La grande imposture russe

Les propagandistes russes accusent l’Europe d’avoir perdu ses valeurs et prétendent que la Russie en est désormais la dépositaire. Ce discours trouve un écho chez certains conservateurs. Dans cet essai, notre autrice se penche sur la manière dont, bien loin de défendre une « civilisation » européenne, le régime Poutine s’est transformé en une « une secte eschatologique conduite par un gourou dément ».

« Qu’on leur donne 48 heures pour quitter Kharkov et qu’on détruise tout quartier par quartier… Plus de belles paroles sur “nos frères et nos sœurs”, que les Ukrainiens prennent pour un signe de faiblesse. Tous ceux qui sont pour nous sont déjà en Russie… Expliquez-moi pourquoi Kiev est toujours debout. Pourquoi cette ville nazie n’est-elle toujours pas rasée ? » Ainsi, Vladimir Soloviov, le Goebbels du Kremlin, donne le « la » de la propagande officielle au printemps 2024. « Il faut effacer de la carte Kharkov. De façon à ce qu’il n’y reste personne. Il faut commencer par Kiev. Cette ville doit tout simplement être anéantie. Tout doit disparaître de la surface de la terre. » Tel est le mot d’ordre d’aujourd’hui, fidèlement répercuté par le même Soloviov. Le député Lougovoï détaille la marche à suivre : « Il faut priver Kharkov de courant à tel point que la ville devienne invivable. Les 800 000 habitants qui restent n’ont qu’à prendre leurs cliques et leurs claques et filer à l’Ouest, en voiture, à pied, en chariot… » Le présentateur Sergueï Mardan précise le programme : « L’Ukraine doit devenir un monceau de décombres… Toute l’Ukraine sera méthodiquement transformée en une zone sanitaire, c’est-à-dire un territoire de guerre, où il n’y pas d’électricité, pas de ponts, pas de chemins de fer, pas de transport, pas de canalisations, pas de services d’urgence, pas d’hôpitaux capables de fonctionner. Bref une zone d’exode de masse… Parmi les dirigeants russes il n’y a plus de parti de la guerre, de parti de la paix. Il n’y a plus que le parti de la vengeance… » Les habitués des médias russes ne sont pas surpris par cette rhétorique génocidaire. Mais l’on ne peut s’empêcher de s’étonner une fois de plus de l’absence de réaction de la population russe aux abominations déshonorantes pour n’importe quelle nation qui se déversent dans leurs médias. L’opposition russe ne cesse de s’indigner de la corruption qui règne dans le pays. Mais on ne l’entend guère accuser le régime de son crime le plus grave, la déshumanisation orchestrée de la population russe depuis plus de deux décennies.

Les prétentions russes

Mais le comble, c’est que la Russie a le front de se présenter comme l’ultime dépositaire en Europe de la civilisation européenne dont se seraient détournés les Européens, et qu’elle trouve en Europe des naïfs et des complaisants qui se laissent intoxiquer par cette propagande. Donnons des exemples. L’éditorialiste Vladimir Mojegov écrivait en juillet 2021 dans Vzgliad un article éloquemment intitulé « La Russie est la dernière Europe »: « L’histoire de la chute de l’Empire romain est de plus en plus souvent évoquée aujourd’hui. Rien d’étonnant : l’époque du déclin de Rome a trop de points communs avec le déclin actuel et de plus en plus évident de l’Europe. Même absence de noyau spirituel […], même afflux de barbares inondant les rues des capitales européennes et les transformant en dépotoirs, même effondrement des mœurs, de la famille et des traditions, même crise démographique. Rappelons que la chute de Rome était notamment due au fait qu’elle n’avait tout simplement personne pour remplir ses légions, force motrice de la civilisation romaine. Aujourd’hui, les choses sont encore plus catastrophiques. Les peuples blancs — la base de la civilisation mondiale — ont complètement arrêté d’avoir des enfants. […] Et nous, les Russes ? Oui, oui, bien sûr, nous ne sommes pas plus jeunes que les Goths allemands. Nous avons créé notre État et écrit nos premiers grands livres en même temps que la jeune Europe chrétienne. Mais ensuite le “rideau de fer” de l’invasion tatare est tombé, et nous ne sommes véritablement revenus en Europe que cinq siècles plus tard, au son des haches dans les chantiers navals de l’Amirauté de Pierre le Grand. Nous sommes retournés dans une Europe déjà profondément malade, déjà en train de mettre fiévreusement fin à son projet chrétien, déjà désespérément contaminée par le virus des démocraties et des révolutions. Et les troupes russes de 1812 ont, à la légère, ramené chez nous l’infection européenne sous leurs bottes. Mais quand même, quand même, […] Dostoïevski, parlant des “pierres de l’Europe que nous chérissons”, voulait dire une chose : il est temps de sauver l’Europe de sa “démocratie” vulgaire et de sa “révolution” barbare, c’est-à-dire de la destruction totale de la spiritualité et de la culture. »

