Retrouver sa langue perdue : discussion avec la poétesse tatare Dinara Rasuleva

L’auteur milite depuis des années aux côtés de l’avant-garde russe actuelle, mais il s’intéresse à d’autres phénomènes culturels au sein de l’ex-empire soviétique et en Russie même. Ici, il mène une conversation avec la poétesse tatare Dinara Rasuleva, qui explique sa démarche visant à se réapproprier sa langue maternelle, délaissée en faveur du russe à cause du stéréotype cultivé par l’empire sur la supériorité de la langue et de la culture russes.

Dinara Rasuleva, artiste et poétesse née en 1987 à Kazan, vit à Berlin depuis 2014. En février 2022, après avoir écrit exclusivement en russe pendant plusieurs années, elle entreprend de se réapproprier la « langue maternelle oubliée » qu’est pour elle le tatar, et développe une réflexion poétique sur l’effacement des langues nationales sur le territoire de la Fédération de Russie et de l’ex-URSS. Ce projet personnel, « Lostlingual », s’est parallèlement développé en atelier collectif, « TEL:L », auquel participent des représentants de langues et de cultures effacées par les empires russe et soviétique. Elle a publié en 2022 chez Babel Books un recueil poétique, Su [ « L’eau » en tatar], qui constitue une sorte d’adieu à sa pratique exclusive du russe en poésie.

La démarche de la poétesse n’est pas sans analogie avec ce que tentent aujourd’hui de faire certains chercheurs en Occident : quitter le paradigme russo-centré des études russes dans lequel ils ont longtemps baigné. C’est dans cet esprit de dialogue et d’introspection que nous avons souhaité la rencontrer et faire entendre sa voix, ainsi que celle de deux participant·es du laboratoire TEL:L, Viktoria Gordeeva, d’origine tchouvache, et Igor, d’origine yakoute, tout·es deux installé·es à Berlin.

Dans le projet poétique Lostlingual, tu dis que tu « étudies la perte de ta langue tatare et son remplacement par d’autres langues ». Comment ce projet est-il né ? Dans quel contexte, et sous quelles impulsions ?

Avant, j’avais honte de parler tatar en présence de russophones. Je ne sais même pas d’où cette honte venait : ma famille était attachée à la culture tatare, mon père me parlait toujours en tatar. Mais dans l’espace discursif où j’ai grandi, j’avais le sentiment que c’était une langue de campagnards, de second rang, et que le russe était la langue des villes, la langue des intellectuels, et que la grande littérature était la littérature russe. Avec mes camarades de classe tatarophones, on ne parlait jamais en tatar, seulement en russe. Cela vient de ce qu’on considère les langues « nationales » comme les petites sœurs et les petits frères de la langue « maîtresse » qu’est le russe.

Quand j’ai déménagé à Berlin, la distance a commencé à effacer cette honte — et c’est là que j’ai commencé à insérer du tatar dans mes textes.

Je me rappelle la première fois que j’ai dû lire du tatar sur scène. C’était un public russophone — je lisais des poèmes en russe. D’un coup, je me rends compte qu’un passage en tatar arrive, que je n’avais jamais lu sur scène. Ça m’a obligée à dépasser cette honte à laquelle j’étais habituée, inconsciemment, au point que je ne la ressentais et ne l’identifiais même pas comme honte. C’est en analysant ma réaction à cette situation que j’ai compris qu’elle était là, cette honte — et qu’elle avait du même coup disparu.

Ensuite, en 2022, il y a eu ce moment de rupture : la poésie russe a cessé de venir à moi. À cause de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, je pense. Ça ne veut pas dire que je ne voulais plus écrire ou parler en russe. Mais à ce moment-là, le tatar est venu de lui-même dans ma poésie, même si c’était une langue primitive et abstraite — seulement quelques mots qui me revenaient. C’est comme ça qu’est né ce projet.

À partir de là, j’ai commencé à étudier mon oubli de la langue, et ça a occasionné beaucoup de découvertes inattendues. Par exemple, quand j’écris en tatar, ce sont des zones de la mémoire totalement neuves qui s’ouvrent, qui restaient enfouies quand j’écrivais en russe. Comme si mon cerveau allait chercher de lui-même ces souvenirs, de sorte que les thèmes de mes textes s’en trouvent transformés — ce sont des thèmes qui existent uniquement dans ma conscience tatarophone.

