Les diplomates ont pour fonction d’observer et d’analyser les pays où ils travaillent pour être de bon conseil pour leurs gouvernements. Mais sous le régime de Poutine, les diplomates russes sont de plus en plus réduits à de simples exécutants de la volonté du chef suprême. Ils sont obligés, le ministre Lavrov compris, de répéter les idées complotistes et génocidaires de Poutine. Dans la troisième année de « l’opération militaire spéciale », le ministère des Affaires étrangères est un élément important de la machine de propagande russe. Cet article est le huitième volet du projet du Centre pour l’intégrité démocratique (Vienne), « Russia’s Project “Anti-Ukraine” », dont Desk Russie est le partenaire francophone.
La pensée conspirationniste, c’est-à-dire la recherche d’une intention malveillante systématique, est caractéristique des personnes qui travaillent dans le domaine de la lutte contre diverses menaces. En premier lieu, des officiers des services spéciaux dont les fonctions incluent le contre-espionnage et la police secrète. Les membres des services spéciaux russes, tels que le Service de renseignement extérieur (SVR) et le Service fédéral de sécurité (FSB), ont largement hérité de cette mentalité conspirationniste du KGB soviétique.
Les officiers du SVR et du FSB reçoivent leur première initiation à la pensée conspirationniste lorsqu’ils commencent leur formation dans des établissements d’enseignement de spécialisation. Ensuite, en entrant sur le terrain et en communiquant avec leurs collègues seniors, ils deviennent de plus en plus convaincus qu’il existe des complots et des intentions malveillantes partout, qu’il faut identifier et réprimer. Puisqu’une approche critique de l’information n’est pas considérée comme une vertu dans ces départements (sauf dans certains cas techniques), leurs employés remettent rarement en question l’idée même de l’omnipotence de la malveillance et de sa primauté. Une réflexion débridée, sans limite de logique, devient facilement grotesque : nous sommes encerclés par des ennemis, ils sont partout, et surtout, toutes les expériences négatives de notre vie, qu’elles soient au niveau national ou personnel, sont le résultat de la volonté malveillante de quelqu’un d’autre.
Cela atteint le point de l’absurdité totale lorsque même la direction du pays, composée d’anciens officiers du KGB, finit par penser que les pays occidentaux — nos ennemis perpétuels — n’existent que pour causer des ennuis à la Russie. D’où le ressentiment envers l’Occident : il est censé ignorer nos intérêts non pas parce qu’il a ses propres intérêts à promouvoir, mais parce que l’Occident est simplement malveillant et déteste la Russie.
Théoriquement, cela ne devrait pas être le cas du ministère russe des Affaires étrangères (MAE). Les diplomates doivent avant tout voir les intérêts de leurs partenaires et essayer de les concilier, plutôt que de les considérer comme implicitement hostiles.
Dans les années 1990, alors que le rapprochement avec l’Occident devenait plus tangible, bon nombre des diplomates les plus motivés et ambitieux sont partis, car il était devenu presque impossible de vivre avec le salaire d’un employé du MAE. Ceux qui sont restés se sont révélés plus inertes et moins enclins à la pensée critique. Cela a joué en leur faveur, car il y avait un énorme déficit de personnel aux niveaux intermédiaire et supérieur du MAE, ce qui explique la montée en carrière rapide de l’actuelle direction du MAE : ils étaient au bon endroit au bon moment.
Cette sélection naturelle a renforcé les qualités de malléabilité, de servilité et de peur de la responsabilité inhérentes au service diplomatique. La situation s’est encore détériorée dans les années 2000, de nombreux jeunes utilisant leur emploi simplement pour gagner de l’argent lors de leur première affectation avant de partir pour le secteur privé.
Cela a certainement contribué au fait que, dans les années 2000, le MAE ne se voyait jamais comme un acteur politique, ou, plus précisément, comme un co-auteur de la politique étrangère. Tant Igor Ivanov (ministre des Affaires étrangères de la Russie de 1998 à 2004) que Sergueï Lavrov (ministre des Affaires étrangères de la Russie depuis 2004) ont réduit le rôle du MAE à celui d’un simple organe technique, responsable uniquement de la mise en œuvre des décisions de la haute direction du pays.
