitable à tous pour qu’elle se produise : encore faut-il qu’un acteur dispose de plus de volonté, de moyens et de légitimité que les autres, pour dépasser les égoïsmes à courte vue et fédérer les énergies.

En relations internationales, c’est ce que l’on nomme la théorie du « stabilisateur hégémonique » : celui-ci assure un minimum d’ordre, de cohérence, et produit un certain nombre de « biens publics » (règles de droit, concertation internationale, action commune, etc.), dans un ordre international par ailleurs insatisfaisant du point de vue de la raison pure ou des fins dernières. Mais l’imperfection du monde ne doit pas justifier le pire.

Or il n’existe pas en Europe un tel acteur, susceptible de jouer le rôle qui est celui des États-Unis dans le cadre de l’OTAN. À moins que l’Union européenne ne devienne les États-Unis d’Europe ? C’est improbable, mais ce n’est pas théoriquement impossible. Au-delà de la question des budgets et des capacités militaires, qui n’est pas insoluble, l’unité et la cohésion constituent le grand défi de l’Europe. Poutine parie sur le désordre et la désunion en Europe, qu’il encourage et encouragera. Le « dossier » est bien documenté (relais, fonds, connexions) mais les dirigeants politiques européens, bien qu’informés par leurs services, auront tardé à réagir. Mais il n’est pas trop tard pour bien faire.

M. Macron est-il crédible (aux yeux de Moscou) quand il dit ne pas exclure l’envoi de troupes françaises en Ukraine ? Il affirme vouloir entretenir une « ambiguïté stratégique ». Mais n’est-ce pas il y a deux ans qu’il fallait le faire ? Et cette ambiguïté ne vole-t-elle pas en éclat, dès le moment où d’autres pays importants de l’OTAN refusent publiquement d’envisager cette possibilité d’envoyer des troupes en Ukraine ?

Pourquoi le président français ne serait-il donc pas crédible ? En vérité, il a simplement dit que « rien n’était exclu ». Le propos est prudent et qu’il fasse un tel bruit en dit long sur notre âge post-héroïque. Il était question d’une présence limitée à des tâches bien spécifiques, comme la logistique, la maintenance des matériels, la formation et le conseil (il est vrai que le terme de « troupes » pouvait prêter à confusion). Au demeurant, Paris et Kyïv négocient l’implantation d’un centre de maintenance des canons Caesar en Ukraine, avec des spécialistes français. Ces derniers auraient besoin d’une protection militaire. Des éléments britanniques sont aussi sur place et le premier ministre Rishi Sunak a simplement précisé qu’il n’était pas question d’élargir plus encore cette présence en Ukraine. La chose est discutée dans les États baltes. De toute façon, cela se négocie en dehors du cadre de l’OTAN, le plus souvent sur une base bilatérale. Notons que c’est aussi sur une base bilatérale que la plus grande partie des armements occidentaux (ou autres) est livrée à l’Ukraine.

Quant à l’argument selon lequel ce qui n’a pas été fait deux ans plus tôt doit être exclu pour les siècles des siècles, il ne convainc pas. En somme, cela reviendrait à dire : « Avant, c’est trop tôt ; après, c’est trop tard. » Si les enjeux de la guerre en Ukraine sont si importants pour la sécurité et la défense de l’Europe, il sera difficile d’attendre le coup fatal l’arme au pied, en répétant sans cesse : « OTAN, OTAN, OTAN ! » L’appartenance nominale à l’OTAN ne suffit pas à assurer notre défense ; il faut affirmer sa volonté et disposer des moyens de l’exercer. Et la dissuasion en Europe repose sur l’existence de plusieurs centres de décision nucléaires, ce qui vient compliquer les calculs politico-stratégiques de l’agresseur (les spécialistes parlent de « dissuasion multilatérale »). C’est pour cela que la France a acquis une force de frappe nucléaire, de façon à pouvoir agir de manière solitaire, si la situation requiert une décision solitaire. Notons que la Déclaration d’Ottawa (1974) reconnaît la contribution des forces nucléaires nationales (France et Royaume-Uni), qui complètent et renforcent la dissuasion élargie des États-Unis au service de l’OTAN1.