Et quel rapport ton public entretient-il avec cette pratique ?

Les gens qui ne parlent pas tatar reçoivent ces textes à travers le son. C’est un tout autre niveau d’appréhension des textes. Et je recours aussi à l’auto-commentaire. Au début, je pensais qu’il fallait expliquer aux gens tel ou tel jeu de mot, telle ou telle métaphore. Puis j’ai compris que ces auto-commentaires faisaient partie intégrante du texte.

TEL:L est une extension collective de Lostlingual. Les participant·es ont en commun d’appartenir à des cultures « minorées » de la Fédération de Russie ; certain·es sont parfaitement bilingues, comme Igor qui a fréquenté une école yakoutophone, quand d’autres (ré)apprennent de zéro la langue que leurs parents ou grands-parents parlent ou parlaient. C’est le cas de Viktoria avec le tchouvache. Ce « retour » aux racines, par-delà la culture russe commune qui les rassemble, a des enjeux divers : pour Igor, il s’agit d’un besoin personnel, tandis que Viktoria y voit une démarche politique décoloniale, accompagnant des projets artistiques initiés depuis plusieurs années.

*

Dinara, quels sont, pour toi, les enjeux de ce projet ?

Personne n’a jamais rien su de nous. Nous aussi, dans les laboratoires de TEL:L, nous entendons souvent pour la première fois nos langues respectives. Nous ne savons rien les uns des autres non plus. Avant, je ne savais même pas que je pouvais comprendre, par exemple, le bachkir, ni que le yakoute était aussi une langue turcique dans laquelle je pouvais retrouver des mots familiers — et la plupart d’entre nous ne connaissions même pas bien nos propres langues.

Comme tu disais, la slavistique, c’est exclusivement la langue russe. On a l’impression qu’aucune autre langue n’existe en Russie — on ne traduit que ce qui s’écrit en russe, et presque personne ne peut traduire du tchouvache ou du tatar. La production littéraire existe dans ces langues, mais elles sont de moins en moins parlées. Quand j’écris en tatar, je me dis : « Eh bien, il y a des millions de locuteurs. » Mais le nombre de locuteurs est en chute libre, il a diminué de 50 % en l’espace de vingt ans. Ensuite, j’ai demandé aux participants de mon laboratoire de m’apporter des textes littéraires contemporains dans leurs langues. Et ce n’était pas simple. Un participant m’a apporté mes propres textes, un autre des chansons — c’est le genre de littérature, de culture populaire qui se développe de fait aujourd’hui. D’autres ont trouvé des poétesses nées dans les années 1960 ou 1970, qui s’inscrivaient dans la lignée de l’appareil culturel soviétique. C’est ça qui existe aujourd’hui dans ces langues, et ce n’est pas à ça que j’aspire pour elles. De même, en tatar, il est impossible de trouver des traductions de textes expérimentaux ou féministes. Harry Potter a été traduit récemment, et c’était un cap important de franchi.

Deux laboratoires de TEL:L ont déjà eu lieu. Comment se sont-ils déroulés ?

Lors du premier, je suis partie de ma propre expérience : j’ai demandé aux participant·es de retrouver, à travers la langue, des souvenirs précis — nourriture d’enfance, odeurs, goûts. Ensuite, on est revenu aux berceuses et aux comptines dont on se souvenait et on a essayé de recréer quelque chose qui soit nôtre à partir de ces textes, des quasi-ready-made. À la fin de ce premier laboratoire, en lisant Madina Tlostanova1, j’ai compris que c’était une méthode similaire à la sienne : au travers des goûts, des odeurs, retrouver sa langue, sa culture, et se la réapproprier.

Le programme du second laboratoire était basé sur les mythes. J’ai demandé aux participant·es de trouver des mythes dans lesquels on retrouverait des personnages queer. Évidemment, ces personnages n’existent pas dans nos mythologies patriarcales, mais on finit tout de même par trouver quelque chose, et on le reconnaît immédiatement : le voilà, notre personnage, il n’est simplement pas désigné comme tel. Ensuite, je leur ai demandé de créer leurs propres personnages mythologiques, qui s’inscriraient dans un autre système de valeurs, de sorte à briser les fondements admis de nos cultures. Par exemple, en Bouriatie, il y a le mythe du Cygne blanc qu’un homme prend pour épouse, et qui lui donne beaucoup d’enfants — relation clairement abusive. Une participante bouriate du laboratoire m’a dit qu’elle n’arrivait pas à transformer ce mythe — la culture va avec un cadre de pensée qu’on ne peut pas changer, un cadre perçu comme sacré. Mais elle a fini par le briser en créant le personnage du Cygne noir, qui se libère et vit sa propre vie. C’est un exemple précieux.