Un parfait exemple en est la réaction d’Ivanov à la célèbre « marche sur Pristina » en 1999, une opération militaire des forces russes en Yougoslavie pour s’emparer de l’aéroport de Slatina au Kosovo. L’opération a été ordonnée par le président russe Boris Eltsine, qui n’a même pas jugé bon d’en informer son ministre des Affaires étrangères. Lorsque les journalistes ont interrogé Igor Ivanov en direct le lendemain de la « marche », il ne savait tout simplement pas ce qui s’était passé.
Un incident similaire s’est produit en 2011, lors de la première guerre civile libyenne, lorsque la direction du ministère des Affaires étrangères et le personnel désigné, y compris l’ambassadeur de Russie en Libye, Vladimir Tchamov, se sont catégoriquement opposés à la position du président Dmitri Medvedev consistant à accepter la résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies sur une zone d’exclusion aérienne.
Tchamov a envoyé des câbles critiquant sévèrement cette politique. À la suite du dernier télégramme, dans lequel il a directement soulevé la question de la trahison des intérêts nationaux par le Kremlin, Medvedev a été outré et a rédigé une résolution affirmant que si l’ambassadeur ne comprenait pas la politique du président, il n’avait rien à faire à son poste. Tchamov a été rappelé, et bien que Lavrov et d’autres supérieurs du ministère des Affaires étrangères aient été d’accord avec Tchamov, ils n’ont pas contesté la décision de Medvedev. En effet, de nombreux membres du personnel du ministère des Affaires étrangères ne considèrent pas cela comme un problème et pensent que c’est ainsi que les choses devraient se passer. Ils trouvent normal d’être en accord complet avec la direction et de ne pas avoir d’opinion propre.
Des tendances similaires ont été observées dans les relations avec l’Ukraine. Dans les années 1990, le personnel du ministère des Affaires étrangères avait des opinions très divergentes sur l’Ukraine : dans des cercles informels, certains clamaient que la Russie devait récupérer l’Ukraine, d’autres s’en moquaient. Moscou a commencé à s’intéresser davantage à l’Ukraine en 2004, après la « Révolution orange », et beaucoup étaient, en fait, irrités par l’abondance de nouvelles sur l’Ukraine à la télévision.
Mais c’est une chose de maugréer au sein de son équipe, une autre d’exprimer ses pensées publiquement. Le ministère des Affaires étrangères n’avait aucune objection sérieuse à opposer à la politique de Moscou envers l’Ukraine, et le personnel suivait les instructions de la direction, convaincu que ces politiques étaient justes. Savoir pourquoi exactement ces politiques étaient justes, cela ne les concernait pas.
Beaucoup de diplomates soviétiques n’aiment pas qu’on leur demande pourquoi ils ont soutenu la ligne du parti avec tant d’ardeur à différentes périodes, que ce soit la lutte contre « l’impérialisme américain » ou la perestroïka. Ils ont toujours suivi les instructions et ne se sont pas souciés du sens des politiques. Dans les années 1970, ils promouvaient la « détente » ; dans la première moitié des années 1980, ils s’opposaient fermement au « bellicisme américain » et au « militarisme de Reagan » ; dans la seconde moitié des années 1980, ils signaient des accords de désarmement avec ce même Reagan ; dans les années 1990, ils étaient passionnément amicaux avec l’Occident ; et, sous Poutine, ils ont rompu avec l’Occident tout aussi passionnément. Pourtant, ils n’ont jamais remis en question les raisons de ces volte-face dramatiques ni dans quelle mesure elles reflétaient les besoins objectifs du pays et de la société. La politique étrangère russe a toujours été façonnée par un cercle restreint de hauts responsables gouvernementaux irresponsables, dont les points de vue ne passaient pas par le « tamis » des discussions publiques et des auditions parlementaires, ce qui est le propre des systèmes démocratiques.
