Ce texte est une version élaborée de l’intervention au colloque « Chine-Russie : affinités et différences » (la Sorbonne, 5/10/2024), dans la quatrième table ronde intitulée « Nationalismes russe et chinois et leur obsession anti-américaine ». Tout en analysant les différences entre deux régimes dictatoriaux, Laurence Saint-Gilles, s’appuyant sur des études de chercheurs américains, explique que Xi Jinping a lié son destin personnel à celui de Poutine. C’est pourquoi les États-Unis n’excluent pas la possibilité que la Chine soit entraînée par la Russie dans une spirale belliqueuse et se préparent à conjurer cette double menace.
Pendant la guerre froide, les relations entre la Chine et la Russie furent plus conflictuelles que fraternelles, en raison de rivalités géostratégiques et de divergences idéologiques. À la fin des années 1960, elles s’étaient tellement dégradées qu’elles allaient offrir à l’administration Nixon l’opportunité de mettre en place sa stratégie chinoise, qui consistait à exploiter la multipolarité du monde communiste. Ainsi, le rapprochement sino-américain des années 1971 à 1972 fut un important levier pour contraindre Moscou à accepter la Détente avec l’Ouest1. Les Américains peuvent-ils réitérer aujourd’hui la stratégie de l’administration Nixon en misant sur les rivalités du couple sino-russe ? C’est à cette question qu’à travers de nombreuses publications, les politologues américains tentent de répondre aujourd’hui en scrutant avec intérêt ses évolutions.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, en 2013, l’on assiste à la formation d’un axe sino-russe ayant pour objectif de priver les États-Unis de leur position d’arbitre en Eurasie. Le cauchemar de Brzeziński est en train de se concrétiser : la proximité affichée par Xi Jinping et Vladimir Poutine, la convergence autoritaire de leurs régimes, leurs agendas révisionnistes et leur obsession anti-occidentale ont concouru au développement considérable de leurs relations diplomatiques, économiques et militaires. Elles se sont consolidées après l’annexion de la Crimée en 2014 et ont résisté au test de la guerre en Ukraine. Les deux pays ont proclamé leur « amitié sans limite » à la veille de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver, le 4 février 2022, vingt jours seulement avant le début de l’invasion russe.
Jusqu’ici les relations sino-russes ont donc connu une courbe ascendante mais l’anti-américanisme qui fut leur « force motrice »2 sera-t-il un ciment assez solide pour les souder dans la durée ? Après plus deux ans de guerre, la coopération sino-russe s’est renforcée et diversifiée, mais les interprétations académiques divergent quant à sa signification, sa longévité et sa portée.
Un premier courant soutient que malgré son caractère informel, l’alliance sino-russe est une réalité, elle est durable et solide et présente la plus grande menace à laquelle l’Europe et la zone indopacifique sont confrontées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une autre tendance souligne au contraire le caractère artificiel et fragile de cet « axe de convenance » déjà fracturé par la prolongation du conflit.
I. Pourquoi les États-Unis doivent cesser de miser sur le découplage entre Pékin et Moscou
La réconciliation sino-russe est déjà ancienne. Elle a débuté à la fin de la période soviétique : dans le sillage du sommet sino-russe de 1989, les contacts entre états-majors, la coopération militaire et les ventes d’armes reprirent dès l’été 1990. En 1992, la Chine était même devenue le principal client de la Russie en matière d’armement. Un an après l’arrivée au pouvoir de Poutine, la Chine et la Russie ont signé en 2001 un traité d’amitié, de coopération et de bon voisinage. Elles y affirment notamment ne pas avoir de revendication territoriale l’une envers l’autre. Outre la volonté de sécuriser leurs frontières communes, des raisons pragmatiques ont facilité leur convergence, notamment la complémentarité de leurs économies ou les opportunités énergétiques.
Il est important de souligner que ce rapprochement sino-russe n’est pas seulement le fruit des circonstances, comme on le répète souvent, mais s’inscrit dans une tendance à long terme, estime le sinologue Alexander Gabuev, directeur du Centre Eurasie à la Fondation Carnegie3. Comme aime à le rappeler le président chinois : « Consolider et développer les relations Chine-Russie n’est pas seulement la volonté des peuples mais aussi la tendance de l’Histoire4. »
C’est cependant Xi Jinping qui leur a donné un nouvel essor et surtout une dimension plus personnelle : depuis son arrivée au pouvoir, le président chinois a rencontré le président russe plus d’une quarantaine de fois et le désigne comme « son meilleur collègue et ami5. » Au cours des sommets internationaux, les deux présidents affichent leur amitié et se livrent à une surenchère d’amabilités. Cette entente est d’autant plus remarquable qu’elle constitue « une anomalie historique6 », au regard des relations ambiguës entre Staline et Mao et de l’antipathie personnelle entre Mao et Nikita Khrouchtchev.
