Depuis l’ouverture des négociations pour l’entrée de la Moldavie dans l’Union européenne, qui ont débuté le 25 juin 2024 à Luxembourg, les Européens s’intéressent davantage à ce petit pays à vocation européenne, encastré entre l’Ukraine et la Roumanie. Grâce à Olga Medvedkova, nous découvrons l’œuvre du philosophe Marc Crépon, témoin direct du passé soviétique de la Moldavie autant que de la vitalité de son peuple.
Le poète ramène son discours de loin,
Marina Tsvetaeva
Son discours amène le poète loin.
Le dernier livre de Marc Crépon s’intitule Sept leçons sur la violence. C’est un livre extrêmement actuel, ces leçons sont indispensables pour nous tous aujourd’hui1. Philosophe français né en 1962, directeur de recherche au CNRS et professeur à l’ENS où il a fait ses études, Marc Crépon s’est depuis longtemps spécialisé dans la compréhension, la mise en lumière de la violence qu’il a étudiée sous toutes ses coutures, de la violence des masses et des États jusqu’à celle, cachée, domestique et intime. Il a posé la question de la violence légitimée, autorisée, non pas comme elle est souvent posée — en généralisant, le philosophe se hissant sur quelque lointain sommet, nous observant, nous rangeant, nous comptant et interprétant nos mots et nos gestes —, mais de près, du point de vue de chaque expérience de vie, toujours singulière, interdisant d’emblée la démagogie de « tout est violence » et donc rien ne l’est. Non, tout ne l’est pas, mais la violence existe et en prenant toutes sortes de formes, elle ravage les corps et les esprits…
D’où vient, chez Marc Crépon, cette problématique et cette attitude philosophique ? Comment devient-on le philosophe de la violence au singulier ? Il existe bien entendu une tradition philosophique propre, à laquelle Marc Crépon appartient, de laquelle il se réclame. Mais pas seulement. C’est en fait l’avant-dernier livre de Marc Crépon, intitulé Journal de Moldavie, paru il y a un an, qui me semble répondre le mieux à cette question2. Il prépare merveilleusement le lecteur aux Sept leçons sur la violence. Mais ce Journal est aussi intéressant autrement. C’est d’abord un très beau texte, poétique, vivement, ardemment écrit, contenant une intrigue amoureuse qui en fait un roman. Il est ensuite plus qu’actuel, car il nous fait expérimenter, découvrir pour les uns et revivre pour les autres, ce qu’était la vie en URSS à la toute fin de l’existence du régime soviétique. Le Journal de Marc Crépon date, pour l’essentiel, de 1987-1988. La narration commence là où s’arrêtent la plupart des témoignages des intellectuels français ayant visité l’URSS3. Se situant à la toute dernière limite chronologique de l’empire soviétique, Marc Crépon clôt cette tradition, tout en invitant son lecteur à entrer dans une histoire nouvelle, celle que nous vivons, sans pressentir sa fin.
Voici de quoi il s’agit. Marc Crépon publie ici le journal qu’il a tenu, alors âgé de 25-26 ans, durant une année passée dans la capitale de la République moldave, l’une des quinze « républiques-sœurs socialistes », ville qui s’appelait à l’époque Kichinev (aujourd’hui Chişinău) : il y fit son service national en tant que coopérant, c’est-à-dire lecteur de français à l’Université. Il souhaitait partir au Japon. Mais dans l’enquête d’inscription, il avait mentionné les cours de russe suivis à l’ENS sous l’effet de ses lectures poétiques — de Mandelstam, de Tsvetaeva, puis du livre de Nadejda Mandelstam Contre tout espoir — et ces cours de russe ont décidé de son sort, pas seulement pour les deux années à venir. Comme quoi, la poésie, une certaine poésie, n’est jamais faite seulement de mots. Or c’est de ce genre de poésie qu’il s’est nourri.
Cette vie à Kichinev, en Moldavie, en URSS, devient pour Marc Crépon un véritable apprentissage de la vie. Ce n’est pas pour rien que le nom de Goethe lui vient à l’esprit, ses Wanderjahre qui suivirent ses Lehrjahre. Au début, Marc Crépon lit encore beaucoup, de la littérature russe, Boulgakov, Choukchine, celle des écrivains des autres républiques- « sœurs », du Kirghiz Tchinghiz Aïtmatov. Il lit encore de la philosophie et de la littérature française. Il écoute de la musique, les chansons d’Okoudjava, va voir les films d’Eisenstein, de Tarkovsky, d’Abouladze. Puis, au fil des jours et des pages, ce désir de s’instruire ou de jouir de l’art est remplacé par une curiosité dévorante pour la vie. La vie occupe toute la place, lui prend tout son temps, emplit toutes ses pensées.
Cela se passe ainsi pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que pour un jeune Français, parisien, normalien, se retrouver en URSS est une expérience de déracinement radicale. C’est un déracinement de l’Occident qui n’est point théorique : notre Parisien habitué à l’amitié, à la conversation, à la spontanéité, à la facilité, à la légèreté de la vie quotidienne, passe pour ainsi dire de l’autre côté du miroir. Tout est manifestement à l’opposé de ce qui l’a formé, de ce qu’il sait et qu’il aime. Chaque mouvement, chaque geste de la vie courante est soumis à une double contrainte, une double torture, physique et morale : torture physique, c’est la difficulté à obtenir quoi que ce soit, à s’approvisionner, à se nourrir, à se laver, à se chauffer ; torture morale, car chaque mot, chaque geste d’un étranger et de son entourage sont soumis à une surveillance. Marc Crépon est le seul étranger venant de l’Ouest à Kichinev. Il est constamment scruté, peut être dénoncé par celui ou celle qu’il fréquente, mais celui ou celle qu’il fréquente peut aussi être dénoncé à tout moment et privé de son poste, de sa place, de tout. La perestroïka a déjà été annoncée, mais les mœurs, pour le moment, ne changent pas et les conditions de la vie matérielle ne font que s’aggraver de jour en jour. Le jeune homme éprouve rapidement cette « fatigue » dont ont souffert des générations de Soviétiques : lassitude, dépression, pessimisme sont les autres noms de cette fatigue. Dans ces circonstances, qu’est-ce qu’il peut et doit penser, faire, dire à ses collègues, à ses étudiants ? La détresse morale est à la hauteur de l’humiliation physique quotidienne : les queues sans fin devant les magasins, la brutalité des gens dans la rue.
