L’auteur analyse les bénéfices et les dangers de l’offensive ukrainienne dans la région de Koursk. Les Ukrainiens se seraient inspirés de l’exemple d’Israël dans son combat contre les terroristes du Hamas. Très dépendant des États-Unis, Jérusalem suit néanmoins ses propres intérêts et n’obéit pas aux injonctions américaines. De même, la direction ukrainienne a lancé son offensive sans prévenir ses partenaires américains, profitant du vide du pouvoir à la Maison Blanche. Ce texte a été publié en anglais dans le magazine Tablet. Desk Russie remercie l’auteur et la rédaction pour l’autorisation de le publier en français.
Le 6 août, les forces mécanisées ukrainiennes, vraisemblablement une division entière, ont envahi l’oblast de Koursk en Russie. Avec cette opération, l’Ukraine a repris l’initiative sur le champ de bataille, sapé le récit selon lequel elle était condamnée à se rendre, et provoqué un embarras politique évident pour le Kremlin. Le haut commandement ukrainien affirme que l’incursion a permis la prise de près d’une centaine de localités et l’occupation de plus de 1 000 km² de territoire russe, soit plus du double de ce que les Russes admettent. Le Kremlin a été contraint d’évacuer près de 200 000 civils des régions de Koursk et de Belgorod, tandis qu’il mobilisait des réserves et de l’armement lourd, et que l’armée de l’air russe commençait à frapper les forces ukrainiennes à Koursk et de l’autre côté de la frontière, dans l’oblast de Soumy. Alors que les Ukrainiens affirmaient le 13 août avoir conquis 39 km2 supplémentaires, les Russes disaient qu’ils avaient bloqué toute avancée ukrainienne.
Quelle que soit à l’avenir la signification stratégique de cette opération, les Ukrainiens disent qu’ils ont envoyé un signal au Kremlin ainsi qu’à la Maison Blanche : Kyïv a cessé d’opérer sous des contraintes qui la mènent à la défaite et teste désormais les lignes rouges fixées par les deux puissances. L’Ukraine est frustrée depuis longtemps de recevoir juste assez de soutien de Washington pour ne pas perdre, mais pas assez pour vaincre une armée russe, supérieure en nombre et mieux financée. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a exprimé cette frustration publiquement en déclarant : « Nos partenaires ont peur que la Russie perde la guerre. »
Contrairement à la contre-offensive qui a échoué l’été dernier à Kharkiv, l’Ukraine a lancé l’opération de Koursk sans informer au préalable Washington de ses plans. En fait, Zelensky a attendu une semaine pour briser le remarquable secret opérationnel qui avait couvert l’opération.
Ce qui a changé en juillet, c’est que les Ukrainiens, comme d’autres alliés des États-Unis en guerre, ont été confrontés à une nouvelle opportunité à Washington : le président, diminué, a été contraint d’abandonner sa candidature à sa réélection en faveur de sa vice-présidente, qui est désormais entrée en campagne, trois mois avant les élections. Face à ce vide du pouvoir à la Maison Blanche, les Ukrainiens ont décidé de contourner à la fois l’occupant déchu de la Maison Blanche et les membres de son Conseil national de sécurité, extrêmement prudent, au lieu d’être lentement saignés à blanc à cause de règles qui ne pouvaient qu’aboutir à terme à leur défaite.
« Le gouvernement américain n’a actuellement aucune stratégie pour l’Ukraine. Zéro. Aucune », a déclaré à Tablet un ancien haut responsable ukrainien du renseignement et de la sécurité nationale. « Le gouvernement ukrainien actuel a conscience de ce fait. La décision politique et le calendrier choisi pour entrer à Koursk ont été adoptés au niveau politique par l’administration Zelensky à la demande du commandement de l’armée, qui voulait prendre l’initiative. » L’ancien responsable du renseignement a ajouté : « C’est la guerre, et je ne me souviens d’aucun exemple, à aucun moment de l’histoire, d’une guerre gagnée alors que les commandants étaient incapables de prendre leurs propres décisions et d’assumer leurs propres responsabilités. »
Les Ukrainiens avaient planifié ce type d’opération depuis longtemps : des rapports sur les projets de Kyïv de lancer des incursions en Russie remontent au début de 2023. Il est cependant révélateur que la décision soit intervenue exactement une semaine après qu’Israël a mené une série d’assassinats de cibles de haut niveau en territoire ennemi. Le 31 juillet, les Israéliens ont éliminé l’ancien chef du Hamas, Ismaïl Haniyeh, dans une maison privée à Téhéran, au moment où avait lieu la cérémonie d’investiture du nouveau président iranien. La veille, ils avaient éliminé un commandant militaire de haut rang du Hezbollah, Fouad Choukr, au cœur du bastion de l’organisation à Beyrouth.
