Le vote de l’aide américaine à l’Ukraine : leçons et perspectives

Trois jours après l’adoption par la Chambre des Représentants d’un vaste plan d’aide à l’Ukraine, le Sénat américain a massivement voté en sa faveur. Une fois promulgué par le président des États-Unis, les livraisons d’armes, de munitions et de matériels militaires, qui n’avaient pas été totalement interrompues, pourront reprendre au rythme adéquat. Au demeurant, il s’agit d’un plan de 95 milliards de dollars, dont 26 milliards bénéficieront aussi à Israël et 8 milliards à Taïwan. Attendu depuis six mois, le vote du Congrès des États-Unis est heureux. Encore faut-il tirer les leçons de l’événement et se projeter dans l’avenir.

Bien entendu, le retard pris par le vote de ce plan est éminemment regrettable. Il en est de même pour l’ensemble de l’aide militaire occidentale apportée à Kyïv, soumise à des hésitations et tactiques d’atermoiement qui ont laissé passer le « momentum » de l’armée ukrainienne. Alors que l’élan initial de l’offensive russe était brisé, les capitales occidentales n’ont ni pu, ni voulu, donner à l’armée ukrainienne les moyens de conduire une ample et victorieuse contre-offensive. D’aucuns rappelleront volontiers les erreurs militaires de Kyïv commises à l’été dernier. Nul doute qu’il y en ait eu. Cependant, quel État membre de l’OTAN aurait engagé son armée sans disposer d’une couverture aérienne (la « maîtrise de l’air ») ? Rappelons que les premiers des soixante F-16 promis à l’Ukraine n’arriveront pas avant l’été prochain, voire plus tardivement1. Tout cela aura laissé à la Russie et à son armée le temps de ressaisir et de s’adapter.

Vanité de l’isolationnisme

En vérité, le retard avec lequel le Congrès des États-Unis a finalement voté le plan d’aide ne constitue pas une anomalie politique ou historique. Les démocraties occidentales, qualifiées par Raymond Aron de « régimes constitutionnels pluralistes », sont des polyarchies électives : l’existence constitutionnelle de plusieurs centres de pouvoir et leur concurrence sont censés prévenir la tyrannie et assurer la liberté. Ce type de régime n’est pas fondé sur l’unité de vue d’un seul homme ou d’un étroit groupe dirigeant, censé posséder le savoir absolu, connaître les lois de l’histoire et imposer ses décisions politico-stratégiques, présentées comme une sainte nécessité. Négocier entre les différentes branches du pouvoir et forger un consensus parmi les élus, sans perdre de vue l’opinion publique, requiert du temps. Aussi irritant soit-il, un tel retard n’est donc pas étonnant.

Six mois de palabres et de négociations entre Démocrates et Républicains, parfois avec des gens de mauvaise foi, auront abouti à une large majorité d’élus en faveur du plan d’aide à l’Ukraine, à Israël et à Taïwan : 311 voix pour et 112 contre à la Chambre des Représentants, le 20 avril ; 79 voix pour et 18 contre au Sénat, le 23 avril. Si les Républicains se sont divisés dans la Chambre des Représentants (101 voix pour, 112 voix contre), ils ont majoritairement voté pour ce plan au Sénat (31 voix pour et 15 voix contre). Notons que trois sénateurs démocrates, dont Bernie Sanders (une sorte de « Mélenchon » américain, très respecté dans les gauches dites « progressistes »), ont également voté contre ledit plan. En somme, ce double vote a permis de dégager une large majorité politique ; les fortes oppositions internes laissent malgré tout une certaine place aux votes bipartisans.

Réputé avoir le vent en poupe, l’isolationnisme apparaît comme étant minoritaire dans la classe dirigeante américaine. Surtout, ce courant politique et idéologique s’avère vain et « futile », comme on dirait aux États-Unis. Outre le fait que l’histoire longue de la diplomatie américaine, dès le XIXe siècle, invite à tempérer la thèse d’un isolationnisme foncier, les deux guerres mondiales de la première moitié du XXe siècle ont montré qu’il n’était pas possible pour les États-Unis de s’abstraire du monde, fût-il pécheur et corrompu2.