Cependant, il serait incorrect de reprocher au MAE de développer des théories du complot. Les théories du complot au sein du MAE sont un phénomène emprunté aux officiers du renseignement avec lesquels les diplomates travaillent en étroite collaboration, et surtout des hautes sphères du pouvoir peuplées d’anciens officiers du KGB professant les concepts les plus rétrogrades de l’ordre mondial. Le ministère des Affaires étrangères se contente d’y adhérer, ne voulant pas se quereller et ayant peur de défendre son point de vue. En matière de stratégie d’État, les hauts diplomates préfèrent ne pas contredire les personnes en uniforme. Cela est devenu particulièrement vrai après le début de « l’opération militaire spéciale ». En même temps, dans le cadre de leur travail, le service diplomatique a maintenu un degré plus élevé de bon sens et de prévoyance que les services de sécurité.
En 2014, le projet russo-ukrainien conjoint « Dnepr », qui convertissait les missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) R-36 Voevoda désaffectés (nom de code OTAN : SS-18 Satan) en lanceurs spatiaux de taille moyenne, a pris fin. Cependant, l’idée d’une telle conversion, qui permettrait de résoudre deux problèmes en un — mettre une charge utile en orbite et se débarrasser d’un ICBM — continuait d’attirer l’attention. La demande pour un tel moyen relativement bon marché et simple de mettre de petits satellites en orbite était assez élevée dans le monde entier, en particulier dans les pays en développement. Les développeurs et les concepteurs ont eu une idée : « Pourquoi ne pas vendre des ICBM Topol désaffectés (nom de code OTAN : SS-25 Sickle) à ces pays ? »
Ces propositions comportaient un risque élevé de prolifération de la technologie balistique. Il n’est pas si difficile de produire une bombe nucléaire aujourd’hui, mais développer un moyen efficace et précis de livrer une telle arme est une technologie beaucoup plus avancée qui constitue une menace directe pour la prolifération des technologies d’armes de destruction massive. Certaines agences ont néanmoins donné un avis positif sur l’idée, et c’est le MAE qui l’a enterrée.
Depuis l’introduction des sanctions contre la Russie en 2014, l’idée d’une vengeance « symétrique » contre les Américains était dans l’air : « Arrêtons de commercer avec eux ! » La première chose qui venait à l’esprit était de geler les livraisons des moteurs-fusées RD-180/181. Le principal acheteur de ces moteurs était les États-Unis, qui les utilisaient dans leurs fusées spatiales Atlas. Ils ont également acheté le RD-181 pour le premier étage du lanceur spatial Antares. Dans les années 1990 et au début des années 2000, ce sont les commandes américaines qui ont littéralement sauvé de la faillite et de la fermeture Energomash, le principal fabricant de moteurs-fusées de la Russie.
Une analyse des conséquences possibles de l’interdiction d’exportation de moteurs a montré que les États-Unis avaient constitué une réserve considérable qui leur permettrait de continuer à lancer des fusées pendant trois ou quatre ans. Pendant ce temps, ils accéléreraient sans aucun doute le développement de leurs propres moteurs, qui était déjà en cours, et finalement, le besoin de RD-180/181 russes disparaîtrait pour de bon. Par conséquent, la Russie se tirerait une balle dans le pied, car elle perdrait de l’argent et, en même temps, ne pourrait pas nuire de manière tangible à l’Amérique.
Sergueï Kislyak, ambassadeur de Russie aux États-Unis (2008-2017), suggérait d’envisager des options pour suspendre ou arrêter complètement la coopération avec l’Amérique dans le domaine spatial ou, du moins, d’arrêter la vente de moteurs-fusées. Cela a duré un certain temps, jusqu’à ce que finalement Sergueï Ryabkov, vice-ministre des Affaires étrangères (depuis 2008), griffonne une résolution sur l’un des télégrammes : « Une décision mûrement réfléchie a été prise — continuez de vendre [des moteurs-fusées] tant qu’ils les achètent ! »
Ce type de bon sens était également évident dans les questions de coopération avec l’Ukraine, malgré la détérioration des relations. Des milliers d’entreprises étaient étroitement liées par des liens économiques, tandis que de nombreuses entreprises russes avaient des sous-traitants en Ukraine et vice versa.
