Russie : des effets boomerang convergents

Ce texte est une version élaborée de l’intervention au colloque « Chine-Russie : affinités et différences » (la Sorbonne, 5/10/2024), dans la table ronde intitulée « Facteurs de stabilité et de fragilité des deux régimes ». Françoise Thom présente une description magistrale de l’état actuel du régime russe, de ses atouts et ses failles, venant compléter l’intervention du sinologue Jean-Philippe Béja sur les forces et faiblesses du régime chinois.

Les atouts du régime poutinien

Vu de l’extérieur, le régime poutinien donne l’impression d’une solidité et d’une stabilité sans failles : le pays est muselé et passif, le parlement est une courroie de transmission, la propagande fonctionne à plein. Le président dispose de tout l’arsenal des méthodes de l’ex-KGB pour éradiquer les opposants et, surtout, pour bloquer la cristallisation de toute force organisée indépendante du régime. Ce dispositif est complété par des instruments « capitalistes ». La corruption est le ciment de la « verticale du pouvoir ». Poutine ne promeut que ceux sur lesquels il a un épais dossier de kompromat. L’endettement permet d’asservir la population aussi efficacement que les anciennes méthodes communistes — nombre de Russes se sont enrôlés dans l’armée pour rembourser une hypothèque. La manipulation et la surveillance des réseaux sociaux a considérablement amélioré le contrôle et l’encadrement idéologique de la population. Poutine peut mobiliser à sa guise les ressources financières du pays, imposer des prélèvements aux chefs d’entreprise et à la population.

Le pouvoir de Poutine tient grâce à sa désinstitutionnalisation : la propagande a réussi à persuader la population que si Poutine disparaît, il n’y aura plus de Russie. La peur du vide est l’assise du régime la plus difficile à ébranler. Par ailleurs, le revers de l’inertie collective des Russes est une rare débrouillardise, héritée de la période soviétique, qui explique en partie la lenteur de l’effet des sanctions et la stabilité du régime jusqu’ici.

En politique étrangère, le régime bénéficie d’une continuité qui lui confère un avantage considérable sur les démocraties. Depuis le pacte germano-soviétique de 1939, la politique étrangère du Kremlin poursuit le même objectif : l’hégémonie en Europe.

Dans l’immédiat, la guerre n’a pas ébranlé l’État poutinien comme on l’escomptait en Occident. Une sorte de révolution téléguidée d’en haut a lieu depuis la mobilisation bâclée de l’automne 2022. La Russie qui, durant toute son histoire, avait traité ses soldats comme de la chair à canon, à la fois inépuisable et quasi-gratuite, est désormais obligée de payer ses soldats, et même de les payer rubis sur l’ongle. L’expert russe Vladislav Inozemtsev parle d’une véritable économie de la mort : « Si l’on calcule tous les revenus d’un homme de 35 ans tué au front au bout d’un an et que sa famille reçoit toutes les primes pour sa mort, dans 60 régions de Russie, sa famille reçoit plus d’argent que cet homme n’aurait pu en gagner jusqu’à sa retraite. Autrement dit, […] aller au front et être tué un an plus tard est plus rentable économiquement que travailler honnêtement pendant plusieurs décennies. » Les régions, les unes après les autres, augmentent les primes versés pour la conclusion d’un contrat avec l’armée (ce qui indique que les candidats ne se pressent pas aux portes des bureaux de recrutement). Dans certaines régions, on a même lancé le programme « Parrainez un ami et obtenez une récompense » offrant 100 000 roubles à celui qui incitera un parent ou un ami à s’enrôler.