Ce texte appelle plusieurs remarques. On voit d’abord la volonté de jouer sur la conscience apocalyptique. Rien de tel que des attentes millénaristes pour débrancher la raison et l’humble réflexion politique. De même, c’est par cette rhétorique d’apocalypse que Trump tient ses fanatiques et les aiguille vers la guerre civile : qu’on se souvienne de son discours inaugural le 20 janvier 2017. Concernant la Russie, on voit réapparaître un thème eurasien classique1, récemment repris par Poutine : la période du  joug mongol a été positive pour la Russie, car les envahisseurs l’ont isolée des influences délétères de l’Europe (les partisans du projet eurasien ont salué le bolchévisme pour la même raison). Poutine loue le prince Alexandre Nevski de s’être mis au service de la Horde d’Or, car « sa préoccupation principale était de résister efficacement à l’invasion de l’Occident. La Horde se comportait avec arrogance et cruauté, mais ne se mêlait pas de notre langue, de nos traditions ou de notre culture. Et c’est là la chose la plus importante […]. C’est pourquoi nous considérons Nevski comme un saint, car ce guerrier a réfléchi à la manière de préserver le peuple russe. » Grâce à cette longue période d’isolement (1236-1480), au moment où la Russie se tourne vers l’Europe sous Pierre le Grand, elle a la vigueur de la jeunesse face à une Europe déjà en train de glisser dans la décadence, nous dit Mojegov. Ainsi l’arriération russe devient un atout.

En comparant les propos de Mojegov avec une déclaration plus récente (2023) d’Andreï Belooussov, le N° 2 du gouvernement russe, nous assistons à la transformation du lieu commun slavophile sur « l’Europe dégénérée » en une machine de guerre contre les régimes démocratiques occidentaux. Le texte de Belooussov est en effet une directive d’action. « La Russie peut devenir la gardienne des valeurs européennes traditionnelles de l’Occident. Tandis que l’Occident s’est détourné de ces valeurs traditionnelles et est passé à autre chose », écrit-il. « Il est faux de dire que l’Occident est notre ennemi. En Occident, il existe des élites et de larges couches sociales qui tiennent aux valeurs traditionnelles. Et il se peut que la Russie soit pour ces élites la planche de salut. » Du fait de son désarroi intellectuel, l’Europe est vulnérable : « Il y avait un noyau anglophone dans le monde, auquel la vieille Europe a adhéré, et à eux deux ils dirigeaient le monde. En même temps, l’Europe n’a pas de souveraineté… Je peux dire qu’un pays souverain doit obligatoirement avoir sa propre philosophie. Qui sommes-nous, d’où venons-nous, où allons-nous ? L’Inde, par exemple. Elle est pleinement souveraine, même si son PIB par habitant n’est pas très élevé. Même chose pour la Chine pour l’instant. Ce sont des pays 100 % souverains. » Quant à nous, poursuit Belooussov, « nous avons le sentiment d’être un pays autosuffisant ayant sa propre foi, […] son esprit national ». « Nous n’avons pas d’autre choix pour notre pays que d’acquérir ou de reproduire cet esprit national. […] Nous disposons pour cela d’une culture immense, nous avons notre propre code culturel, notre propre identité culturelle, que ne possèdent pas la grande majorité des pays et des peuples. D’ailleurs, Dostoïevski l’a très bien ressenti. » La volonté de subversion saute aux yeux : Belooussov exprime ouvertement le projet révolutionnaire que camoufle cette rhétorique des « valeurs traditionnelles » : « Aujourd’hui, la Russie lance un signal à l’Occident : nous ne cherchons pas un moyen de le détruire, mais au contraire, nous pouvons le sauver. Les peuples occidentaux n’ont qu’une chose à faire : renverser tous ceux qui promeuvent des choses contre nature et, avec la Russie, restaurer un mode de vie humain. » En décembre 2023, le politologue Sergueï Karaganov, président du Conseil de politique étrangère et de défense, met les points sur les i : « L’Occident a fait tomber le rideau de fer, en premier lieu parce que nous, en Russie, sommes de véritables Européens. Nous sommes sains. Et ils veulent s’isoler des forces saines. » En même temps, Karaganov recommande de ne pas claquer la porte et de savoir attendre le moment où la Russie pourra de nouveau atteler les Européens à la machine de puissance russe : « Sans la greffe européenne, sans la culture européenne, nous ne serions pas devenus une si grande puissance. […] J’espère que lorsque l’Europe aura traversé une série de crises, dans une vingtaine d’années, relativement parlant, des forces saines prévaudront. » 

