Aucune élection digne de ce nom ne se tient en Russie. Le plébiscite fabriqué est plié depuis longtemps. Sans aucun doute, les résultats que proclamera la commission électorale centrale ont déjà été fixés, à 2 ou 3 % près.
L’important est de mettre en scène une « campagne », des « candidats » et des bureaux de vote. Il faut convaincre les téléspectateurs russes ainsi que les publics étrangers, friands de politique spectacle, que le peuple applaudit la nouvelle « victoire écrasante » de son champion. L’agitprop bat son plein pour entretenir l’illusion d’une compétition que le meilleur, le seul et unique, va « remporter » haut la main.
Il est perturbant de voir des médias français et européens, des responsables politiques, élus, experts, reprendre ce récit kremlinesque d’une dictature où l’on voterait encore. Bachar al-Assad avait annoncé sa « victoire » au plébiscite de 2014, 90 % des « suffrages » face à deux « candidats » qui avaient appelé à voter pour… Assad ! Le tyran avait déjà commis de terribles massacres contre son peuple et poussé la moitié des Syriens à l’exil. Aucun média sérieux en France n’avait présenté cette mascarade comme une élection. Mais Poutine a droit à un traitement différent, même après deux ans de bombardements, de destructions et d’exactions en Ukraine, après l’élimination d’Alexeï Navalny en camp. Nous entendons depuis des semaines annoncer la victoire de Poutine : il est insubmersible ! Il va gagner chez lui, et gagner en Ukraine !
Cette attitude défaitiste résulte-t-elle d’une fascination morbide pour l’homme fort, d’un parti-pris anti-américain et anti-européen, d’un mépris pour les Russes, ou simplement de l’attrait d’une bonne histoire ? En février 2022, il n’y a eu aucune hésitation pour dénoncer le terme d’ « opération militaire spéciale » et rétablir la vérité : Poutine a lancé une guerre d’agression contre l’Ukraine. Pourquoi ne pas engager la même riposte contre la confiscation du droit de vote et des libertés civiques par la dictature ?
Rappelons les faits. Dès 1999, le suffrage universel en Russie est attaqué. Vladimir Poutine, chef du FSB, a été placé à la tête du gouvernement pour reprendre la guerre en Tchétchénie et monter les Russes contre les « terroristes ». Après avoir empêché la candidature de deux personnalités de poids, le maire de Moscou Loujkov et l’ancien premier ministre Primakov, le boulevard est ouvert pour donner à Poutine la victoire à la présidentielle de mars 2000, avec 52 % au premier tour. Il fallait éviter à tout prix un second tour.
En 2004, les lois et réglementations électorales sont révisées pour réduire encore le champ politique. Certains mouvements politiques d’opposition sont interdits. En 2008, Dmitri Medvedev, fidèle lieutenant, est installé au Kremlin pour quatre ans, afin de ne pas avoir à réviser la constitution qui interdit plus de deux mandats successifs. Il est déclaré élu avec un résultat éblouissant de 72 % ! Et c’est Medvedev qui fait passer la durée du mandat présidentiel de quatre à six ans.
En 2011, des millions d’électeurs contestent la fraude massive aux législatives. Le clan au pouvoir prend peur, et verrouille un plébiscite présidentiel en mars 2012. Plusieurs condamnations à des peines de prison sont prononcées contre les manifestants après l’investiture de Poutine. Depuis lors, les termes citoyens et électeurs sont inadéquats pour qualifier les quelque 108 millions de personnes inscrites sur les listes électorales.
Cela fait bien longtemps que le Kremlin ne laisse rien au hasard. Alexeï Navalny est interdit de candidature à la présidentielle de mars 2018. Cette année-là, il écope de plusieurs courtes peines de prison. Mais il mène campagne, envers et contre tout. Son mouvement politique prend de l’ampleur, avec des QG dans plus de quarante régions et républiques de la Fédération. Il est déjà suivi par l’équipe d’empoisonneurs du FSB. Il devenait populaire, il disait la vérité et défiait le pouvoir. Avec sa fondation, il continuait à enquêter sur la corruption des puissants.