Cette « économie de la mort » a entraîné une vaste redistribution des richesses en Russie. Les régions très pauvres en ont profité. Ainsi le régime acquiert une nouvelle base sociale (on estime que 15 % de la population s’est enrichie et continue de s’enrichir grâce à la guerre). Les militaires ont trouvé aussi de nombreux filons. Ainsi, les officiers se livrent à un juteux racket, exigeant des pots-de-vin allant de 40 000 à 70 000 roubles pour dispenser les soldats d’être affectés aux vagues humaines dont on ne revient pas vivant. Poutine a proclamé son intention de recruter une nouvelle élite au sein des vétérans de la guerre en Ukraine. Cette politique de type « révolution culturelle » lui permet de laminer les classes moyennes et d’abaisser les grands oligarques obligés de mettre la main à la poche pour financer toutes ces largesses à la plèbe la plus arriérée de la Fédération de Russie. Elle permet surtout de discipliner les élites existantes qui pourraient être tentées de reprocher à Poutine les fiascos de sa politique. Quant à la bureaucratie russe, elle est peut-être une piètre administratrice, incapable d’initiatives positives, nulle en improvisation, mais elle a le génie de la survie et c’est aussi sa force. Aujourd’hui, nous voyons les notables de Russie Unie se ruer au front dès qu’ils se sentent dans le collimateur de leurs supérieurs pour une affaire de corruption. Ils passent quelques mois à l’arrière, dans un secteur tranquille du front, se font filmer en uniforme, l’allure martiale, et rentrent chez eux nantis du nouveau statut prestigieux de vétéran de la SVO ( « opération militaire spéciale »), qui les rend intouchables.

Les failles

Ce système en apparence hyper efficace comporte des vulnérabilités. Le manque de légitimité se traduit par l’absence d’un mécanisme de transmission du pouvoir, ce qui entraîne nécessairement une foire d’empoigne au sein des cercles du Kremlin. L’isolement croissant du chef, entouré de flatteurs, l’incite à prendre de mauvaises décisions sur la base d’informations accommodées à son goût. L’inertie de la population et sa démobilisation profonde entravent les ambitions du « leader national ». Les vidéos circulant sur les chaînes Telegram l’attestent, les Russes assistent à la guerre et même aux bombardements du territoire russe comme à un feu d’artifice dont ils admirent les effets, bref comme à un spectacle qui ne les concerne pas. Un matelas d’indifférence les isole de tout ce qui se produit dans le pays. Mais la population sait se mettre à l’abri des empiétements du pouvoir. Elle lui oppose le rempart de sa passivité, comme ce fut le cas au moment des grandes campagnes de vaccination à l’époque du Covid, si bien que les décisions souvent absurdes venues d’en haut sont mitigées par l’inertie des masses. Aujourd’hui, malgré les pressions du pouvoir, les femmes s’obstinent à ne pas faire plus d’enfants. Ainsi, le système comporte un mécanisme d’autocorrection non institutionnel. Poutine sait d’ailleurs que cette population ne fera rien pour voler à son secours si son pouvoir chancelle. On l’a bien vu au moment de l’équipée de Prigojine. La « verticale du pouvoir » est faite d’opportunistes prêts à retourner leur veste à la première occasion. C’est pourquoi le dictateur est toujours sur le qui-vive. Sa nervosité s’est manifestée lors d’élections municipales et régionales qui viennent de se tenir : aucun « libéral systémique » ni aucun communiste n’ont pu se présenter. Visiblement, les autorités craignent que même des opposants sous contrôle puissent devenir dangereux en cas de crise, représenter un pôle d’attraction le jour où le système se mettra à chanceler, comme cela s’est passé en RDA au printemps 1990 avec les partis croupions, jusque là dociles alliés du SED.

Poutine poursuit depuis des années l’utopie de l’autarcie. « Autosuffisance », « substitution aux importations » sont des slogans à la mode depuis l’annexion de la Crimée. Là encore, la Russie est victime d’un effet boomerang. Les dirigeants du Kremlin ont beau vanter la souveraineté russe, le pays est devenu encore plus dépendant de l’étranger qu’auparavant, et les Russes en sont bien conscients. La Russie est maintenant livrée pieds et poings liés à la Chine, qui profite de l’absence de concurrence pour augmenter ses prix et exiger des rabais extravagants.

