Le leurre de l’extrême droite du Rêve géorgien

Comment concilier l’aspiration prétendument européenne de la direction géorgienne avec l’adoption de lois clairement anti-européennes, répressives, comme celle sur les agents étrangers ou celle qui interdit la « propagande LGBTQ » et prône « les valeurs familiales traditionnelles » ? Le politologue autrichien analyse la politique du Rêve géorgien, aux commandes dans le pays, pour montrer son vrai visage — désormais ouvertement pro-russe.

Pour de nombreux observateurs, les partis politiques d’extrême droite représentent une menace directe pour la démocratie. Cette menace est principalement associée aux tendances autoritaires de l’extrême droite, à son ultranationalisme et à son populisme qui alimente la méfiance à l’égard des institutions démocratiques.

Il existe bien sûr de nombreuses autres préoccupations concernant les dangers potentiels de l’extrême droite dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques — par exemple, leur scepticisme ou leur hostilité déclarée envers les systèmes judiciaires indépendants, les médias libres ou les mécanismes de freins et contrepoids. Mais dans certains pays d’Europe de l’Est, les menaces liées aux groupes d’extrême droite ont été plus insidieuses encore, en raison de leur rôle d’instruments de manipulation politique secrète par des acteurs bien plus puissants.

Au début de l’ère Poutine en Russie, le Kremlin a créé le parti ultranationaliste « Mère Patrie » pour diviser l’électorat du Parti communiste de la Fédération de Russie — lui-même une organisation d’extrême droite malgré son nom. Plus tard, le régime de Poutine a soutenu les néo-nazis russes violents pour perturber les alliances entre les national-démocrates russes et les nationalistes anti-Poutine, intensifier la mobilisation anti-occidentale et démanteler davantage les parodies des institutions démocratiques afin de renforcer le contrôle autoritaire.

En Ukraine, le régime semi-autoritaire du président pro-russe Viktor Ianoukovytch a secrètement soutenu le parti d’extrême droite anti-russe Svoboda (« Liberté ») pour nuire à l’opposition nationale-démocratique traditionnelle et utiliser l’extrême droite anti-russe comme un épouvantail, afin de mobiliser les russophones et convaincre les partenaires occidentaux de l’Ukraine que le régime corrompu de Ianoukovytch était la meilleure alternative à l’épouvantail ultranationaliste.

Notre nouveau rapport de recherche, axé sur la Géorgie contemporaine, met en lumière d’autres types d’utilisation manipulatrice de l’extrême droite.

Après la chute de l’Union soviétique, l’identité nationale géorgienne était rarement représentée comme simplement géorgienne. Le premier président démocratiquement élu du pays, Zviad Gamsakhourdia, rêvait d’une « Maison caucasienne commune » qui abriterait la nation géorgienne. Le président Mikheil Saakachvili a réveillé l’identité européenne de la Géorgie et a rendu le projet de rapprochement avec l’Europe largement accepté par la société géorgienne. À présent, les nationalistes ethno-religieux géorgiens, qui constituent aujourd’hui la base de l’extrême droite géorgienne, mettent l’accent sur le noyau orthodoxe de l’identité nationale géorgienne et insistent sur des relations plus étroites avec la « Russie orthodoxe », qui occupe 20 % du territoire souverain de la Géorgie.

Depuis son arrivée au pouvoir en 2012, le parti « Rêve géorgien » (RG), fondé par l’homme d’affaires milliardaire Bidzina Ivanichvili, et les autorités géorgiennes ont apporté divers types de soutien discret à l’extrême droite ethno-religieuse malgré son impopularité en Géorgie.

Les objectifs du RG étaient multiples. Tout d’abord, alors que le parti d’Ivanichvili se positionnait comme un parti pro-occidental — et a en effet réussi à vendre cette image à de nombreux Occidentaux —, il a délégué à l’extrême droite les attaques contre son principal rival, le Mouvement national uni de Saakachvili, avec des points de vue anti-occidentaux et illibéraux dont le RG souhaitait se distancier publiquement.