Selon le sinologue américain Joseph Torigian, ces démonstrations ne correspondent pas à une simple mise en scène pour effaroucher l’Occident. Elles illustrent l’importance que Xi Jinping attache aux relations personnelles entre les dirigeants russe et chinois qui ont par le passé, selon lui, trop souvent contribué à la détérioration des relations entre les deux pays. Xi aurait tiré « les leçons russes » de sa jeunesse et de l’histoire de sa famille, marquées par les vicissitudes des relations sino-russes pendant la guerre froide. À l’époque où il fut vice-premier ministre de la RPC, le père de Xi Jinping eut la charge de mettre en œuvre la coopération sino-russe. Or il vit sa carrière et sa vie basculer brusquement au cours de l’été 1959 : alors qu’il conduisait la délégation chinoise à Moscou, des incidents à la frontière sino-indienne provoquèrent la dégradation rapide des relations sino-russes à la suite du refus de Moscou de soutenir son allié chinois. Accusé d’être un espion à la solde de Moscou, Xi Zhongxun fut exilé à des centaines de kilomètres de Pékin et emprisonné. Le président chinois estime donc que la solidité de la relation sino-russe est tributaire de l’entente entre leurs leaders. De ce point de vue, Joseph Torigian souligne que Xi et Poutine ont plus de points communs qu’on ne le dit généralement. En dépit de leurs différences de caractère, ils sont de la même génération et ils ont tous les deux souffert personnellement de l’instabilité politique de leurs pays respectifs : la famille de Xi Jinping a été arrêtée et passée à tabac durant la révolution culturelle, tandis que Vladimir Poutine, alors agent du KGB à Dresde, assista impuissant à l’effondrement du bloc communiste en Europe de l’Est7.
Cette aversion commune pour l’instabilité politique serait à l’origine de la crainte obsessionnelle d’un changement de régime dans leurs pays, fomenté par les États-Unis et leurs alliés et/ou en raison de leur affaiblissement par contagion des valeurs occidentales. La perception d’un danger commun leur permet de dépasser leurs divergences idéologiques profondes. Ils ne cessent de dénoncer les « ingérences occidentales » à l’origine selon eux des printemps arabes et des « révolutions de couleur » en Géorgie et en Ukraine. Pour assurer leur survie politique et conjurer la menace d’une intervention extérieure, ils se soutiennent l’un l’autre et surtout, ils apportent leur appui aux régimes dictatoriaux qui enfreignent les lois internationales (Syrie, la Corée du Nord et l’Iran) en s’opposant aux sanctions occidentales. Ils travaillent aussi de concert à la rétractation de l’influence occidentale dans les enceintes internationales en se faisant des alliés parmi les pays du « Sud global » qui alignent leurs votes sur ceux de la Russie et de la Chine.
Pour supplanter les institutions multilatérales où les États-Unis et leurs alliés occupent, selon elles, une position dominante, la Russie et la Chine ont suscité la création des organisations concurrentes, comme l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghai) ou les BRICS. Ces initiatives s’inscrivent dans leur volonté de mettre en place un nouveau système international prétendument « multipolaire » mais dans lesquelles la Chine et la Russie, entourées d’une sorte de coalition de pays aux vues similaires, occuperaient une place centrale et où les puissances occidentales et leurs valeurs seraient marginalisées. Pour toutes ces raisons d’ordre pragmatique et idéologique, la relation sino-russe est « solide » : considérée comme « prioritaire » pour les deux partenaires, elle a résisté à la guerre en Ukraine8.
Le pivot de la Russie vers la Chine s’est renforcé après l’annexion de la Crimée et l’adoption des sanctions occidentales. Les exportations russes vers la Chine, destinées à compenser les pertes des marchés occidentaux, sont alors passées de 10 % à près de 20 % en 2022 (à la veille de l’invasion russe9).
