« En vue d’une Union plus parfaite… »

Moscou a choisi son camp. À quelques jours du second tour des élections législatives françaises, le ministère des Affaires étrangères russes a publié un message qui dit sans ambiguïté : « Le peuple de France demande une politique étrangère souveraine qui serve ses intérêts nationaux et une rupture avec le diktat de Washington et Bruxelles. » Et pour faire bon poids, cette profession de « mauvaise » foi est accompagnée d’une photo de Marine Le Pen triomphante, après sa réélection dès le premier tour dans son fief d’Hénin-Beaumont. Le Kremlin a fait son choix, sans surprise. Nous disons le nôtre : celui de l’Union européenne, union de liberté et de démocratie, face aux menées russes et chinoises pour défaire un ordre international fondé sur le respect du droit et des traités.

Certes l’Union européenne a montré des défauts, des limites, mais sa lente construction a assuré, depuis la signature du Traité de Rome en 1957 créant la Communauté économique européenne, la paix sur un continent que la guerre avait déchiré pendant des siècles. Les six membres fondateurs — France, Allemagne, Italie, Belgique, Luxembourg et Pays-Bas — ont su élargir leur union, de proche en proche, et c’est avec raison, même si ce n’est pas sans difficultés, qu’ils ont accueilli les pays centre-européens, après la chute du mur de Berlin et la libération de l’Europe centrale du joug d’une Union soviétique dominée par une Russie qui prolongeait ainsi son empire.

Nous nous félicitons de l’ouverture officielle, le 25 juin dernier, des négociations d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. Il était temps. Nous savons que le chemin sera long, mais d’ores et déjà, il nous engage, comme Européens, à soutenir le peuple ukrainien dans sa résistance à l’agression poutinienne. De fait, ces derniers jours, les vingt-sept ont validé un quatorzième paquet de sanctions contre la Russie. Ils se sont aussi mis d’accord sur le transfert à la Facilité européenne pour la paix de 1,4 milliard d’euros, provenant des actifs russes immobilisés en Europe. Cette somme sera utilisée pour acheter des munitions et des systèmes d’armes qui seront envoyés à l’armée ukrainienne. Ils ont également confirmé un engagement de sécurité de l’UE à l’égard de Kyïv. Celui-ci vient s’ajouter aux accords déjà passés par l’Ukraine avec une vingtaine de pays occidentaux, dont les États-Unis, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Ils ont obtenu de Viktor Orbán, avant que la Hongrie ne prenne pour six mois la présidence (tournante) du Conseil de l’UE, qu’il lève le veto de son pays sur tous ces sujets, comme sur celui de la nomination du néerlandais Mark Rutte au poste de secrétaire général de l’OTAN.

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Volodymyr Zelensky et Kaja Kallas à Bruxelles le 27 juin dernier // president.gov.ua

Autre signe fort de la détermination européenne à soutenir l’Ukraine, la proposition par les chefs d’État et de gouvernement de l’Union de nommer Kaja Kallas, l’inflexible Première ministre estonienne, « Haut représentant » de l’Union européenne, en remplacement de l’Espagnol Josep Borrell. Celle-ci sera donc le visage de la politique étrangère de l’UE. On peut compter sur elle, dont la mère et la grand-mère furent déportées en Sibérie par l’occupant soviétique en 1949, pour ne rien céder à Moscou comme à Pékin. Elle est d’ailleurs l’objet d’un avis de recherche du Comité d’enquête russe. Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, l’a accusée d’ « insulte à l’histoire » et d’ « actions hostiles contre la mémoire historique » de la Russie. Les Russes, qui n’aiment pas qu’on s’oppose au révisionnisme poutinien, lui reprochent notamment d’avoir fait déplacer, à Narva, un char T-34 érigé à l’époque soviétique en monument aux héros de la Grande Guerre patriotique. Mais ils lui en veulent surtout pour l’engagement résolu de l’Estonie auprès de l’Ukraine et pour sa résistance aux opérations russes de propagande et de cyberguerre. Dans ce domaine, Tallinn est un modèle pour les Européens.