Or la guerre coûte de plus en plus cher au fur et à mesure que les stocks d’armes hérités de l’URSS s’épuisent. Les estimations du coût de la guerre vont de plus de 300 millions à 900 millions de dollars par jour (Newsweek, 6 mai 2024). Les dépenses d’armement ont augmenté de 126 % par rapport à 2022. Les réserves accumulées pendant les années fastes s’épuisent. Le gouvernement russe en est réduit à pressurer sa propre population. Il vient d’introduire un impôt progressif sur le revenu. La TVA ne cesse d’augmenter. Les prélèvements nouveaux surgissent comme des champignons : impôt sur le divorce, taxe sur le tourisme etc. Le déficit de main d’œuvre gonfle les salaires, ce qui donne un coup de fouet à l’inflation, autre facteur potentiellement déstabilisant pour le régime russe. De plus en plus, la demande excède l’offre. La prime pour un contrat signé avec le ministère de la Défense est passée de 200 000 roubles en 2022 à 3 millions aujourd’hui. Les importations ont diminué de 10 % en 2024. La Banque centrale russe vient de porter le taux d’intérêt directeur à 19 %. Les banques chinoises refusent d’opérer les transactions avec leurs clients russes en roubles ou en yuans détenus par la Russie. Les importateurs russes sont obligés de payer leurs fournisseurs chinois en transférant de l’or à Doubaï, et de là à Singapour, où cet or est converti en yuans « propres ».

Le manque de main d’œuvre devient dramatique. Un million de postes d’informaticiens ne sont pas pourvus, 1,6 millions de postes ne sont pas pourvus dans le complexe militaro-industriel, bien que celui-ci ait recruté 520 000 employés ces deux dernières années. Il manque 152 000 policiers, 92 000 médecins et personnel médical. L’Académie des Sciences estime que l’économie a besoin de 4,8 millions de travailleurs supplémentaires. Le front engloutit tant d’hommes que ces derniers temps, on y expédie même des ouvriers de l’industrie d’armement. Le plus extraordinaire est que Poutine continue à annoncer à grand fracas des projets pharaoniques : par exemple, la construction de Spoutnik, une nouvelle ville en Extrême-Orient, près de Vladivostok, dont le coût est estimé à 900 milliards de roubles.

La guerre a aussi fait ressortir de manière crue la disparité entre les grandes villes, Moscou et Saint-Pétersbourg, et les provinces, notamment les régions allogènes de Russie, Yakoutie, république de Touva, Bouriatie, où les pertes ont été les plus élevées proportionnellement à la population. La république de Touva détient le nombre record de morts à la guerre, la Bouriatie est en deuxième place. Un Bouriate a 75 % de chances de plus de périr en Ukraine qu’un Russe de Moscou. La Yakoutie a perdu tant de jeunes gens envoyés sur le front qu’elle va manquer de bras cet hiver. Les tensions interethniques couvent sous la braise. Après une rixe mettant aux prises Russes et Tchétchènes à Anapa, le commandant Apti Alaоudinov, chef du bataillon Akhmat, successeur présumé de Kadyrov, s’en est vertement pris aux autorités russes qu’il accuse de partialité : « On nous fait sentir que nous ne sommes pas des citoyens de la Fédération de Russie, que nous sommes des citoyens de seconde zone, bons à rester chez eux. Je constate avec effroi que ces derniers temps les dissensions sont cultivées entre les peuples de Russie. Toutes sortes de groupes se forment, sous le patronage de camarades haut placés, des services spéciaux, qui appellent à la guerre contre le Caucase. Qu’avez-vous donc à nous reprocher ? Le pire c’est que ce sont des organismes du pouvoir qui se livrent à ce travail de sape de la Russie […]. Nous avons le droit de mourir au front, mais on peut insulter nos forces impunément : personne n’a jamais été poursuivi pour cela […]. Nous nous battons pour vous et vous ne nous considérez pas comme des hommes. » Cette sortie d’Alaоudinov a provoqué une levée de boucliers chez les Z-blogueurs. Ivan Ostrakovski, un officier de l’armée russe, s’est indigné de l’impunité dont bénéficient les Tchétchènes qui se prennent « pour un peuple élu » : « Nous en avons marre d’être piétinés, insultés, qu’on nous crache dessus et qu’on nous force à nous excuser parce que nous sommes russes. Mais notre jour viendra. » En cas de conflit interethnique en Russie, le bataillon Akhmat pourrait bien passer du côté des islamistes, ajoute Ostrakovski.