Ainsi les propagandistes du Kremlin s’ingénient-ils à persuader les Européens qu’ils ont trahi la civilisation occidentale, que celle-ci n’est préservée qu’en Russie, et qu’en se tournant vers la Russie, les Européens sauveront l’Europe. Ils comptent surfer sur des passions partisanes si chauffées à blanc que leurs assertions seront prises pour argent comptant dans de larges cercles d’Européens, écœurés par le wokisme et la crise de l’autorité dans nos sociétés. Or leur propagande repose sur une double imposture.

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Les supporters russes lors de la Coupe du Monde de la FIFA 2018 // Capture d’écran

L’imposture

D’abord, ces propagandistes dissimulent que tous les symptômes de la « décadence » qu’ils se plaisent à épingler en Occident sont présents en Russie : si l’on reprend leurs critères, un quart de la population de Moscou (3,5 millions) est musulmane. La part des familles biparentales en Russie est passée de 39,7 % en 2002 à 20,7 % en 2021 — en France elle est de 66,3 %. La Russie se classe dans le peloton de tête en matière de divorces : 73 % des mariages finissent en divorce (en France 46 %). Le nombre d’enfants par femme est de 1,4 (en France 1,68). L’homosexualité y est aussi répandue qu’ailleurs, y compris dans les hauts lieux du pouvoir. La seule différence est l’hypocrisie qui règne dans les cercles du Kremlin. Le président divorcé joue au père-la-vertu, les députés homosexuels dénoncent encore plus bruyamment que les autres la « décadence » LGBTQ en Occident. La fidélité aux « valeurs traditionnelles » se réduit au droit des maris à battre impunément leur épouse.

Deuxième imposture, la propagande du Kremlin assimile la civilisation aux mœurs, ce qui lui permet de nier le véritable contenu de la civilisation européenne. Or, il est faux de dire que les Européens se sont détournés de leur civilisation. Ils l’ont plutôt laissée en déshérence, comme ils l’ont fait pour leurs forces armées, mais les acquis de cette civilisation sont toujours présents en eux. La preuve en est le sursaut européen pour venir en aide à l’Ukraine. Poutine et les hommes du Kremlin ne s’y attendaient nullement, justement parce qu’ils sont étrangers à la civilisation européenne et ne savent pas de quoi ils parlent quand ils emploient ce terme. Ils escomptaient que les Européens ne penseraient qu’à leur facture gazière et laisseraient tomber l’Ukraine. Or c’est notre héritage humaniste qui est le socle du consensus européen sur le soutien à l’Ukraine. Les Européens ont été horrifiés par le discours et les pratiques génocidaires russes en Ukraine, et c’est cette réaction morale qui est à l’origine de l’émergence progressive d’une nouvelle Europe, en cours depuis le 24 février 2022, l’Europe de la liberté dont rêvaient les pionniers de l’unité européenne après la Deuxième Guerre mondiale. Les hommes du Kremlin en sont obscurément conscients. C’est pourquoi ils essaient d’utiliser l’argument de la décadence des mœurs pour escamoter dans nos consciences toute la richesse et la vitalité de notre héritage européen. Leur instinct est de détruire chez les autres ce dont ils ressentent le manque chez eux. Ils y sont aidés par notre ignorance. Car si nous vivons sur les acquis de notre civilisation, nous oublions trop souvent en quoi consiste cet acquis. Notre résistance à l’agression russe doit s’accompagner d’une redécouverte de nos richesses laissées à l’abandon. 