De plus, le RG a externalisé des actes d’intimidation et de violence en les confiant à des groupes d’extrême droite et ultra-orthodoxes, favorisant un climat de haine envers les médias indépendants et la société civile, tout en laissant souvent les auteurs d’actes violents impunis.

Mais peut-être plus important encore, le parti d’Ivanichvili a utilisé l’extrême droite pro-russe comme un leurre, détournant l’attention nationale et internationale des positions pro-russes de l’administration dirigée par le RG et des cercles d’affaires qui l’entourent.

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Manifestation contre un défilé LGBT en Géorgie, 2021 // Silveresc – Œuvre personnelle, CC BY-SA 3.0.

Les orientations pro-russes du RG sont devenues de plus en plus visibles depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en février 2022. Non seulement la Géorgie a refusé d’imposer des sanctions contre la Russie à la suite des décisions prises par l’UE que la Géorgie prétend vouloir rejoindre, mais le pays est également devenu une plaque tournante importante pour contourner les sanctions occidentales contre la Russie.

De plus, contrairement à l’UE, qui a fermé son espace aérien aux avions russes en février 2022, l’administration du RG a décidé — malgré l’opposition du peuple géorgien — de reprendre les vols vers et depuis la Russie en mai 2023. Cette décision a grandement profité à l’allié d’Ivanichvili, Tamaz Gaïachvili, fondateur de Georgian Airways.

Bien que les autorités géorgiennes aient tenté de présenter la reprise scandaleuse du trafic aérien entre la Géorgie et la Russie comme une initiative de Moscou, elle avait en fait été secrètement discutée dès mars 2022 par Zourab Abachidze, le représentant spécial du Premier ministre géorgien pour la Russie.

Cette année, peut-être en récompense, Abachidze a été nommé conseiller du Premier ministre. Cela a renforcé la tradition qui consiste à entourer les ministres géorgiens de personnalités pro-russes : pendant quatre ans, entre 2020 et 2024, David Khidacheli, homme d’affaires basé en Russie, a été conseiller officiel du ministre géorgien de la Défense.

Pourtant, l’administration dirigée par le RG ne manque jamais une occasion de souligner les contacts occasionnels et marginaux entre les groupes d’extrême droite géorgiens ouvertement pro-russes mais extrêmement minoritaires et des acteurs russes, afin de détourner les critiques concernant les relations bien plus significatives d’Ivanichvili et de son entourage avec le Kremlin.

Cependant, plus récemment, le RG semble avoir décidé de révéler ses véritables intentions en tant que force politique illibérale. D’un parti oligarchique prétendument pro-UE, le RG se transforme désormais publiquement en un acteur politique anti-occidental et pro-russe, de sorte qu’il n’a peut-être même plus besoin d’utiliser l’extrême droite pro-russe comme écran de fumée. Comme l’ont montré les manifestations contre l’adoption de la « loi sur les agents étrangers » inspirée de Moscou, l’administration du RG ne s’appuie plus sur des groupes d’extrême droite pour la violence contre les manifestants. Au lieu de cela, elle mène ouvertement des campagnes d’intimidation ciblant les médias indépendants et la société civile. Les masques sont enfin tombés.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

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Anton Shekhovtsov NB

Anton Shekhovtsov est directeur du Centre pour l'intégrité démocratique (Autriche) et Senior Fellow invité à l'Université d'Europe centrale (Autriche). Son principal domaine d'expertise est l'extrême droite européenne, l'influence malveillante de la Russie en Europe et les tendances illibérales en Europe centrale et orientale. Il est l'auteur de l'ouvrage en langue russe New Radical Right-Wing Parties in European Democracies (Ibidem-Verlag, 2011) et des livres Russia and the Western Far Right: Tango Noir (Routledge, 2017) et Russian Political Warfare(Ibidem-Verlag, 2023).

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