Ces tensions sont exacerbées par l’effondrement démographique russe. Les statistiques officielles enregistrent un déclin de la population pour la neuvième année consécutive. En 2021, à cause de la pandémie du Covid-19, la Russie a perdu 1,04 million de personnes, un record. Le processus de dépopulation de la Russie s’accélère depuis la guerre en Ukraine : au premier semestre 2024, le déclin de la population s’est élevé à 321 500 personnes contre 272 500 l’année dernière, soit 40 000 de plus qu’en 2023. En juillet 2024, la mortalité a dépassé celle de juillet 2023 de 20 %. La mortalité augmente (60 000 par an) et l’espérance de vie stagne, voire se réduit. De janvier à juin 2024, 599 600 enfants sont nés en Russie, soit 16 000 de moins qu’au cours de la même période en 2023. Il y a six ans, une fonctionnaire de l’État poutinien apostrophait ainsi une mère venue solliciter de l’aide : « L’État ne vous a pas demandé de mettre un enfant au monde. » Aujourd’hui, les femmes russes se voient au contraire intimer l’ordre de « revenir aux valeurs traditionnelles » et d’avoir huit enfants comme leurs aïeules. Les autorités déplorent « l’égoïsme » des jeunes Russes qui ne pensent qu’à faire des études et à s’amuser plutôt que d’assurer les générations futures de soldats. Mais ceux-ci font la sourde oreille.

Ce déclin démographique fait de la question de l’immigration une préoccupation majeure qu’exploite le pouvoir pour détourner l’attention des échecs en Ukraine et des difficultés économiques. Après l’attentat du 22 mars 2024 au Crocus City Hall, on a l’impression que la question des migrants mobilise davantage l’opinion que la guerre en Ukraine. Une « marche russe » pour la victoire réunissant des popes, des vétérans de la guerre en Ukraine, des mercenaires Wagner, des bikers, etc. a eu lieu à Saint-Pétersbourg le 12 septembre 2014 sous le slogan « Nous sommes russes, Dieu est avec nous ». Elle a été interprétée comme une déclaration de guerre par nombre de musulmans de Russie à cause de la sortie d’un des dirigeants de la « Communauté russe » Andreï Tkatchouk, qui a appelé la « marche des patriotes » à débarrasser la Russie des « maudits infidèles musulmans ».

Les responsables russes invoquent la nécessité de « blanchir » les régions russes. Pourtant le nombre de migrants a fondu depuis 2019, lorsqu’il atteignait les 19 millions. En 2023, les migrants légaux étaient environ 8 millions, en 2024 ils ne sont plus que 6,5 millions. Le nombre de migrants illégaux est inconnu. Les Russes redoutent la violence qui va déferler dans le pays quand la guerre sera finie et quand les vétérans de la SVO se heurteront aux migrants. « On voit déjà venir le conflit », déclare l’entrepreneur Dmitri Potapenko. « Je suis persuadé que l’un des éléments déclencheurs sera un affrontement fabriqué ou spontané entre les héros de la SVO et les migrants. En gros, un million contre 10 millions. » Et de fait, la multiplication des mercenaires n’est pas sans danger pour la stabilité du système. Ces hommes rassemblés sous les drapeaux à prix d’or, traités par la plupart de leurs officiers à la manière soviétique, comme du bétail vite remplacé, ont accumulé un ressentiment explosif. Puis, un beau jour, l’ancien mercenaire se retrouve dans la vie civile, théoriquement privilégié mais détesté et craint par ceux de l’arrière. Comment acceptera-t-il de revenir à un salaire de 20 000 roubles, alors qu’il en recevait 200 000 ?