Nous devons nous retremper dans les humanités si nous voulons savoir pourquoi l’Europe mérite d’être défendue contre la barbarie russe. Dans les temps difficiles qui nous attendent, les sagesses de l’Antiquité peuvent nous être d’un grand secours. Isolé dans la tour de son château dans une France ravagée par les guerres de religions, Montaigne s’entretient avec Plutarque, Cicéron et Sénèque pour trouver la force d’âme de résister aux passions dévastatrices de son temps.

À propos des relations entre l’Europe et la Russie, les historiens et les diplomates ont souvent évoqué des « malentendus ». Il faudrait plutôt parler d’une incompatibilité des univers mentaux, qui tient justement au fait que les Européens sont encore touchés par le rayonnement de leur vieille civilisation, alors que pour les Russes, comme l’écrit Piotr Tchaadaev, l’ami de Pouchkine, dans sa fameuse Lettre philosophique I (1830), « les vérités les plus triviales ailleurs, et même chez les peuples bien moins avancés que nous sous certains rapports, nous sommes encore à les découvrir. C’est que nous n’avons jamais marché avec les autres peuples ; nous n’appartenons à aucune des grandes familles du genre humain ; nous ne sommes ni de l’Occident ni de l’Orient, et nous n’avons les traditions ni de l’un ni de l’autre. Placés comme en dehors des temps, l’éducation universelle du genre humain ne nous a pas atteints. Cette admirable liaison des idées humaines dans la succession des âges, cette histoire de l’esprit humain, qui l’ont conduit à l’état où il est aujourd’hui dans le reste du monde, n’ont eu aucun effet sur nous. »

Les humanités

Chaque période de la civilisation européenne nous a laissé en héritage des concepts, des courants de pensée, des normes, une manière de percevoir le genre humain qui informent notre pensée jusqu’à aujourd’hui. La Russie est restée à l’écart et n’a rien recueilli de cet héritage. Ce décalage est à l’origine de la mésintelligence caractérisant ses rapports avec l’Europe. Examinons rapidement quelques sédiments de la civilisation occidentale dont l’absence en Russie condamne ce pays à rester captif du cycle infernal de l’autocratie : crise de succession, émergence d’un autocrate, dérive sanguinaire de ce dernier, nouvelle crise de succession, etc.

Notre civilisation s’est construite sur le dialogue avec l’Antiquité, ininterrompu jusqu’au milieu du XXe siècle. La Grèce antique nous a appris la liberté civique et le respect des lois. « Les Grecs sont libres, et ils ont accepté librement de se soumettre aux lois de leur cité, contrairement aux soldats perses qui combattent sous la crainte d’être châtiés par leur tout puissant roi », écrit Hérodote. Cette expérience est le creuset de la conscience européenne. Platon et Aristote nous ont fait réfléchir sur le juste et l’injuste, sur le Souverain Bien, sur les différents régimes politiques, monarchie, aristocratie et démocratie, en étudiant les modes de corruption de ces régimes. Platon a inauguré un thème promis à un grand avenir, l’éducation des princes. Après lui, Aristote développe la notion de bien commun, entendu comme la recherche de l’intérêt général ou de la vie vertueuse.

L’héritage stoïcien

Deux grandes sagesses naissent à la fin du IVe siècle av J.-C., quand les cités grecques, conquises par les Macédoniens, perdent leur autonomie : le stoïcisme et l’épicurisme, qui ont exercé une influence profonde sur notre civilisation. Dans la tradition grecque, les deux écoles rivales considèrent que l’Homme est malade de sa démesure. Toutes deux enseignent comment trouver le bonheur dans un monde imprévisible, souvent hostile. Pour elles, le but de la philosophie est d’apprendre à bien vivre. Les Grecs, privés de liberté civique, découvrent la liberté intérieure. Les vrais biens sont ceux qui ne peuvent nous être ravis, comme la sagesse. On voit émerger la notion d’une humanité débordant le cadre de la cité et dépassant les distinctions entre Grecs et Barbares, entre hommes libres et esclaves.