Dès le début de la Révolution de Maïdan en 2014, beaucoup en Russie ont exprimé l’opinion suivante : « Puisque nous sommes maintenant ennemis avec Kiev, arrêtons complètement de faire des affaires avec les Ukrainiens. » C’étaient les voix de personnes complètement déconnectées de la réalité, ou simplement à la recherche de relations publiques à tout prix. Une rupture brutale des relations commerciales aurait mis un grand nombre d’entreprises russes au bord de la ruine. L’Ukraine était l’un des principaux marchés pour de nombreux produits russes, si bien que seule une vision à court-terme pouvait inciter à rêver d’une rupture complète des relations économiques.
Cependant, lors de nombreuses réunions interministérielles sur le contrôle des exportations de certains types de produits vers l’Ukraine, les participants exprimaient souvent des points de vue plus terre-à-terre. À cette époque, par exemple, un projet russo-ukrainien conjoint fabriquait l’avion An-148, qui devait également être utilisé pour les besoins de l’aviation de transport militaire russe. L’avion était assemblé en Russie, mais un certain nombre de composants étaient fournis par l’Ukraine. Lors de réunions à huis clos, les experts ont fait valoir que si la Russie voulait produire de tels avions, elle devrait continuer à travailler avec les Ukrainiens.
Un autre exemple, encore plus révélateur, était la situation avec le fabricant de moteurs d’avion Motor Sich, basé à Zaporijjia. C’était la seule usine dans l’espace post-soviétique qui produisait des moteurs à turbine pour hélicoptères soviétiques, puis russes. Après la détérioration des relations avec l’Ukraine, il y avait un risque que les ventes de moteurs cessent, et que toutes les forces et l’industrie des hélicoptères russes soient clouées au sol en peu de temps. En même temps, les produits de Motor Sich étaient principalement destinés à la Russie : ils produisaient des moteurs pour les hélicoptères Mil et Kamov, et sans la Russie, l’usine n’aurait pas eu la majeure partie de ses commandes. Par conséquent, malgré le fait que dès le début de la Révolution de Maïdan en Ukraine, il y avait des appels à arrêter toute relation avec les Russes, en particulier dans le secteur de la défense, Motor Sich a continué à travailler avec des partenaires russes jusqu’à tout récemment1. Le ministère des Affaires étrangères, pour sa part, a facilité la délivrance rapide des permis nécessaires.
Cependant, cette politique n’a pas toujours été suivie. Après l’annexion de la Crimée par la Russie, l’Ukraine a rapidement rompu les relations commerciales entre Zorya-Mashproekt, basé à Mykolaïv, le principal fabricant de moteurs à turbine à gaz pour navires, et les clients russes. En conséquence, la marine russe s’est retrouvée sans moteurs, et leur production a dû être hâtivement mise en place à l’usine de moteurs Saturn à Rybinsk en Russie.
En même temps, les théories du complot et les vues paranoïaques, reprises par divers échelons des services de sécurité pour démontrer leur « compréhension » des préoccupations de la haute direction, se sont progressivement répandues dans tout l’appareil d’État et ont commencé à influencer la prise de décision.
Un exemple est l’exportation d’échantillons de sang et d’autres tissus humains, que plusieurs instituts scientifiques russes envoyaient vers des laboratoires américains et britanniques dans le cadre de projets conjoints pluriannuels. Pendant longtemps, le FSB a tenté d’arrêter ces contacts, craignant ouvertement « la possible création d’armes génétiques ou ethniques » contre les Russes2. Avant 2014, ces conjectures anti-scientifiques étaient assez facilement rejetées, mais dans un contexte de confrontation croissante avec l’Occident, la pensée rétrograde du FSB a repris de la vigueur, et cette coopération a été interrompue en 2015.