Indépendamment des choix ou des compromis faits entre libre-échange et protectionnisme, ou encore entre alliances et « self-help », la mondialisation est un processus géohistorique d’ampleur séculaire (la « mondialisation ibérique » date du XVIe siècle) : l’arraisonnement du monde par la technique frappe d’invalidité tout espoir de transformer l’Amérique en une grande île géostratégique, à l’abri des fracas et des tragédies historiques. C’est ce que la classe dirigeante américaine avait compris après les errements de l’entre-deux-guerres et le second conflit mondial3.

Les stratèges des États-Unis avaient alors considéré que laisser l’Europe passer sous la domination d’une puissance hostile serait bien plus dangereux pour la sécurité des États-Unis qu’un pouvoir du même type établi en Amérique du Sud. Effectivement, l’océan Atlantique se franchit plus rapidement que la cordillère des Andes ou le bassin de l’Amazonie. Si d’autres facteurs intervinrent alors, ce raisonnement géostratégique fut à la base de l’engagement des États-Unis en Europe, dans le cadre de l’OTAN, et de leur transformation en une « puissance européenne », car engagé de manière décisive dans la défense et la sécurité du Vieux Continent.

En ce nouvel âge global — marqué par le « space power », les enjeux du cyberspace et la guerre des abysses (sécurité des câbles sous-marins et des flux de données) —, il serait plus que jamais illusoire de penser pouvoir assurer la sécurité nationale sur le seul contrôle des frontières terrestres et des approches océaniques du continent nord-américain. La défense des États-Unis est déterminée par de vastes architectures de sécurité, déployée des abysses à l’espace exo-atmosphérique, sur l’Océan mondial et sur la masse euro-asiatique, celle-ci représentant l’essentiel de la population et de la richesse du monde. Aussi l’engagement militaire américain en Europe, comme sur les franges maritimes de l’Asie orientale, est-il vital pour la sécurité nationale des États-Unis.  

Du trumpisme

Quid de Donald Trump dans cette équation stratégique mondiale ? Handicapé par son procès new-yorkais, le candidat à la présidentielle américaine se montre principalement soucieux de son sort judiciaire (les messages du candidat sur son réseau social en témoignent). Il semble par ailleurs que Mike Johnson, le speaker républicain de la Chambre des Représentants, ait su négocier avec l’ancien président les termes de son ralliement à la décision de faire voter le plan d’aide. Toujours est-il que les principaux soutiens parlementaires de Donald Trump se montrent autrement plus vindicatifs que leur « caudillo » (les extrémistes du « Make America Great Again » veulent destituer Mike Johnson).

Pour autant, Donald Trump est toujours en lice et la possibilité de le voir occuper de nouveau la Maison Blanche ne saurait être exclue. Un second mandat serait-il donc franchement isolationniste, au détriment de l’Ukraine, de l’OTAN et des alliés d’Asie-Pacifique ? S’agirait-il plutôt d’un second « moment jacksonien » ? La figure d’Andrew Jackson, président des États-Unis entre 1829 et 1837, est à l’origine d’une tradition caractérisée par le souverainisme, la définition restrictive des intérêts nationaux, l’unilatéralisme et l’importance accordée à l’emploi de la force militaire4.

Pour sa part, John Bolton, ancien conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump, considère comme vaine cette approche savante du « trumpisme ». Dans La pièce où ça s’est passé, il souligne l’absence de philosophie politique de Donald Trump, son pur opportunisme et, dans l’esprit de l’ancien président américain, la réduction des problèmes stratégiques et des enjeux géopolitiques à un « art du deal », censé mettre en exergue son génie propre. Bref, le trumpisme ne serait pas un néo-jacksonisme mais la projection égotique de Donald Trump sur la scène internationale5. Alors que les lignes dramaturgiques convergent, en Eurasie — de l’Ukraine au détroit de Taïwan, jusqu’en Corée, et sur le boulevard moyen-oriental (les actes de guerre de l’Iran contre Israël) —, un tel diagnostic inquiète.

Toutefois, rien n’est joué sur le plan électoral, et le vote du Congrès montre qu’une large partie de la classe dirigeante américaine, y compris l’establishment diplomatique et militaire, est consciente des enjeux géopolitiques et stratégiques de l’heure. Dans l’immédiat, il importe que les États-Unis et leurs alliés ne réitèrent pas les erreurs commises en Ukraine : prétendre gérer de manière millimétrée le conflit, le calcul coûts/bénéfices étant supposé amener Vladimir Poutine à la table des négociations, et donc reporter dans le temps les décisions vitales pour le pays agressé.