Kyïv a observé attentivement comment Israël a mené ses frappes immédiatement après le retour du Premier ministre Netanyahou, suite à son discours triomphal devant le Congrès américain. En fait, plus tôt cette semaine, le président de la commission du Parlement ukrainien pour la sécurité nationale et la défense, Roman Kostenko, a explicitement fait référence à l’exemple israélien dans une interview télévisée. « Israël a annoncé qu’il écouterait avec attention les avis de ses partenaires, mais qu’il prendrait ensuite ses propres décisions dans l’intérêt de sa sécurité nationale. Je pense que nous pouvons simplement reproduire cette approche dans notre propre cas. »
Il y a des limites à l’analogie avec Israël, qui combat un groupe terroriste beaucoup plus faible dans un territoire infiniment plus petit, dont Jérusalem contrôle entièrement les frontières. Néanmoins, l’Ukraine a voulu rendre la pareille aux Russes pour forcer les Américains à soutenir un fait accompli sur le champ de bataille.
Bien que la motivation de la décision ukrainienne soit claire, son objectif ultime l’est moins. Il est encore beaucoup trop tôt pour tirer des conclusions sérieuses des succès militaires de l’Ukraine. Pris par surprise, les Russes sont actuellement sur la défensive. Mais ils pourraient très bien se ressaisir, contre-attaquer et repousser les forces ukrainiennes. Si les Russes parvenaient à reprendre l’intégralité du territoire russe occupé avant que les Ukrainiens aient pu tirer parti de leurs gains, le pari ukrainien pourrait se solder par un gaspillage coûteux de ressources et de main-d’œuvre rares. Il est également possible que cet assaut ne soit qu’un prélude ou une diversion pour une autre frappe imminente sur un autre théâtre d’opérations.
Cela dit, il ne fait aucun doute que l’incursion actuelle dans la région de Koursk est substantiellement et qualitativement différente des précédentes incursions limitées de l’Ukraine dans la région de Belgorod en Russie. Les raids éclairs de l’année dernière, avec le lever temporaire du drapeau ukrainien dans quelques villages frontaliers russes, ont été réalisés par des unités de déserteurs russes exilés, permettant ainsi un semblant de déni plausible. L’offensive actuelle a vu le déploiement de détachements d’élite et de bataillons ukrainiens aguerris, appuyés par une force aérienne, et avec une force mécanisée tentant visiblement une offensive éclair pour prendre autant de territoire et d’objectifs que possible : des nœuds ferroviaires, des infrastructures énergétiques telles que le terminal gazier de Soudja, actuellement sous contrôle ukrainien, et peut-être même la centrale nucléaire de Koursk. Le commandant des forces terrestres ukrainiennes, Oleksandr Syrsky, a signalé leur intention de s’installer durablement et annoncé le 15 août que Kyïv avait mis en place un bureau de commandement militaire dans les parties de la région de Koursk sous son contrôle.
Les Ukrainiens espéraient que l’opération de Koursk remettrait en cause le consensus selon lequel ils ne pourraient pas sortir de l’impasse. Bien que Kyïv ait voulu obliger les Russes à retirer des unités des positions de première ligne pour défendre leur propre territoire et ainsi réduire la pression sur le front, le nombre de bataillons russes probablement retirés des lignes de front semble être inférieur aux attentes de l’état-major ukrainien. Pour l’essentiel, la défense de l’oblast de Koursk par la Russie semble être assurée par des forces ad hoc, composées d’un mélange de conscrits, de troupes du ministère de l’Intérieur, de gardes-frontières, d’unités tchétchènes, de la garde nationale et d’unités déjà stationnées à l’intérieur du pays. De plus, les Ukrainiens ont également dû redéployer leurs propres ressources pour l’opération de Koursk, ce qui a entraîné des gains russes autour de la ville de Pokrovsk, dans l’oblast de Donetsk, et la chute probable de la ville.
Un effet certain de cette opération a été de remonter le moral du public ukrainien, stoïque mais quelque peu déprimé, et qui est désormais à son plus haut niveau depuis le début de la contre-offensive réussie de Kherson il y a deux ans. Depuis longtemps, les Ukrainiens voulaient faire ressentir aux citoyens russes les conséquences de la guerre, eux qui sont tout à fait disposés à cautionner le conflit tant que cela ne les gêne pas directement. De plus, Kyïv espère démontrer sa capacité à utiliser les armes occidentales (y compris les nouveaux avions de chasse américains F-16 récemment arrivés) afin de créer l’impression qu’il s’agit de bien plus qu’une cause romantique perdue. Introduire une nouvelle équation qui expose ostensiblement les limites de l’armée russe et impose une sorte d’impasse serait le meilleur résultat que Kyïv pourrait espérer avec cette opération, alors que les deux camps attendent de voir les résultats de l’élection de novembre aux États-Unis.