Les accusations portées contre l’Ukraine de développer des armes biologiques telles que les « moustiques mutants » et autres sont devenues proverbiales. Ces accusations ont commencé à apparaître en masse après le début de l’agression à grande échelle de la Russie en 2022. Cependant, elles ne sont pas venues de nulle part : des années d’observations tendancieuses, par les membres du Conseil de sécurité russe, de la coopération américaine avec les pays de la CEI dans le domaine de la biologie ont contribué à la paranoïa croissante concernant les intentions des États-Unis.
Bien que l’URSS ait signé la Convention sur les armes biologiques et à toxines en 1972, de nombreux pays occidentaux soupçonnaient que la recherche sur le développement d’armes biologiques n’avait pas cessé en Union soviétique. On sait que le site de test Aralsk-7 sur l’île de Vozrojdenie dans la mer d’Aral a fonctionné jusqu’en 1992, date à laquelle il a été officiellement fermé par décret du président Boris Eltsine et que tout l’équipement a été démantelé. Étant donné l’histoire récente du développement des armes chimiques en Russie, il est difficile d’être certain que des développements similaires ne sont pas actuellement en cours dans le domaine biologique également.
Dans les années 1990, après l’effondrement de l’URSS, les risques de perdre le contrôle des armes de destruction massive soviétiques et des technologies connexes ont considérablement augmenté. Les États-Unis et d’autres pays occidentaux ont commencé à aider les nouveaux États post-soviétiques à établir des systèmes nationaux de contrôle, notamment par le biais du célèbre programme Nunn-Lugar3. Cela a conduit à l’établissement de laboratoires biologiques, y compris ceux avec le plus haut niveau de protection, dans un certain nombre de pays de la CEI. De telles installations ont été construites en Ukraine, en Géorgie et au Kazakhstan. Or, selon les agences russes, ces laboratoires sont destinés à développer des types spéciaux d’armes, principalement dirigés contre la Russie et la population russe, sous le couvert de recherches médico-biologiques.
Parfois, en lisant des documents et des fichiers de référence sur ce sujet provenant de diverses agences, on restait perplexe et il fallait vérifier s’ils provenaient vraiment du ministère de la Défense ou du FSB, et non d’une ressource de théorie du complot sur Internet. Ces documents comprenaient des discussions sur le développement d’armes génétiques ou ethniques, ainsi que des documents sur des recherches conjointes entre des universités américaines et ukrainiennes ou kazakhes sur la propagation de divers agents pathogènes dans des régions spécifiques. Quant à ces dernières, ces études scientifiques non classifiées et publiquement disponibles étaient présentées à l’époque comme une preuve évidente du développement d’armes biologiques interdites.
Le ministère des Affaires étrangères russe a proposé un moyen « fiable » et « efficace » pour bloquer les activités biologiques américaines prétendument dangereuses dans le « ventre mou » de la Russie. L’idée était de conclure un mémorandum d’entente intergouvernemental bilatéral sur la sécurité biologique avec chaque pays de la CEI. Ces mémorandums engageraient les parties à ne pas permettre à un tiers de mener des activités biologiques sur leur territoire et à coopérer de toutes les manières possibles. C’est la disposition concernant le « tiers », c’est-à-dire les États-Unis, qui était la clé du document.
Ainsi, la Russie proposait à ses partenaires de cesser toute coopération avec d’autres pays, en particulier ceux disposant de biotechnologies avancées. Ces mémorandums étaient un exemple d’imposition d’un partenariat inégal, dans lequel les États de la CEI devraient sacrifier leurs intérêts dans le domaine du développement économique, en particulier le développement de relations scientifiques, industrielles et technologiques avec d’autres États, simplement parce que la Russie avait peur que les Américains utilisent ces laboratoires pour élever des moustiques mutants capables de porter des maladies qui toucheraient exclusivement les Russes ou tout autre groupe ethnique vivant en Russie.