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Keith Self, républicain du Texas, montre un tableau des PIB de la Russie et de l’UE lors des débats au Congrès avant le vote sur le paquet d’aide à l’Ukraine // Capture d’écran

Vouloir la victoire de l’Ukraine

Outre le fait que ce « réalisme » conduirait inévitablement à expliquer qu’il faut entériner les conquêtes territoriales russes (18 % du territoire ukrainien), ce serait ignorer la teneur de la guerre à but absolu voulue par le maître du Kremlin (détruire l’Ukraine en tant qu’État et nation), le désir impérieux de ce dernier de reconstituer l’enveloppe spatiale de l’ex-URSS et sa volonté de dominer le Vieux Continent : une Europe dès lors asservie aux objectifs grandiloquents de la Russie-Eurasie, c’est-à-dire une « Grande Asie » qui serait centrée sur le duo russo-chinois6 (la domination de l’Europe rééquilibrant l’alliance russo-chinoise).

Après deux ans et plus d’hésitations, de vains espoirs dans les vertus du « fine tuning » et du « crisis management », et six mois de négociation d’un plan d’aide militaire, les États-Unis et leurs alliés occidentaux doivent vouloir la défaite pure et simple de la Russie dans cette guerre d’Ukraine. Sur le plan du droit international, il s’agirait bien sûr de chasser les troupes russes du territoire ukrainien conquis depuis 2014. Convenons du fait que cela pourrait être long mais l’histoire réserve des surprises. Sans voyager bien loin dans l’espace-temps, il suffit de considérer le cas de la Pologne voisine, partagée à trois reprises dans le dernier quart du XVIIIe siècle, une quatrième fois lors du Congrès de Vienne (1814-1815), une nouvelle fois encore quelques semaines après le pacte germano-soviétique7 (23 août 1939) et le début de la Seconde Guerre mondiale.

En l’état des choses, l’échec de la contre-offensive de l’été 2023, la nécessité de tenir la ligne de front face à la pression russe (1200 kilomètres) et le besoin de monter un corps de bataille aéroterrestre capable de mener une guerre moderne sur tout le spectre ( « full spectrum »), et de conduire de grandes offensives, imposent la révision des échelles temporelles : la libération du territoire ukrainien n’est pas une question de mois. Du point de vue de l’OTAN, il importe à tout le moins que l’armée russe soit épuisée, et l’État russe profondément fragilisé, afin que le Kremlin n’ait plus la possibilité, dans les dix ou quinze ans à venir, de menacer réellement la sécurité de ses États membres.

Dans une telle perspective, l’Ukraine doit être vue comme un bastion avancé dont la force et la résistance conditionnent la sécurité présente et future de l’OTAN, de l’Union européenne et de leurs membres. Le maximum de soutien et de moyens doit donc lui être accordé. Le volume de l’aide américaine élargit de nouveau le champ des possibles et ouvre un horizon. Le gain de temps que cette aide procure doit être utilisé au mieux par les alliés européens des États-Unis pour renforcer leur cohésion géopolitique et faire monter en gamme leurs industries d’armement, plus généralement leur base technologique de puissance8.

De fait, la situation géopolitique globale et l’engagement des États-Unis sur les grands théâtres d’affrontement — de l’Europe à l’Extrême-Orient, sans omettre le « maillon » moyen-oriental —, requièrent un « partage du fardeau » ( « burden sharing »). À cheval sur l’Europe centrale et orientale, l’Ukraine est la voisine immédiate de l’OTAN et, du fait de l’agression russe, est comparable à un État-tampon. C’est aux États européens que devrait revenir la responsabilité première de soutenir l’Ukraine, tant sur le plan bilatéral que multilatéral (Union européenne, OTAN, « coalitions de bonnes volontés »). Seul un tel « partage du fardeau » permettra de durablement rééquilibrer et consolider les solidarités géopolitiques transatlantiques. Par ailleurs, la diplomatie et l’action des puissances occidentales dans la région Indo-Pacifique doivent être coordonnées.