Poutine semble percevoir l’offensive ukrainienne comme une manœuvre en vue d’une négociation. Il y a quelques jours, il a déclaré que Kyïv, « avec l’aide de ses maîtres occidentaux, […] tentait d’améliorer sa position de négociation » — bien que l’offre russe reste constituée d’une série d’exigences non négociables, qui incluent l’abandon par l’Ukraine de cinq provinces au profit de la Russie et la reddition ukrainienne.
Malgré toute la rhétorique russe sur les « maîtres occidentaux » de Kyïv, la Maison Blanche et le Pentagone ont également été pris au dépourvu. Le porte-parole de la Maison Blanche, John Kirby, a admis que les États-Unis tentaient encore de mieux comprendre ce que l’Ukraine faisait avec son incursion à Koursk, ajoutant immédiatement qu’ « il n’y a eu aucun changement dans notre approche politique » concernant les armes américaines et leur utilisation, et précisant que les Ukrainiens continuaient d’utiliser les armes « dans une zone où nous avions déjà dit qu’ils pouvaient utiliser les armes américaines pour des frappes transfrontalières ».
Le pari de Kyïv repose donc sur sa capacité à montrer à Washington qu’elle peut non seulement mener des manœuvres militaires significatives, mais aussi le faire à l’intérieur de la Russie, tout en gardant le soutien des États-Unis. Un mème circulant sur les réseaux sociaux ukrainiens résumait cette marche sur le fil du rasoir : « Si les États-Unis ne vous autorisent pas à utiliser les ATACMS au-delà d’une certaine distance de la frontière, il vous suffit de déplacer la frontière ! »
Pour l’instant, le Pentagone a marqué son approbation en libérant une tranche de 125 millions de dollars de nouvelles munitions et de matériels de défense aérienne, prévue depuis longtemps, plusieurs jours après le lancement de l’opération de Koursk par Kyïv.
Les Ukrainiens ont fait preuve d’une discipline opérationnelle remarquable dans la préparation de cette offensive — les simples soldats n’auraient été informés des plans de bataille que la veille de leur envoi au-delà de la frontière russe. Tenir les Américains dans l’ignorance était également essentiel pour empêcher les services de renseignement et l’armée russes de se préparer. « Nous avons tiré des leçons très dures de ce qui s’est passé lors de la contre-offensive précédente », a confié un membre haut placé de l’équipe de Zelensky à Tablet. « L’été dernier, nous avons dit à tout le monde ce que nous allions faire et où nous comptions frapper, et nous savons tous comment cela s’est terminé. Il y a réellement quelque chose à apprendre de l’exemple israélien qui consiste à agir d’abord et à n’expliquer qu’ensuite ce que vous faites. »
Un haut responsable du gouvernement britannique, impliqué au plus haut niveau dans l’élaboration de la politique britannique à l’égard de Kyïv, a confié à Tablet qu’il était satisfait du début de l’opération, car l’approche plus prudente des Américains n’avait pas fonctionné pour Kyïv. « Les Ukrainiens devaient changer la dynamique de la guerre rapidement ou en subir les conséquences, et ils en ont maintenant assez de combattre avec une main attachée dans le dos. Nous assistons désormais au spectacle de l’armée de l’air russe bombardant ses propres villes », a-t-il déclaré à Tablet avec ironie. « Les Britanniques ont une approche très différente de la stratégie militaire, selon laquelle l’attaque est la meilleure forme de défense. »
Tous les responsables ukrainiens avec lesquels Tablet s’est entretenu ont exprimé un optimisme prudent quant aux résultats de l’incursion, malgré les risques inhérents à une telle opération qu’elle se termine mal et que de nombreux soldats ukrainiens d’élite meurent sans que le moindre objectif stratégique soit atteint sur le champ de bataille. Le membre haut placé de l’équipe de Zelensky raisonnait en philosophe sur la possibilité de mauvais résultats : « Nous verrons comment cela se passera à long terme. Mais pour l’instant, nous avions vraiment besoin de cette avancée. Nous avions vraiment, vraiment besoin d’un peu de peremoha, ou victoire. Les gens commençaient vraiment à perdre leur sang-froid. »
Plus important encore, il était également convaincu que les Américains ne retireraient pas leur soutien après l’incursion ukrainienne. « Nous venons de recevoir le dernier paquet d’aide de Washington, ce qui représente une légitimation de facto », a-t-il souligné. « La leçon ici est que vous devriez simplement agir de la manière dont les Américains agissent eux-mêmes. Vous devriez faire ce que les Américains font eux-mêmes. Pas ce qu’ils vous disent de faire. »
Traduit de l’anglais par Desk Russie
Ukrainien et américain, installé à Paris. Journaliste, écrivain, traducteur et artiste. Chercheur non résident à l'Atlantic Council.