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Rafle contre des migrants à Tcheliabinsk, avril 2023 // Uralpress

La campagne contre les migrants est organisée par les siloviki avec la complicité du pouvoir. On comprend l’insistance de ceux-là à persuader la Douma et les responsables régionaux de multiplier les interdictions, notamment professionnelles, qui pèsent sur les migrants : cela fait prospérer un juteux racket sous couvert de zèle patriotique. Alexandre Bastrykine, le chef du Comité d’enquête, s’exclame : « Pendant que nos hommes se battent sur le front, les migrants sèment le chaos à l’arrière. » L’immigration de masse est une menace pour la sécurité nationale, clament les siloviki. Kirill Kabanov, membre du Conseil des droits de l’Homme auprès du président de la Fédération de Russie, a déclaré publiquement que la présence d’un grand nombre de musulmans en Russie conduit à la « hallalisation de l’économie » du pays. Les crimes graves commis par les migrants ont augmenté de 32 % en 2023. Des banques islamiques ont été ouvertes au Tatarstan. Les enclaves peuplées de migrants originaires d’Asie centrale se multiplient au cœur de la Russie. Des centaines de mosquées clandestines existent à Moscou et dans la région de Moscou. Les radicaux chassés par les autorités des républiques d’Asie centrale trouvent un refuge en Russie. Les nationalistes russes s’inquiètent : les diasporas infiltreraient les administrations locales. Un citoyen russe originaire d’Ouzbékistan, Bakhromjon Khasanov, élu député au conseil municipal de la ville de Pouchkino sur la liste de Russie Unie, a été contraint de renoncer à son mandat quatre jours après sa victoire. Les nationalistes russes envient la manière dont les diasporas s’organisent en Russie. La blogueuse Alexandra Matveïtchouk, une nationaliste affichée, explique ainsi l’essor du communautarisme en Russie : « Quand les gens voient l’asile de fous qu’est notre pays, quand ils écoutent les nouvelles, ils se disent : il n’y a plus rien qui tient dans ce pays, personne pour t’aider, personne pour te défendre, la loi est appliquée à la carte. Du coup, ils vont adhérer à des groupes, en pensant : il vaut mieux que je me joigne aux musulmans, que j’intègre la diaspora tatare, etc. » Ainsi l’atomisation des citoyens voulue par le pouvoir favorise à terme l’explosion du communautarisme.

Le cercle dirigeant est visiblement divisé sur la question de l’immigration et ces divergences ont éclaté au grand jour à propos de la question du regroupement familial. Dmitri Medvedev a déclaré qu’il est intolérable que dans les classes, les trois quarts des enfants ne comprennent pas le russe, et a recommandé d’interdire le regroupement familial, immédiatement rejoint en cela par Volodine, le président de la Douma. En revanche, Valentina Matvienko, présidente du Conseil de la fédération de Russie, est d’avis qu’il faut cultiver « l’amitié entre les peuples » à la manière soviétique.

Ainsi, les dirigeants russes ont ouvert une boîte de Pandore en agressant l’Ukraine. Un nombre croissant de Russes en veut au président Poutine, car celui-ci semble favoriser le « grand remplacement » (le terme est maintenant employé en Russie) en envoyant les Russes se faire tuer dans ses grandes offensives le long du front ukrainien, tandis qu’il déclarait récemment : « Nous ne sommes pas contre l’augmentation de la population musulmane, au contraire, nous nous en réjouissons. Nos républiques musulmanes ont un très bon taux de natalité, et nous nous en réjouissons. » La marotte anti-occidentale de Poutine et la politique de flagornerie à l’égard du « Sud global » qui en découle reviennent elles aussi en boomerang en Russie et contribuent à la déstabilisation du régime. Le discours sur les « valeurs traditionnelles » bloque toute évolution vers l’assimilation des migrants. Alors que les patriotes dénoncent à grands cris l’islamisation galopante de la Russie, lors de sa visite en Tchétchénie en août, Poutine a embrassé le Coran qu’il a offert en cadeau à la mosquée du prophète Isa. « Le monde musulman tout entier est fier de l’attitude du président russe Vladimir Poutine à l’égard du Coran, des croyants et de l’islam. C’est le contraire des actions des dirigeants d’Europe occidentale qui encouragent le rejet de la religion et promeuvent une idéologie immorale, le satanisme », a commenté Akhmed Doudaïev, un ministre tchétchène. La vidéo de cette scène a fait un tabac en Russie.