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Dinara Rasuleva // Sa page Facebook

Un poème de Dinara Rasuleva

ce n’était ni babouchka ni babouchka, mais däwäni et äbi.
ma däwäni n’avait qu’un rein, elle avait perdu l’autre à cause du froid, mais elle a survécu au blocus, et moi j’en ai presque perdu un du temps où la mode était aux jeans taille basse.
mais je ne l’ai pas perdu, je suis en vie et filtre
à travers lui culpabilité, vin, café, matcha
pleurant aux pleurs des kolobok2
riant aux rires des kolobok
(c’est qu’ils sont contagieux, ces kolobok)
je n’aime ni l’amour ni toutes
ces autres choses réunissant l’humain
dans ma pupille fleurit la vénus attrape-mouche
dans ma tête l’éternité
ma babouchka n’était pas babouchka, mais äbi
mon äbi chuchotait des prières
soufflait des mots dans l’encolure de mon t-shirt
et dans ceux des enfants de tous nos tuğannarnıñ 
et aux tuğannarğa eux-mêmes et à leurs femmes 
puis elle tournait la tête et crachait
tfou tfou tfou
tfou tfou tfou
tfou
tfou
tfou
mon äbi refaisait à tous le räxät bien 
räxmät äytälär ide tuğannar
işektä yılmayıp kitkändä 
on s’en allait délivrés du mauvais sort du mauvais œil
mis à nu mis à mieux par le chuchotis d’äbi
aime aime aime
aime aime aime
aime
aime

aime

on aimerait bien passer l’hiver où il fait chaud, mais on a des séances de psychanalyse cinq jours par semaine,
et vivre comme ceux qui écrivent un livre par an, mais c’est foutu une fois encore
et que tout ça n’ait été qu’une vaste blague et que personne ne soit mort
ne soit morte
love love love
love love love
love love love
love
love
love
mon äbi disait : ne bois pas l’eau de la veille

et n’avoir pas eu cette raison de se faire deux nouvelles amies
et d’en perdre deux anciennes
ne pas connaître la douleur,
me voilà à marcher au travers d’un champ vide et froid
la main serrée sur quelque chose à toi dans ma poche gauche.
ça vibre, message reçu d’une amie de maman « appelez votre maman aujourd’hui »
quelque chose à toi piaille
je ne suis pas égarée j’essaye
de trouver je frétille  
on entend d’une fenêtre un rentre à la maison
mais toi le je ne veux pas
t’a légèrement fâchée
légèrement attristée
légèrement mais moi je peux encore alğa 
dans l’encolure s’est égarée l’äbineñ dogà 
et cela fait huit ans que son chuchotis erre
sin ay 
sin xava
sin yılğa
sin qoyaş
sin tawış
sin tormış 
sin su 
sin sulış 
respire
respire
respire

on entend d’une fenêtre un rentre à la maison, mais elle ne l’entend pas

le champ en butte contre le rêve, à l’äbike
mais je ne rêve jamais de däwäni

tuğannarnıñ/ğa – les / aux proches / membres de la famille
räxmät äytälär ide tuğannar işektä yılmayıp kitkändä – les proches, souriants dans l’encadrement de la porte, disaient merci
äbineñ dogà – les prières de la grand-mère
alğa – en avant / continuer
sin – tu / toi, tu es
ay – la lune
xava – l’air
yılğa – la rivière

qoyaş – le soleil

tawış – le son

tormış – la vie

su – l’eau

sulış – la respiration3

nicolle bio

Antoine Nicolle est doctorant en études russes à l'INALCO, coordinateur de la version francophone de ROAR (Russian Oppositional Arts Review) et traducteur littéraire. Il est également agrégé en lettres modernes et est l’un des créateurs de la maison d’édition Sampizdat.

Notes

  1. Chercheuse suédoise en études postcoloniales et féministes.
  2. Boule de pain, personnage du folklore russe. NDLR
  3. Nous traduisons du russe, en translittérant en alphabet latin les passages en tatar. L’original se trouve sur la chaîne Telegram de l’autrice.

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