L’impact sur notre civilisation de l’école stoïcienne, qui a duré cinq siècles, est immense. L’idée fondamentale de la doctrine stoïcienne est que le monde est un tout solidaire, par la vertu de la Raison qui l’anime de part en part. Le stoïcisme compense la disparition de la libre cité en insérant l’Homme dans une nature imprégnée par une Raison organisatrice (logos) que l’Homme partage avec elle, accédant à l’universel. Le Stoïcien est citoyen du monde. Zénon de Citium, le fondateur du stoïcisme, disait : « Nous devrions considérer tous les hommes comme des compatriotes et des concitoyens… vivant sous une loi commune »2. Il existe une communauté de nature entre tous les hommes, du fait qu’ils sont des êtres raisonnables. La raison, la capacité d’apprendre, l’aptitude à la vertu sont en effet données à tous les hommes. Étant doué de raison, l’Homme a une responsabilité particulière dans l’ordonnance du monde. Pour les Stoïciens, la vraie liberté est la liberté morale.

La doctrine stoïcienne a connu un grand succès à Rome. La fermeture de la sphère publique aux citoyens, devenus des sujets du prince, y entraîne la découverte de l’intériorité. L’Homme se réfugie dans sa citadelle intérieure, où il reste libre : « La plus indigne des servitudes est la servitude volontaire »3, écrit Sénèque. L’activité politique étant impossible, nous dit Sénèque, le sage fera le dos rond et se rendra utile aux hommes d’une autre manière, en s’appuyant sur la loi naturelle et en devenant un exemple pour le petit nombre.

De Saint Thomas à l’humanisme

Les premiers chrétiens polémiquent avec les païens tout en subissant leur influence. Au Moyen Âge, l’échange fécond avec l’Antiquité se renoue. Au XIIIe siècle, Saint Thomas reprend l’identification aristotélicienne entre la réalité, l’intelligibilité et la nécessité. Il affirme avec force l’idée de droit naturel, en des termes qui rappellent les Stoïciens. Pour lui, « toute la communauté de l’univers est gouvernée par la raison divine. C’est pourquoi la raison, principe du gouvernement de toutes choses, considérée en Dieu comme dans le chef suprême de l’univers, a raison de loi. »4 La loi est fondée sur l’inclination naturelle de l’Homme vers une fin ordonnée au bien commun. La foi et la raison, tout en étant distinctes, ne sont nullement en contradiction. Alain Besançon rappelle que « l’autorité de Cicéron est encore invoquée aujourd’hui dans le Catéchisme de l’Église catholique (1992) pour justifier l’idée de loi naturelle et d’autonomie de la morale ».

L’humanisme est d’abord une redécouverte des Anciens à travers un retour au latin classique et au grec. Aux yeux des humanistes, le savoir est la panacée. Ils croient pouvoir faire l’éducation des princes. Mais avec les guerres de religion, les hommes du XVIe siècle seront confrontés à la barbarie déferlant en Europe et vont être amenés à réfléchir sur les moyens de préserver la vie civilisée. En France, la crise de la monarchie entraînée par les guerres de religion, le choc de la Saint Barthélémy, donneront l’impulsion à une réflexion politique féconde, nourrie par les Anciens, qui élaborera les concepts de tolérance, de monarchie limitée, de monarchie contractuelle, de monarchie absolue, de souveraineté, lesquels seront développés au XVIIIe siècle.

Telles sont quelques-unes des alluvions à la civilisation occidentale.