Dans une veine similaire, début septembre, Poutine a déclaré que la jeune génération dans sa famille parlait couramment chinois, déclaration qui, on s’en doute, n’est pas passée inaperçue en Russie, la politique de vassalisation par rapport à la Chine étant fort mal vue dans l’opinion, y compris chez les blogueurs militaires. Le blogueur nationaliste Dmitri Diomouchkine critique vertement le « pivot vers la Chine » cher au président Poutine : « Nombre de nos stratèges rêvent d’aller faire la guerre à l’Occident maudit aux côtés de la Chine […]. Je ne partage nullement ces illusions. Nous aurons plutôt à faire la guerre contre la Chine, et l’Occident fera plutôt la guerre pour nous si nous nous faisons avaler par la Chine […]. Nous sommes infiniment éloignés de la Chine, nous n’avons rien de commun avec ce pays, du point de vue des mentalités, c’est une autre planète. Les Russes savent tout sur l’Occident pourri. Notre jeunesse se nourrit de la musique occidentale, d’Hollywood, les enfants jouent à Spiderman, alors que personne ne sait quoi que ce soit de la Chine. » La puissance économique de la Chine dépend de celle de l’Occident et la Chine ne va jamais sacrifier cette relation avec l’Occident pour le minuscule marché que représente la Russie : « Économiquement, nous ne sommes pour la Chine même pas un jeune frère mais un bébé à la crèche. […] Les Chinois sont sans illusions à notre propos […]. Les Chinois nous ont évincés d’Afrique et d’Asie Centrale. Ils investissent cent fois plus en Asie Centrale. […] Je pense que l’Occident ne s’emparera jamais de la Russie alors que la Chine peut parfaitement le faire. » Un article signé Viktor Birioukov paru dans la revue Voïennoe Obozrenie, proche du ministère de la Défense, a accusé la Chine de se plier aux sanctions occidentales malgré les déclarations d’amitié avec Moscou et conclu qu’ « il n’était pas question d’amitié entre la Fédération de Russie et la RPC », étant donné que « la Chine n’a historiquement jamais été une alliée de la Russie ». Déjà Boris Nadejdine, le « libéral systémique », qui voulait se présenter contre Poutine aux élections présidentielles, condamnait vigoureusement le « pivot vers la Chine » : « Je ne comprends pas comment nous avons décidé de nous orienter vers la Chine ». « Les Chinois n’ont absolument pas l’idée qu’on doit aider un ami. Ils raisonnent ainsi : tu es faible, nous pouvons en profiter pour faire du pognon. »

Enfin, le régime de Poutine va devoir apprendre que, s’il est facile de neutraliser l’opposition des hommes, il est impossible de juguler la résistance des choses. Le délabrement des infrastructures devient flagrant. On se souvient que pendant l’hiver dernier, de nombreuses localités se sont retrouvées sans chauffage. En juillet dernier, 600 000 habitants ont été privés d’électricité (et donc d’eau courante) dans le Sud de la Russie pendant des semaines par une chaleur atteignant 50°C. Quelque 70 000 ascenseurs sont vétustes. Les avions et les hélicoptères tombent du ciel, des embouteillages monstres paralysent le chemin de fer transsibérien, dont la vitesse moyenne est tombée à 40 km/h. Le système de distribution d’électricité n’a plus aucune réserve. La maintenance des centrales électriques n’est pas assurée faute de financement et de techniciens. Les incendies ne sont plus éteints faute de pompiers, les incidents sur les gazoducs et les oléoducs sont quotidiens, Gazprom est déficitaire. Les barrages et les ponts s’effondrent, les trains déraillent, les détritus s’amoncellent dans les villes faute d’éboueurs. L’économiste Igor Lipsitz prévoit que le régime finira par être emporté par des défaillances d’infrastructures en chaîne, effondrement de barrages, pannes dans les centrales électriques, paralysie dans les chemins de fer, tuyaux percés, etc. qui plongeront des millions de Russes dans des blackout en plein hiver.