Cependant, tous les responsables du MAE n’étaient pas convaincus par de tels arguments, que ce soit dans le domaine des armes biologiques ou en général. Ainsi, j’ai entendu des impressions curieuses sur le travail de Mikhaïl Zourabov en tant qu’ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la Fédération de Russie en Ukraine (2009-2016). Contrairement à l’opinion publique négative à son sujet en Russie, il s’est révélé être un ambassadeur très intelligent. Mathématicien doué, Zourabov avait étudié de près la vie politique ukrainienne, et bien avant la révolution de Maïdan, il avait utilisé certains de ses modèles mathématiques pour conclure qu’une explosion sociale en Ukraine et un virage vers l’Union européenne étaient inévitables. Il a écrit à plusieurs reprises à Moscou à ce sujet. Et quelques mois avant Maïdan, selon des sources, il ne s’est pas contenté d’écrire à nouveau à Moscou, il s’y est rendu personnellement pour convaincre les décideurs de la nécessité de changer la politique de la Russie en Ukraine. Mais les conseils de l’ambassadeur sont restés lettre morte : Moscou pensait apparemment savoir mieux ce qui se passait en Ukraine que les gens qui vivaient et travaillaient à Kyïv. Zourabov a été ridiculisé et accusé d’alarmisme et de diffusion de la peur. Naturellement, ses conseils ne pouvaient être perçus autrement dans le contexte des rapports positifs d’autres agences sur l’amour porté à la Russie par la grande majorité des Ukrainiens et par le président Viktor Ianoukovytch, et sur leur méfiance envers l’Occident, l’UE et l’OTAN.
L’absence de la part des dirigeants russes d’une idéologie raisonnable à offrir à la société a conduit ceux impliqués dans la politique étrangère à construire leur propre vision des objectifs et des tâches de la politique étrangère russe en termes globaux. Cela a parfois donné naissance à des déclarations insolites.
En 2015, j’ai assisté à des cours de formation avancée pour hauts diplomates, qui se tenaient à l’Académie diplomatique. Des professeurs âgés, qui se souvenaient encore de l’apogée du matérialisme historique et dialectique en URSS, parlaient du déclin de la diplomatie internationale. Dans cet environnement difficile, la Russie défendait naturellement ses intérêts légitimes, plaidait pour un monde multipolaire, et s’opposait à l’imposition de sanctions unilatérales par la communauté internationale. En discutant de la nature des relations internationales, un très vieux professeur a déclaré : « Savez-vous pourquoi les relations internationales sont dans cet état aujourd’hui ? Parce que la vérité les a quittées ! » Et il a continué : « Il n’y a plus de vérité dans la politique mondiale, tout est basé sur l’égoïsme et les intérêts nationaux. La Russie doit ramener cette vérité. »
À l’époque, en 2015, ce discours a produit un effet décourageant dans tout notre groupe. Certains collègues notaient diligemment tout ce que le professeur disait, mais la plupart d’entre eux riaient simplement et se moquaient de lui. Aujourd’hui, je crains que beaucoup n’accueillent un discours sur le manque de vérité dans les relations internationales par un tonnerre d’applaudissements.
La deuxième révélation est venue pendant le même cours, lors d’une rencontre avec le directeur adjoint du deuxième département de la CEI, qui était responsable du Bélarus. Il parlait de l’état de nos relations avec Minsk, qui, selon lui, étaient excellentes. Lors de la session de questions-réponses, le public a demandé s’il existait des scénarios en cas de répétition des événements du Maïdan ukrainien dans ce pays. Que ferions-nous dans une telle situation ? La réponse du diplomate responsable du Bélarus a été directe et simple : « Le président Loukachenko est au pouvoir ; nous avons d’excellentes relations avec lui. Rien ne se passera au Bélarus. » Il s’est avéré qu’il n’y avait pas de plan B. Il n’y avait qu’un seul plan : soutenir Loukachenko. C’était le summum de la planification stratégique pour le plus proche allié de la Russie. Or, un an plus tôt, le plus proche allié et protégé de Moscou, le président Viktor Ianoukovytch, dans lequel la Russie avait investi des dizaines de milliards de dollars américains, avait été renversé, de manière tout à fait inattendue pour la direction russe. Il semblerait que nous aurions dû tirer des leçons et être préparés à des situations similaires à l’avenir. Mais non, nous continuions à suivre une politique qui s’est révélée erronée.