Les chefs d’État et de gouvernement proposent également de garder à la tête de la Commission l’Allemande Ursula von der Leyen, dont la fermeté à l’égard de la Russie est bien connue. Ce choix, comme celui de Kaja Kallas, devra être confirmé le 18 juillet prochain par le Parlement européen. Enfin, c’est le Portugais Antonio Costa (ex-Premier ministre de son pays) qui assurera, après le Belge Charles Michel, la présidence du Conseil européen (qui réunit les chefs d’État et de gouvernement des vingt-sept). Ce trio à la tête de l’Union devrait être plus cohérent que celui que formaient jusqu’alors Ursula von der Leyen, Charles Michel et Josep Borrell, tant les relations entre ces trois-là étaient difficiles.

Ainsi, l’UE fait preuve de stabilité et de constance. La poussée populiste du scrutin européen des 8 et 9 juin n’a pas bouleversé les équilibres du continent, en dépit de ce que souhaitait Moscou. Le travail va donc pouvoir se poursuivre et s’affermir, quelles que soient les conséquences de la dissolution de l’Assemblée nationale française.

Certes, le rôle dynamique de Paris, tel que le président Emmanuel Macron l’avait assumé — depuis qu’il avait compris qu’il n’y avait pas de négociations possibles avec une Russie qui vise le renversement du pouvoir à Kyïv et la mise sous tutelle de l’Ukraine, et qu’il avait pris conscience du risque d’un effondrement militaire de l’Ukraine en raison de la faiblesse du soutien occidental —, ce rôle va être amoindri. Mais ne nous y trompons pas, quand bien même notre pays tient une place importante dans l’Union européenne, celle-ci ne se résume pas à la France. L’Europe centrale et l’Europe du Nord jouent désormais un rôle important, en particulier dans le face-à-face avec la Russie.

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Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen à Bruxelles le 27 juin dernier  // president.gov.ua

Par ailleurs, peut-être cette dissolution aura-t-elle le mérite de faire découvrir aux Français une autre manière, plus démocratique, de concevoir la vie politique, celle du compromis entre des forces qui ne disposent pas à elles seules de la majorité. C’est le lot général de tous les pays de l’Union, et c’est le principe même de la construction européenne. Il serait heureux que notre pays cesse de faire exception.

C’est certainement ce que ne veut pas Moscou, à qui déplaît suprêmement ce modèle d’un pouvoir démocratiquement partagé et discuté. La Russie le signifie en appuyant clairement le Rassemblement national à quelques jours du second tour des législatives, sans craindre de montrer que ce dernier est bien « le parti de l’étranger ». Au Kremlin, on rêve certainement d’un Jordan Bardella obtenant une majorité absolue et d’une Marine Le Pen trônant, d’ici peu, à l’Élysée. Ce serait, pour le coup, faire entrer un cheval de Troie dans la Cité européenne, pour en effondrer ensuite les remparts.

Disons-le clairement, cela ne doit pas arriver. Tout au contraire, l’édifice doit être solidifié. On connaît les axes de cette consolidation : parfaire le fonctionnement de la démocratie dans les institutions européennes, construire résolument les moyens de sa cohésion et, priorité des priorités, ceux de sa défense. Le danger russe — mais aussi chinois —, comme le risque de voir Trump revenir à la Maison-Blanche, ne doit pas nous tétaniser, comme tente de le faire le permanent chantage nucléaire de Moscou, mais nous aiguillonner. En ce sens, l’Europe pourrait faire siens les premiers mots du préambule de la Constitution des États-Unis d’Amérique : « Nous, le peuple, en vue de former une Union plus parfaite… » Oui, tel doit être notre objectif : prendre davantage conscience que nous formons, dans notre diversité, un peuple européen attaché aux principes de la démocratie, et parfaire notre Union pour la rendre plus forte et plus désirable. C’est la condition sine qua non d’une Europe authentiquement souveraine dans un monde que veulent mettre en coupe réglée les puissances totalitaires de toute sorte, promptes à nouer des alliances paradoxales pour défaire tous ceux qui voudraient leur résister par amour de la liberté et de la justice.

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Jean-François Bouthors est journaliste et essayiste, collaborateur de la revue Esprit et éditorialiste à Ouest-France. Il est auteur de plusieurs livres dont Poutine, la logique de la force (Éditions de l’Aube, 2022) et Démocratie : zone à défendre ! (Éditions de l’Aube, 2023). Il a été, avec Galia Ackerman, l’éditeur des livres d’Anna Politkovskaïa aux Éditions Buchet/Chastel.

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