Comment donc le chef de l’État serait crédible, en matière de dissuasion, s’il n’avait pas même la liberté d’envisager le déploiement d’éléments français sur un théâtre de guerre ? Plus généralement, croit-on pouvoir dissuader Poutine en s’interdisant systématiquement ce qu’il fait et, de surcroît, en le faisant savoir urbi et orbi ? Il semble que, dans certains esprits français, la force de frappe est assimilée à une ligne Maginot (sur le plan métaphorique), une ligne censée nous protéger de tout, et ce sans s’exposer au dehors des frontières nationales. C’est illusoire. D’autres, il est vrai, voient déjà la France comme un gardien de plages, pour protéger la « Grande Eurasie » sino-russe d’un prochain débarquement de Normandie. Tout cela au nom de la souveraineté nationale, cela va de soi. Qu’ils assument donc cette vision des choses.

Mais, d’autre part, vu l’importance du soutien (militaire, financier et politique) apporté jusqu’ici à l’Ukraine et des enjeux géostratégiques, les Occidentaux peuvent-ils  se permettre de laisser la Russie l’emporter ? Jusqu’où peuvent-ils aller pour l’empêcher ?

Non, ils ne peuvent pas se le permettre. Non pas pour récupérer une « mise » qui reste modeste au regard de leur PIB, mais parce qu’il y va de leur liberté, de leur place et de leur poids dans les équilibres mondiaux. Sur ce point, les isolationnistes américains ne devraient pas surestimer la puissance de leur pays et croire que le sort de l’Europe ne changerait rien à la situation des États-Unis. Au-delà des répercussions au Moyen-Orient, en Asie de l’Est et sur le grand théâtre Indo-Pacifique, l’hypothétique domination de l’axe Moscou-Pékin sur une Grande Eurasie — renforcé par l’Iran chiite sur le boulevard moyen-oriental de cette Grande Eurasie — bouleverserait ce que les stratèges soviétiques appelaient la « corrélation des forces ». Cela signifierait la réalisation des pires cauchemars des politistes, géographes et stratèges anglo-américains, lors de la première moitié du XXe siècle (voir la dialectique Heartland/Rimland, sur fond d’affrontement entre Terre et Mer). Certes, ces analyses étaient parfois réductrices, mais c’est bien un affrontement géopolitique planétaire qui se joue dans cette guerre en Ukraine.

Je ne sais si des gens, dans l’entourage de Donald Trump, croient encore à un scénario du type « Nixon in reverse » (retourner la Russie contre la Chine), mais ce serait une erreur tragique. Il faut espérer qu’au-delà de la conjoncture politique intérieure, propice au pire de la politique politicienne, l’idée directrice à Washington serait d’imposer un « partage du fardeau » entre Américains et Européens. Notons que les réunions entre alliés européens et les accords de sécurité bilatéraux signés avec l’Ukraine (Royaume-Uni, France, Allemagne, Italie, ainsi que Canada) vont en ce sens. Mais il faudra aller encore plus loin pour arrêter la Russie-Eurasie. L’Alliance atlantique et plus généralement l’ « Occident global », de l’Atlantique à l’Indo-Pacifique, ont besoin d’un pilier militaire européen.

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Sébastien Lecornu, ministre des Armées de France, à la réunion du Conseil OTAN-Ukraine le 15 février 2024 // nato.int

Si la Russie devait l’emporter en Ukraine, une attaque contre un ou des pays du flanc oriental de l’OTAN serait-elle inéluctable, à moyen terme, comme d’aucuns le redoutent ?

Pressions, sabotages, intimidation, désinformation, etc. De fait, il est inéluctable que la situation s’aggrave dangereusement aux frontières de l’Union européenne et de l’OTAN, non pas sur son « flanc » (le terme est excessivement rassurant) mais sur son « front » oriental. Mais si Poutine pouvait l’emporter sans guerre frontale, en visant les lignes de moindre résistance de l’Occident et en s’appuyant sur les forces internes de dislocation qu’il contrôle, il ne s’en priverait pas. Rappelons que ce n’est pas l’envahisseur d’un pays qui déclenche la guerre, mais la résistance armée du pays visé par l’agression. Dans De la guerre, Clausewitz mentionnait cette vérité, ce qui avait beaucoup amusé Marx et Engels (ils ont annoté l’exemplaire consulté). En d’autres termes, si vous voulez éviter la guerre, la chose est simple : « Soumettez-vous. » Cette petite musique s’entend déjà derrière les appels à la « désescalade ». Mais qui donc pratique l’escalade sinon Poutine et les hommes qui dirigent la Russie-Eurasie ?