Ces exemples dévoilent la perception du monde des dirigeants russes, Poutine et son entourage, auxquels tous les autres responsables russes, y compris Lavrov, essaient de s’accommoder. Ils ont la conviction que tout le monde est organisé exactement de la même manière qu’en Russie. La corruption est la même partout, tout est décidé par le chef de l’État ou du gouvernement, et aucune activité sociale de base ne peut exister d’elle-même, mais est toujours incitée depuis l’extérieur. Dans ce paradigme, les échecs occasionnels sont interprétés comme l’intervention de forces externes malveillantes, mais en aucun cas comme une preuve que l’approche elle-même est erronée.
Le couronnement de cette vision inadéquate de l’ordre mondial a été l’ultimatum infâme du 15 décembre 2021, intitulé « Projets de documents russes sur des garanties de sécurité juridique de la part des États-Unis et de l’OTAN ».
L’ultimatum exigeait que les États-Unis refusent d’accepter les États de l’ex-URSS dans l’OTAN ou d’établir des bases militaires dans ces pays, qu’ils cessent toute coopération militaire avec eux, et qu’ils excluent toute autre expansion de l’Alliance vers l’est. En outre, il était proposé de retirer toutes les forces militaires et tout le matériel des territoires des membres de l’OTAN qui l’ont rejointe après 1997. Les États-Unis devaient également s’engager à ne pas interférer dans les « affaires intérieures » de la Russie, y compris en s’abstenant de soutenir les organisations, groupes ou individus appelant à un changement de pouvoir inconstitutionnel, ainsi que de toute action visant à changer le système politique ou social.
Ce dernier point était le plus important. Toute la lutte contre l’OTAN et l’Occident ne portait pas sur les paramètres du contrôle des armements ou la sécurité des frontières russes. Moscou ne se préoccupait que d’une chose : le soutien aux tentatives de « changement inconstitutionnel de pouvoir ». Dans l’esprit des dirigeants du pays, aucune protestation ni dissidence ne peut émerger d’elle-même : elles sont toujours fomentées de l’étranger avec de l’argent occidental, il n’y avait pas d’autre interprétation possible.
En substance, il s’agissait d’une demande de reconnaissance par les États-Unis de la souveraineté personnelle de Vladimir Poutine non seulement sur la Russie, mais aussi sur l’ensemble de l’ancien bloc de Varsovie — apparemment à titre de mesure de sécurité, une sorte de « cordon sanitaire ». L’ampleur de l’idée et sa totale inadéquation par rapport à la réalité ne pouvaient qu’éveiller des doutes sur l’état mental de l’auteur du texte. On avait l’impression que les États-Unis venaient de perdre une guerre contre la Russie et avaient complètement capitulé.
Les documents ont été envoyés au MAE par l’administration présidentielle, et personne au ministère des Affaires étrangères, y compris Lavrov, n’a même mentionné que les propositions auraient dû être modifiées d’une manière ou d’une autre pour ne pas sembler si scandaleuses.
Aucun progrès n’a été réalisé lors des consultations russo-américaines à Genève le 10 janvier 2022, parce que Moscou a refusé de discuter de son ultimatum : « L’OTAN doit faire ses valises et revenir à 1997. »
En élaborant leurs « ingénieuses » stratégies, ces stratèges russes ont omis de se souvenir qu’en 1997, l’année à laquelle ils rêvaient de renvoyer l’OTAN, il y avait plus de 300 000 soldats américains en Europe, contre quelques milliers en 2021. Moscou envisageait-elle de ramener un tel nombre de soldats américains en Europe ? Et qu’en était-il des autres frontières de 1997 ? À qui appartenait la Crimée, par exemple, à l’époque ?