Ainsi la guerre en Ukraine, lancée par Poutine pour renforcer son despotisme, est en train de ronger de tous les côtés l’édifice vermoulu du pouvoir russe. La violence exportée en Ukraine revient en Russie, décuplée par les années d’ensauvagement dans les tranchées. La « verticale du pouvoir », de plus en plus tyrannique, apparaît toujours plus précairement plaquée sur un chaos sous-jacent qui monte irrésistiblement. L’incompétence du cercle dirigeant dont s’est entouré Poutine éclate au grand jour.

Tout cela explique pourquoi Poutine veut à tout prix annexer l’Ukraine et jette tous ses moyens dans cet ultime effort. Une victoire en Ukraine sauvera et prolongera son régime comme la victoire de 1945 a sauvé celui de Staline. Les Occidentaux doivent tenir compte de ce précédent lorsqu’ils poussent les Ukrainiens à se résigner à la perte de leurs territoires. Il faut absolument empêcher Poutine de plastronner en vainqueur et de poser au « rassembleur des terres russes ». On doit comprendre que Poutine ne se satisfera jamais de l’annexion des provinces orientales. Il veut toute l’Ukraine et l’armée russe a certainement dans ses bagages une équipe de collabos toute prête à s’installer au pouvoir, sur le modèle de l’oligarque Ivanichvili en Géorgie, qui imite le maréchal Pétain en se proclamant « bouclier » des Géorgiens face à une Russie prétendument prête à bombarder Tbilissi si le Parti national remportait la majorité. Pour Poutine, il est important que les Occidentaux prennent l’initiative de l’amputation territoriale de l’Ukraine, de manière à discréditer durablement le parti pro-occidental à Kyïv. La propagande russe aura alors beau jeu de persuader les Ukrainiens démoralisés qu’ils ont constamment été trahis par les Occidentaux.

Le Kremlin veut l’Ukraine comme tremplin vers l’Europe. Les Z-blogueurs le répètent à l’envi : réunie à l’Ukraine, la Russie disposera des deux armées les plus aguerries d’Europe, elle sera en mesure de soumettre les nations européennes et de les atteler à son secteur de puissance. Ainsi, les problèmes d’intendance seront résolus grâce au racket d’une Europe tétanisée, minée par les partis collaborationnistes pro-russes en plein essor. Les avocats occidentaux d’une partition de l’Ukraine mettent en avant l’exemple de la RFA créée en 1949, amputée des Länder de l’Est occupés par l’armée rouge. Mais n’oublions pas que la RFA a pu survivre et prospérer grâce à la présence militaire des trois puissances occidentales, qui a permis de faire échouer les manœuvres de noyautage de Staline, notamment son flirt avec le nationalisme allemand, et ses tentatives d’infiltration de tous les grands partis de la RFA. Pour survivre, l’Ukraine libre ne doit pas se contenter d’une vague garantie de sécurité. Elle est en droit de demander une présence militaire occidentale et le maintien des sanctions jusqu’à ce que la Russie évacue les territoires occupés. Nous avons vu que la Russie entre dans une zone de turbulences. Elle le cache mais elle est aux abois. Ne la laissons pas s’ériger en puissance victorieuse et dicter ses conditions de paix.

francoise thom

Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.

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