Pour y faire face, notre philosophe se donne spontanément des règles de vie qui vont aussitôt porter ses fruits. Dès le début, il veut se défaire de l’attitude « coloniale » : ne pas dominer, ne se sentir d’aucune manière supérieur, ne pas juger. Vu les conditions, il se propose donc d’accomplir le plus difficile : il décide de communiquer, à tout prix. Ce faisant, en s’interdisant de se poser en maître, il entre dans la résistance, il défie le système : cette machine totalitaire qui fonctionne grâce à la peur, à la solitude, à l’absence de liens sociaux. Derrière l’homme soviétique abstrait, Marc Crépon décide de chercher l’Homme — et reçoit en échange un cadeau sans prix, plusieurs hommes et autant de femmes lui offrent leur amitié. Puis, tout en continuant ses recherches, il trouve une femme, la femme de sa vie. Je n’irai pas au-delà sur ce point afin de préserver au lecteur le plaisir vif de la lecture d’un texte souverain.
Maintenant notre jeune homme, qui a tant lu, certes, mais qui est aussi doué d’une intelligence fine et délicate, attentif, ému par le vivant, n’a pas seulement ses propres yeux et oreilles pour comprendre ce qui se passe autour de lui, mais aussi ceux d’un tas de nouveaux amis : leur expérience se joint à la sienne. Il écoute et note leurs phrases rapides, leurs histoires drôles. Puis, plus le temps passe, plus il gagne en confiance et plus les histoires pas drôles du tout parviennent jusqu’à lui : celles de la destruction de la culture moldave, de la violence linguistique, du pillage de ce pays agricole par le grand frère, de l’empoisonnement de sa terre et de la disparition de ses gens. Cette conjonction de son observation distante (Marc Crépon ne parle toujours pas les langues du pays, mais ce n’est pas non plus un touriste) et de celle, rapprochée, des gens du pays, donne un résultat littéralement merveilleux. Le texte en profite et devient clairvoyant (apparaissent les thèmes du bois, du visage, du regard d’icône). Le texte devient témoignage, Marc Crépon renverse les stéréotypes, place le centre dans les marges ; son écriture défait les certitudes et se joue des convictions et des frontières. Il laisse entrer ce trouble, ce désordre, non seulement dans sa pensée, mais aussi dans sa vie. Le lecteur sursaute en tombant sur des formules exemplaires de justesse. Comme par exemple : « C’est une étrange et très concrète déviation du pacte social, ou plutôt son travestissement despotique que cette société, où chacun est livré, dans son travail, dans ses démarches quotidiennes et dans sa vie privée, au contrôle et pouvoir de n’importe qui sur son existence4. » Ou encore : « J’apprends aussi, si je devais encore apprendre, combien de fois les uns et les autres se sont déjà trahis, ou plutôt comme il est nécessaire à ceux qui sont membres du parti ou souhaitent le devenir de dénoncer les autres, comme si le principal devoir d’un « bon communiste », le premier signe d’allégeance qu’on attend de lui était d’exercer une surveillance sans relâche et sans faille sur chacun de ses collègues5. »
Or, tout en dénonçant le régime soviétique, apparemment expirant, mais encore et toujours si vivace dans son pouvoir de nuisance, ce Journal n’est aucunement un texte que l’on peut ranger facilement, tant il est vivant et mouvant ; et si notre jeune philosophe observe la peur, le mensonge, la crasse, son Journal est rempli tout autant des témoignages de l’intelligence, du courage, de l’hospitalité et de la gaieté de ses nouveaux amis. Les dernières pages du livre sont ajoutées en 2022 : la guerre contre l’Ukraine a déjà commencé, les Moldaves accueillent les réfugiés ukrainiens. Ils tremblent pour leur propre, si fragile indépendance, leur désir d’Europe… « Je leur demande ce qui les pousserait à partir, quel serait pour eux le point de non-retour. Ils répondent sans hésitation : l’occupation de la ville [par les Russes], l’instauration d’un pouvoir aux ordres de Moscou, la régression brutale des droits et des libertés dans tous les domaines de l’existence, telle qu’elle est imposée déjà dans les villes du sud de l’Ukraine, tombées sous la coupe des valets de Moscou6. »
Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.
Notes
- Marc Crépon, Sept leçons sur la violence, Paris, Odile Jacob, 2024.
- Marc Crépon, Journal de Moldavie, 1987-1988 – juillet 2022, Paris, Verdier, 2023.
- Sophie Cœuré, Rachel Mazuy, Cousu de fil rouge. Voyages des intellectuels français en Union soviétique. 150 documents inédits des archives russes, Paris, CNRS éditions, 2012.
- Marc Crépon, Journal de Moldavie, 1987-1988 – juillet 2022, op. cit., p. 87.
- Ibid., p. 133.
- Ibid., p. 215.