Moscou pensait typiquement uniquement à ce dont elle avait besoin, et l’idée simple qu’il serait bon de regarder la situation du point de vue de son ennemi, ne serait-ce que pour voir les vulnérabilités dans ses propres constructions, n’est jamais venue à l’esprit de la direction du Kremlin.
L’attaque de la Russie contre l’Ukraine le 24 février 2022 a naturellement été un tournant pour le MAE russe. La nécessité de fournir un soutien diplomatique complet à l’agression est devenue primordiale. Ce n’est plus une question de bon sens, encore moins d’approche critique des instructions que reçoit le MAE. Par exemple, après que le ministère russe de la Défense a envoyé, en mars-avril 2022, des documents sur le prétendu développement d’armes biologiques en Ukraine — des documents qui étaient des présentations publiques d’études américano-ukrainiennes sur la migration des oiseaux et des insectes porteurs d’agents infectieux —, les diplomates russes ont été contraints de diffuser ces absurdités avec le plus grand sérieux4. Exprimer des doutes sur la qualité des documents et des « preuves » d’armes biologiques aurait pu être perçu comme un désaccord avec la politique du président.
Dans la troisième année de « l’opération militaire spéciale », le MAE russe est un élément inhérent de la machine de propagande russe ; il manque de toute subjectivité et est perçu par le Kremlin comme un simple secrétariat technique. Les principales décisions de politique étrangère semblent être prises — sans aucune contestation — par le président Poutine lui-même. Dans ce contexte, peu importe ce que le personnel du MAE russe pense réellement, qu’il partage sincèrement les idées paranoïaques de Poutine et de Nikolaï Patrouchev, ou qu’il fasse cyniquement ce qui est exigé de lui sans réfléchir ni révéler ses véritables pensées. Ce n’est pas lui qui prend les décisions.
Traduit de l’anglais par Desk Russie. Lire la version originale.
Ancien diplomate russe (2002–2022), qui a travaillé pour la mission permanente de la Russie auprès des Nations Unies à Genève de 2019 jusqu'à sa démission en mai 2022 en protestation contre l'invasion russe de l'Ukraine. C'est le seul cas connu de démission d'un diplomate russe pour ce motif.
Notes
- Cela a été un sujet de grande controverse en Ukraine, qui a officiellement interdit les livraisons de produits de Motor Sich à la Russie au printemps 2014. En octobre 2022, les sources de sécurité ukrainiennes ont arrêté Viatcheslav Bogouslaïev, l’ancien propriétaire de Motor Sich, pour des accusations de trahison : Bogouslaïev aurait apparemment collaboré avec les forces d’occupation russes et, en particulier, aurait continué à fournir à la Russie des produits de Motor Sich malgré l’interdiction. Voir « SBU zatrymala prezydenta promyslovogo giganta Motor Sich za pidozroyu u roboti na rf », Sluzhba bezpeky Ukrainy, 23.10.2022. Quelques mois avant l’arrestation de Bogouslaïev, en mai 2022, le ministère russe de la Défense a affirmé que des « missiles de haute précision à longue portée, basés dans les airs et en mer » russes auraient détruit les installations de production de l’usine Motor Sich à Zaporijjia. Voir « Brifing Minoborony Rossii », Ministerstvo oborony Rossiïskoï Federatsii, 25.05.2022.
- Voir aussi Mikhaïl Gelfand, « Torgovtsy strakhom », Troitsky variant, 20.11.2018.
- Voir John M. Shields, William C. Potter (dir.), Dismantling the Cold War: U.S. and NIS Perspectives on the Nunn-Lugar Cooperative Threat Reduction Program (Cambridge: MIT Press, 1997).
- Les documents collectés par la Russie peuvent être consultés ici : https://documents.unoda.org/wp-content/uploads/2022/09/WP2-annexes-for-website.pdf. Voir également « La Douma d’État a approuvé le rapport final de la commission parlementaire sur l’enquête concernant les activités des biolaboratoires américains en Ukraine », Douma d’État, 11.04.2023.