Cela dit, en vous soumettant, vous n’évitez pas la violence et les exactions qui suivent et accompagnent la conquête (la violence est originelle et la guerre n’est que l’une de ses formes). A-t-on suffisamment réfléchi à ce que signifierait la conquête de toute, ou presque toute, l’Ukraine par la Russie ? Croirait-on que le terme de « dénazification », sans cesse brandi par les dirigeants russes, ne serait qu’un slogan idéologique ? Moscou éradiquerait tout ce qui résiste ou lui a résisté en Ukraine. Soit un pays plus vaste que la France, avec une population résidente de 35 millions de personnes (l’ « opération spéciale » a d’ores et déjà provoqué un exil de plusieurs millions de personnes). Comment cette perspective ne pourrait-elle pas rappeler aux Ukrainiens le souvenir du Holodomor, le « génocide-famine » voulu par Staline en 1933 ? (4,5 millions de morts). Poutine n’a-t-il pas fait de Staline sa figure tutélaire?

Au-delà de l’Ukraine, l’objectif russe est de mettre l’Europe au service de ses ambitions géopolitiques grandiloquentes, d’en faire une sorte de poumon extérieur qui lui fournirait les ressources économiques et technologiques nécessaires à son projet eurasiatique. Quand les poutinophiles fantasment sur le thème de l’ « Europe de l’Atlantique à l’Oural », les dirigeants de la Russie-Eurasie inscrivent leur projet géopolitique dans un espace qui s’étire de Lisbonne à Shanghaï et Tokyo, et même jusqu’à Djakarta. Un « grand partenariat eurasiatique » disent-ils. Poutine et ses siloviki ne cessent de le dire. Et les idéologues du néo-eurasisme ont de longue date théorisé ce projet. Faudrait-il donc détourner le regard et se mentir à soi-même ? D’aucuns disent que résister à cette entreprise d’asservissement serait du bellicisme. Ce serait jouer les « va-t-en-guerre » ! Le pouvoir russe n’est décidément pas le seul à pratiquer l’ « inversion accusatoire ».

Revenons sur le scénario du pire. Quand vous dites qu’une victoire de la Russie en Ukraine serait « hypothétique », cela signifie-t-il qu’il s’agit d’une hypothèse parmi d’autres ? Ou que vous ne pensez pas cette victoire possible, notamment parce que les Occidentaux ne peuvent pas l’autoriser ? Par ailleurs, qu’est-ce qui serait considéré comme une victoire russe ? La chute de Kyïv? Ou l’établissement d’une continuité territoriale russe jusqu’à Odessa (et au-delà) ?

Hypothétique car rien n’est définitivement joué sur les champs de bataille d’Ukraine. L’échec de la contre-offensive ukrainienne de l’été 2023 et le grignotage du territoire ukrainien par l’armée russe ne signifient pas l’effondrement du front et le début d’une percée. Pour autant, il serait erroné d’affirmer qu’une victoire russe est impossible. De même, on ne peut pas constamment rappeler les objectifs initiaux et le tempo de l’ « opération spéciale » du 24 février 2022, telle qu’elle avait été conçue au départ, pour se rassurer quant à la situation militaire en Ukraine. Si la Russie parvenait à conserver le contrôle du territoire conquis entre 2014 et aujourd’hui, soit le cinquième de l’Ukraine, ce serait une demi-victoire militaire. Pourtant, l’État ukrainien préserverait l’essentiel.