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Des militants de l’opposition portent une banderole « La Russie, c’est l’Europe » lors d’une manifestation pro-gouvernementale, le 1er mai 2015. // Grani.ru, capture d’écran

La catastrophe du bolchévisme, un anti-humanisme

La Russie se tourne vers l’Europe à partir du XVIIIe siècle. Elle introduit la propriété privée puis, sous Alexandre II, abolit le servage et s’achemine vers un État de droit. À partir de 1905, elle progresse cahin-caha vers une monarchie constitutionnelle. Cette fragile évolution est stoppée net par la révolution bolchévique qui détruit les élites occidentalisées de l’empire et met en œuvre un programme de déseuropéanisation systématique du pays. La liberté civique est liquidée. Le droit est aboli avec la propriété privée. Les bolcheviks ne cachent pas leur intention de vaincre la nature, sur tous les plans : en renversant le cours des rivières, en détruisant la famille, en créant un Homme nouveau. La conscience de classe évince les notions fondamentales de bien commun et de condition humaine commune. Le déterminisme idéologique ne laisse aucune place à la liberté humaine, donc à l’éthique (alors que les Stoïciens s’étaient ingéniés à concilier déterminisme et liberté de l’Homme). L’athéisme imposé par la force interdit le rapport à Dieu. La haine, la délation et la terreur sont cultivées par le régime dès les premiers jours et détruisent le lien social. L’Homme devient un loup pour l’Homme. La Russie s’enferme et se replie sur elle-même, coupée du monde par la logique paranoïaque et complotiste de ses dirigeants, qui conçoivent l’étranger comme le foyer d’une volonté mauvaise tout entière occupée à détruire l’URSS. Ainsi, tout l’héritage humaniste, déjà précaire en Russie car celle-ci n’a jamais connu ce dialogue intense avec l’Antiquité qui a modelé l’Europe, est réduit à néant. Il en va de même pour l’héritage judéo-chrétien : la mise en pratique du bolchévisme entraîne la négation de la loi et la violation systématique des dix commandements. Après la Deuxième Guerre mondiale, Staline entreprend de déseuropéaniser les pays d’Europe de l’Est dont il s’est emparé en leur imposant un régime communiste, ce qui lui vaut l’admiration des dirigeants russes actuels.

Le vrai message de la propagande russe : l’universalité de la bassesse

À partir de Gorbatchev et pendant le règne de Eltsine, la Russie sembla quelque temps se tourner vers la civilisation occidentale. Mais la suite des événements a montré qu’il ne s’agissait que d’un bref intermède. La rechute sous Poutine a été vertigineuse.

Les Grecs enseignaient que l’Homme n’est méchant que par ignorance. Le Kremlin prêche une doctrine opposée. Durant le régime communiste, le darwinisme social a développé une misanthropie féroce, car chaque homme est perçu comme un concurrent pour l’obtention d’un bien rare. L’expérience de la jungle de l’après-communisme n’a fait que renforcer cette conviction déjà bien implantée par la pratique bolchévique. Les bagarres entre oligarques étaient largement médiatisées car chaque oligarque contrôlait des publications et des chaînes de télévision dont il se servait pour déverser du kompromat (dossiers compromettants) sur ses rivaux. « Tous des voleurs, tous des pourris, tous des salauds » : tel était l’état d’esprit des Russes à la fin du règne d’Eltsine. Poutine et son équipe eurent l’idée d’instrumentaliser ces dispositions et d’en faire le socle de leur despotisme, abolissant définitivement la démocratie en Russie. Car l’idée de représentation politique n’a de sens que si l’on postule que les hommes veulent le bien et leur bien, qu’ils disposent de la raison permettant de distinguer l’intérêt général. Pour inciter les Russes à l’apolitisme, la propagande poutinienne s’est donné pour but de les confirmer dans leur conviction que l’Homme est intrinsèquement pervers, rapace, primitif et dominé par ses bas instincts, et de les imprégner d’une haine d’autrui chronique, toujours mobilisable par le pouvoir. Alors qu’un des lieux communs de la pensée politique classique est l’importance d’éduquer le prince — non seulement pour qu’il gouverne conformément à la loi naturelle, mais aussi pour qu’il donne l’exemple à ses sujets qui l’imiteront —, en Russie, les dirigeants se sont consciemment efforcés d’avilir leurs sujets. Ils les ont persuadés que distinguer le vrai du faux n’a plus d’importance, puisque le pire est toujours certain chez nos semblables. Cet endoctrinement n’a que trop bien réussi. Il a entraîné la prolifération cancéreuse du vocabulaire obscène (le mat) et du registre scatologique dans la langue russe, y compris à la télévision et au Parlement. Le cloaque des consciences étouffe la parole articulée.