En guise de conclusion

Enfin, le fait que le plan d’aide américaine, outre l’Ukraine, concerne Israël et l’île-État de Taïwan met en évidence le caractère global du défi et des menaces auxquels sont confrontées les démocraties occidentales. Nonobstant les débats sur ce qu’est et ce que n’est pas une alliance, l’Occident est confronté à un regroupement d’États hostiles et perturbateurs (les « puissances révisionnistes »), dont les dirigeants sont persuadés que leur heure est venue. Il s’agit de l’axe Moscou-Téhéran-Pékin, flanqué par Pyongyang en Asie du Nord-Est. Ces capitales s’appuient réciproquement, se coordonnent, développent des synergies diplomatiques et stratégiques.

En jouant sur l’opposition à l’Occident, ce qui leur tient lieu d’universalisme, Moscou et Pékin, dont le pouvoir et l’influence excèdent ceux de Téhéran et Pyongyang, s’assurent même la sympathie d’une partie du monde afro-eurasien et de l’Amérique latine. C’est ce que l’on nomme le « Sud global » (les Russes parlent de « majorité globale »), qui n’est pas un bloc monolithique mais une chambre d’échos et un vaste espace de manœuvres diplomatiques et stratégiques pour les ennemis de l’Occident. Bref, l’affrontement est global et il prend l’allure d’un grand conflit hégémonique ; un tel conflit exige la pensée, la conception et la conduite d’une « grand strategy », et ce à l’échelon mondial.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

Notes

  1. Il s’agira de F-16 fournis par la Norvège, le Danemark, les Pays-Bas et la Belgique, avec l’aval des États-Unis. Le cas des Mirage-2000 français, progressivement remplacés par des Rafale, est régulièrement évoqué mais aucune décision n’a encore été prise. Il semble que la nécessaire formation des pilotes ukrainiens retardera la mise en œuvre des F-16 jusqu’à la fin de l’année 2024. Cf. Cédric Pietralunga, Le Monde, 24.4.2024.
  2. Cf. Jean-Sylvestre Mongrenier, « L’hypothèque Trump. Analyse historique de l’improbable isolationnisme américain », Institut Thomas More, Avril 2024, Note d’actualité 91.
  3. Au vrai, la diplomatie républicaine des années 1920 n’est pas isolationniste. Ce courant d’idées l’emporte dans les années 1930, avec le vote de trois actes de neutralité.
  4. L’historien et politiste Walter Russel Mead distingue le « jacksonisme » comme l’une des traditions qui ont influencé la diplomatie américaine, à côté des Hamiltoniens (une Realpolitik avant l’heure), des Jeffersoniens (un isolationnisme pacifique) et des Wilsoniens (un internationalisme idéaliste). Cf. Walter Russel Mead, Sous le signe de la Providence. Comment la diplomatie américaine a changé le monde, Odile Jacob, 2003.
  5. Cf. John Bolton, La pièce où ça s’est passé, Talents Éditions, 2024.
  6. Contrairement à ce qu’assurent les « poutiniens » d’Occident, le pouvoir russe s’accommode de la domination chinoise, pourvu qu’il puisse atteindre ses objectifs en Europe, assimilée à un « petit cap de l’Asie ».  Les cercles de pouvoir et les idéologues du néo-eurasisme font un parallèle, pour s’en féliciter, entre la situation présente et la Moscovie d’Alexandre Nevski (XIIIe siècle), tributaire et auxiliaire zélé de l’Empire mongol.
  7. Un pacte de guerre, d’annihilation de la Pologne et de partage de l’Europe orientale, renforcé par un traité d’amitié germano-soviétique qui fut signé le 28 septembre 1939, au lendemain de la capitulation polonaise.
  8. Plutôt que de parler d’ « économie de guerre » et de « mobilisation totale », quitte à se payer de mots, que l’on revienne aux exigences premières de l’État régalien. L’objectif « otanien » des deux pour cent du PIB national accordés à la chose militaire ne doit pas être un plafond mais un plancher. Au cours de la « guerre de Cinquante Ans » (la première guerre froide), les alliés européens consacraient de trois à cinq pour cent de leur PIB à leurs dépenses militaires, et ils assuraient la moitié des coûts de la défense collective de l’Europe occidentale, sans être pour autant en économie de guerre.

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