En 2020, la constitution de 1993 est définitivement enterrée, avec des révisions en contradiction totale avec le préambule de la Loi fondamentale, notamment la supériorité du droit russe sur le droit international, et la possibilité pour « le président » de se présenter à deux autres mandats de six ans. La machine de la répression s’est emballée, même pendant la pandémie, pour atteindre une violence sans précédent depuis l’agression armée de l’Ukraine en 2022.
L’exercice imposé aux Russes les 15-17 mars 2024 est pire que tous les précédents exercices. La commission électorale a refusé d’enregistrer les candidats qui n’étaient pas des potiches, notamment Boris Nadejdine, après des semaines de suspense soigneusement entretenu. En effet, ce petit jeu a permis de laisser croire qu’une élection ouverte se préparait. Mais on a vite sonné la fin de la récréation. Quand on vise un résultat quasiment unanimiste, il vaut mieux éliminer les facteurs d’imprévisibilité.
Les listes électorales sont tenues secrètes. Un bon tiers des « suffrages » sera enregistré par vote électronique, sans aucun contrôle, donnant au pouvoir une grande marge de fraude, impossible à prouver. La liste des combattants tués en Ukraine depuis deux ans est soigneusement cachée. Les âmes mortes donneront sans doute leur voix à l’homme fort. Les adolescents ukrainiens déportés en Russie, privés de leur citoyenneté ukrainienne et « russisés », seront obligés à leur majorité de « voter » pour la dictature, si la dictature et son armée ne sont pas défaites d’ici là.
Plus grave encore est l’exercice imposé aux personnes subissant l’occupation russe en Ukraine. Ouvrir des bureaux de vote en zone « annexée », après avoir obligé les Ukrainiens à rendre leur passeport pour prendre un passeport russe, est un crime. Ajouter ces « suffrages » au décompte final de la participation et du « oui » à Poutine suffit à établir l’illégalité et l’iniquité de l’opération, avant même la proclamation de résultats fixés d’avance.
Vladimir Poutine ne peut pas se priver de la mise en scène plébiscitaire, non pour faire croire à une « popularité » qui lui donnerait une « légitimité » — ce temps est révolu — mais pour réaffirmer le diktat. Il peut tout. Lui seul a le droit, et la capacité, de transgresser les lois et règles qu’il a lui-même édictées. En revendiquant le monopole de la transgression totale, il s’accroche désespérément à un pouvoir absolu et sans limite.
Le clan finit par en faire trop. Il enferme et il tue. L’élimination de Navalny, l’homme politique le plus charismatique de Russie, a révélé la peur existentielle du Kremlin face à la colère et la résistance des Russes, au cimetière de Borissovo et devant les innombrables lieux de mémoire à Navalny, et les millions de messages sur Internet.
Une façon efficace de contrer la propagande et la subversion russe est de ne pas commenter une « élection » qui n’en est pas une, mieux encore de déconstruire le plébiscite fabriqué et d’analyser le fonctionnement de la dictature. Si nos médias ne font pas la une avec « Poutine a remporté une nouvelle victoire », ce sera déjà une petite victoire. Et si le projecteur éclaire les grands résistants russes prisonniers de la dictature, comme Vladimir Kara-Mourza, Ilia Iachine, Alexeï Gorinov, ce sera encore mieux.
Marie Mendras est professeure à Sciences Po et chercheure au CNRS. Elle est spécialiste de la Russie et de l'Ukraine. Elle a enseigné à la London School of Economics et à Hong Kong Baptist University, et a été chercheure invitée à Georgetown University and au Kennan Institute à Washington. Elle est membre de la revue Esprit et de son Comité Russie Europe.
Elle a notamment publié Russian Politics. The Paradox of a Weak State (Hurst, 2012), Russian Elites Worry. The Unpredictability of Putinism (Transatlantic Academy, 2016), Navalny. La vie devant soi (Esprit, 2021), Le chantage à la guerre (Esprit, 2021), La guerre permanente. L'ultime stratégie du Kremlin (Calmann-Lévy, 2024).