La marche vers l’apocalypse

L’Occident n’a pas voulu voir cette monstrueuse entreprise de dégradation programmée de la nature humaine mise en œuvre par le régime poutinien. Il a cru qu’occupée à faire de l’argent, la Russie allait être un interlocuteur certes désagréable, mais maintenu dans la voie de la coexistence par l’appât du gain. C’était ignorer que la transformation de ce pays en État mafieux ne représentait qu’une étape transitoire ; que la Russie allait connaître une métamorphose bien plus dangereuse : sa mutation en une secte eschatologique conduite par un gourou dément, faisant penser à une secte Waco à grande échelle.

Alain Besançon a montré à quel point le bolchévisme ressemblait à une gnose moderne : la dépréciation du monde existant, perçu comme intrinsèquement mauvais et à détruire, la dictature d’un petit groupe d’initiés œuvrant au salut promis par la doctrine, moyennant l’anéantissement du monde présent — tout cela rappelait les gnoses antiques5. L’entreprise poutinienne de dénigrement méthodique du monde non russe et du genre humain ne pouvait que déboucher sur une remontée en force de cette configuration gnostique manichéenne, devenue encore plus dangereuse que le marxisme-léninisme, dont le déterminisme rassurant incitait les dirigeants du Kremlin à la patience : la victoire du prolétariat, inscrite dans l’histoire, devait de toute manière couronner le développement historique.

Rien de tel aujourd’hui. Consciente de sa plongée dans l’abjection, la Russie s’est donné une idéologie de compensation. Elle se proclame détentrice d’une « spiritualité » dont seraient privés les autres peuples. Dostoïevski lui a enseigné que plus elle s’enfonçait dans le péché et la turpitude, plus elle était sainte et supérieure au reste du genre humain, qu’elle n’avait pas besoin de lois puisqu’elle bénéficiait de la grâce divine. La religion orthodoxe russe a toujours privilégié la célébration liturgique au détriment de l’éducation éthique et intellectuelle. Elle n’est pas passée par le thomisme et n’a pas appris à distinguer l’ordre de la raison et celui de la foi. La foi, loin de chercher l’intelligence, se nourrit de l’idolâtrie nationale et le clergé à la botte du pouvoir encourage l’abêtissement. L’orthodoxie russe a toujours été particulièrement sujette aux dérives sectaires. 

La métamorphose de la Russie poutinienne en secte eschatologique couvait depuis longtemps. On se souvient que Poutine avait déclaré en novembre 2018 qu’en cas de guerre nucléaire, « nous, en tant que victimes d’une agression, nous, en tant que martyrs, irons au paradis, et eux [les ennemis de la Russie] mourront tout simplement. Parce qu’ils n’auront même pas le temps de se repentir. » Aujourd’hui, il se compare implicitement à Jésus Christ, invitant les éducateurs de la jeunesse à devenir « pêcheurs d’âmes ». La guerre contre l’Ukraine a précipité ce processus aujourd’hui visible à l’œil nu. La Déclaration du XXVe Conseil mondial du peuple russe (créé par le patriarche Kirill) adoptée le 27 mars 2024, intitulée « Le présent et l’avenir du monde russe », permet de mesurer l’avancée du mal. « D’un point de vue spirituel et moral, l’opération militaire spéciale est une guerre sainte, dans laquelle la Russie et son peuple, défendant l’espace spirituel unifié de la Sainte Russie, remplissent la mission du “katekhon” (du grec : ὁ κατέχων, « celui qui retient » : ce terme est employé dans un contexte apocalyptique, il désigne celui qui empêche la révélation de l’Antéchrist et l’avènement du mal absolu), protégeant le monde de l’assaut du mondialisme et de la victoire de l’Occident qui a sombré dans le satanisme. […] Le sens le plus élevé de l’existence de la Russie et du monde russe qu’elle a créé — leur mission spirituelle — est d’être le “katekhon” du monde, de le protéger du mal. La mission historique est d’anéantir à chaque fois les tentatives d’hégémonie universelle dans le monde, les tentatives de subordination de l’humanité à un seul principe maléfique. » On voit que l’ennemi est l’universalisme, face auquel la Russie érige une citadelle coupée de la contagion de l’extérieur, abritant une communauté faisant bloc autour de son gourou. L’évolution de ce dernier est inquiétante. Poutine est convaincu que la Russie ne peut pas être la cible d’attaques de la part des fondamentalistes islamiques, car il existe dans le pays une unité interconfessionnelle, comme il l’a déclaré le 4 avril dernier, ce qui témoigne de la manière dont il a décroché du réel, plus encore que de sa volonté de justifier sa guerre génocidaire en Ukraine. La Russie semble bien engagée dans la voie du suicide collectif. Les menaces d’apocalypse nucléaire qui se multiplient ces temps-ci attestent la dérive de la secte : « Quand nous éprouverons le besoin de vous anéantir tous, nous le ferons. Vous, les Européens, n’avez rien compris, rien appris… Alors, Paris, tu ne veux pas accueillir nos athlètes ? Accueille donc nos missiles hypersoniques ! Rapides, fiables et ils font très très mal », hurle Soloviov après la visite à Kyïv d’Anne Hidalgo.