En effet, vu de Moscou, le maintien d’un État-nation ukrainien indépendant et souverain, capable de faire front, qui conserverait son libre accès à la mer Noire et aux détroits turcs — donc l’accès à la Méditerranée et, via le canal de Suez et le détroit de Gibraltar, au monde entier —, serait un échec sur le plan géopolitique. En revanche, l’établissement d’une continuité territoriale jusqu’à Odessa, au moyen d’une offensive couplée à des troubles en Transnistrie (Moldavie), modifierait radicalement la situation géopolitique, avec une Ukraine résiduelle, transformée en État-croupion, une sorte de zone tampon entre l’OTAN et la Russie. Encore que, dans un tel cas de figure, les armées russes seraient au contact de la Roumanie.

Par ailleurs, vous avez raison de rappeler l’hypothèse d’une chute de Kyïv ou l’installation dans la capitale ukrainienne d’un régime aux ordres de Moscou. Il importe d’insister sur le fait que la Russie mène contre l’Ukraine une guerre à but absolu. Cette guerre n’est pas d’un lointain conflit territorial qui viserait la seule rectification des frontières russo-ukrainiennes. Les enjeux géopolitiques sont larges : ils doivent être saisis à l’échelle de l’ensemble euro-asiatique et du monde. Les dirigeants russes font même de la guerre contre l’Occident un grand combat eschatologique, et ce n’est pas un « narratif » de publicitaires moscovites ! Ils y croient et agissent en conséquence. On connaît l’objection : « Ce n’est que de la rhétorique ». Mais les faits psychiques et la psychologie des profondeurs doivent être pris au sérieux. La présente situation le prouve.

En cas d’attaque russe contre un ou des pays de l’OTAN, quelle serait / devrait être la réaction immédiate de l’Alliance ? Uniquement défensive, pour repousser les Russes du ou des territoires attaqués ? Ou défensive et offensive, en frappant des objectifs militaires sur le sol de la Russie ?

Si la Russie attaquait le territoire d’un ou plusieurs pays de l’OTAN, elle prendrait le risque d’une ou plusieurs frappes sur son système militaire (second échelon, quartiers généraux, dépôts d’armes et de munitions, défenses anti-aériennes et anti-missiles), et sur ses œuvres vives (centres de décision politiques et militaires). C’est le b. a.-ba de la stratégie de dissuasion. Au-delà de l’efficacité militaire, l’enjeu serait de délivrer un ultime avertissement  et de produire un effet politique (l’expression d’ « ultime avertissement » fut régulièrement utilisée dans le discours français sur la dissuasion nucléaire, encore après la guerre froide).

Rappelons que l’OTAN compte trois centres de décision nucléaires : la résolution et la fermeté d’un seul de ces centres de décision suffirait à compenser l’éventuelle hésitation d’un autre. Depuis l’accès du Royaume-Uni et de la France à l’arme nucléaire, il y a déjà un certain temps, la dissuasion de l’OTAN à l’encontre de la « Russie-Soviétie » (l’expression souligne les éléments de continuité entre URSS et Russie-Eurasie) n’est plus bilatérale (États-Unis / URSS) mais multilatérale. Cela complique les computations politico-stratégiques de Poutine.

La Russie-Eurasie est une puissance nucléaire, comme le martèle incessamment le maître du Kremlin (voir son « discours à la nation », le 29 février 2024). L’OTAN est une alliance nucléaire et, pour mettre en œuvre leur force de frappe, les États « dotés » disposent de leur liberté souveraine.

Journaliste à La Libre Belgique depuis novembre 1997, membre du service International depuis 2007.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

Notes

  1. La déclaration sur les relations atlantiques, approuvée par le Conseil de l’Atlantique Nord à Ottawa, le 19 juin 1974, et signée par les chefs de gouvernement de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) à Bruxelles, le 26 juin 1974, reconnaît la contribution des forces nucléaires britannique et française à la dissuasion globale de l’OTAN.

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La Russie mène un travail de sape auprès des Ukrainiens eux-mêmes, mais aussi en infiltrant les cercles de décision occidentaux, à Washington et dans les capitales européennes. Empêcher le soutien occidental à une victoire finale de l’Ukraine et décourager les Ukrainiens de se battre jusqu’à la victoire, tels sont les objectifs russes qu’analyse et dénonce notre autrice.

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