Comme la plupart des sectes, la Russie se livre à un prosélytisme actif et elle a de nombreux convertis fanatisés, imperméables à la réalité : « Les frontières du monde russe, en tant que phénomène spirituel et culturel-civilisationnel, sont beaucoup plus larges que les frontières de l’actuelle Fédération de Russie et de la grande Russie historique. […] La Russie devrait devenir un État refuge pour tous les compatriotes du monde qui souffrent des assauts du mondialisme occidental… Outre les compatriotes, notre pays peut devenir un refuge pour des millions d’étrangers qui défendent les valeurs traditionnelles, sont loyaux envers la Russie et sont prêts à s’intégrer linguistiquement et culturellement dans notre pays », affirme le document cité plus haut. Le Kremlin procède à l’étranger comme il l’a fait en Russie, cherchant à acclimater urbi et orbi sa conception d’une humanité vile et corrompue, et à inoculer les concepts truqués qui paralysent le jugement et font glisser dans la secte. La souveraineté s’est dégradée en droit pour le souverain de faire n’importe quoi. La propagande russe s’acharne contre l’idée qu’existent des règles que le Kremlin n’a pas édictées. Elle légitime en douce la violence comme mode de gouvernement. Elle escamote le concept de « bien commun » grâce au fanatisme partisan qu’elle nourrit. Elle fait du terme « tolérant » une insulte. En un mot, pour rendre l’Europe « russo-compatible», elle a entrepris de discréditer la civilisation occidentale aux yeux des Européens eux-mêmes.

Cette guerre qu’elle mène contre nous est peut-être la plus dangereuse de toutes, puisqu’elle porte en elle un projet de chaos téléguidé qui peut converger avec les processus d’ensauvagement internes qui minent nos démocraties6. Mais nous avons sous la main tout ce qu’il faut pour nous défendre sur ce terrain. Un peu d’histoire et un peu de philosophie guérissent du complotisme et de la haine de soi nihiliste que Moscou espère répandre chez nous pour détruire nos libertés. Comme disait Sénèque, « l’aide peut venir non seulement des vivants, mais de ceux qui ne sont plus »7.

francoise thom

Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.

Notes

  1. La naissance du courant eurasien dans l’émigration russe se situe en 1921. L’idée-force des Eurasiens est le rejet de l’Europe, leur passion dominante, la haine de la civilisation occidentale. Une nouvelle mouture de cette idéologie sera popularisée à partir des années 1990 par Alexandre Douguine. Pour ce dernier, la Russie appuyée par la Chine et le monde musulman, doit instaurer sa domination sur le continent européen afin de pouvoir affronter les Anglo-Saxons.
  2. Cité in : Robert Muller, Les Stoïciens, Vrin, 2006, p. 251.
  3. Lettres à Lucilius, V, 41, 17
  4. Somme théologique, I-II Questions 90 et 91 
  5. D’Alain Besançon, voir en particulier Les Origines intellectuelles du léninisme, Paris, 1977.
  6. Voir Françoise Thom et Isabelle Stahl, L’école des barbares, Paris 1985.
  7. Lettres à Lucilius, V, 52, 7.

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