En outre, la déclaration des Jeux olympiques d’hiver du 4 février 2022 inaugure « un nouveau type de relations interétatiques entre la Russie et la Chine, supérieures aux alliances politiques et militaires de la guerre froide ». La création de cet « axe eurasiatique » contre l’Occident, 20 jours seulement avant l’invasion de l’Ukraine, a parfois été interprétée par les observateurs occidentaux comme un blanc-seing voire un encouragement à Vladimir Poutine à déclencher la guerre contre l’Ukraine.
Alexander Gabuev s’inscrit en faux contre cette interprétation, rappelant que de nombreux précédents, notamment la guerre contre la Géorgie en 2008 ou l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass, montrent que Vladimir Poutine n’a pas informé au préalable son partenaire chinois de ses interventions10. Cela n’a pourtant pas empêché Xi, placé sans doute devant le fait accompli, d’afficher son soutien à son homologue russe. Dès le début du conflit, la Chine a clairement opté pour la Russie, malgré les liens commerciaux qu’elle entretenait avec l’Ukraine, sans jamais condamner l’agression russe. Et, alors que de nombreux États adoptaient des sanctions, elle a déclaré, en mars 2022, qu’elle s’y opposait (encourageant ainsi de nombreux pays du sud à suivre son exemple). Elle a non seulement continué à commercer normalement avec la Russie mais a même renforcé et diversifié ses échanges avec elle. Le volume des échanges entre les deux pays a augmenté de 30 % en 2022 et la tendance s’est poursuivie en 2023 avec une augmentation de 40 %11.
Lors du voyage à Moscou de Xi Jinping, qui suivit sa réélection début de 2023, une nouvelle déclaration commune au titre grandiloquent a été adoptée. Elle prévoit de consolider la coopération dans les domaines traditionnels, comme l’énergie avec le projet de construction d’un nouveau gazoduc, Force de Sibérie 2, destiné à doubler Force de Sibérie 1, mais aussi de l’étendre à d’autres secteurs, comme les nouvelles technologies. Or certains de ces produits industriels servent à équiper les forces armées russes (les puces électroniques, matériel optique, drones).
Bien que la Chine n’ait sans doute pas franchi la ligne rouge qui consisterait à fournir à la Russie des armes létales afin de ne pas s’exposer aux sanctions occidentales, elle n’a pas hésité à renforcer en pleine guerre sa coordination stratégique avec la Russie. Le fait que les deux pays ne soient pas formellement alliés est souvent rappelé, mais néanmoins la coopération militaire se renforce : les exercices militaires conjoints sont de plus en plus fréquents et se sont accélérés depuis 2022 : le 10 septembre 2024, la Chine et la Russie ont annoncé le lancement des exercices navals les plus importants depuis 30 ans12.
Enfin, s’il y a un domaine où la coordination s’est considérablement renforcée ces dernières années, c’est celui de la propagande. Dans un essai publié dans The Atlantic, intitulé « L’Occident est en train de perdre la guerre de la propagande », l’historienne Anne Appelbaum démontre qu’il existe une véritable synergie en matière de guerre informationnelle. Ainsi, dès le début de l’invasion russe, la Chine a systématiquement repris le narratif russe concernant les laboratoires secrets américains en Ukraine accréditant l’idée que les États-Unis y préparaient une guerre biologique13.
La Russie et la Chine ne se contentent pas de discréditer les gouvernements occidentaux auprès des États étrangers ; elles utilisent leurs relais dans les médias occidentaux pour saper le soutien des opinions publiques au gouvernement ukrainien décrit comme corrompu. Et surtout, leur propagande extérieure et interne s’en prend de plus en plus aux valeurs, aux normes juridiques occidentales, perçues comme une menace commune. Ce travail de sape porte ses fruits : jamais depuis la chute de l’URSS, la Russie n’a été culturellement aussi éloignée de l’Occident et proche de la Chine, souligne Alexander Gabuev dans un article du New York Times. Ce n’est pas seulement la machine de guerre russe qui a besoin de la Chine, mais la société russe tout entière. Les produits made in China ont envahi la vie de tous les jours : les voitures chinoises ont remplacé les marques occidentales (la Russie est devenue la première importatrice des voitures chinoises), tandis que les smartphones Xiaomi et Tecno ont évincé Samsung et Apple. Les oligarques russes dont les noms figurent sur les listes noires des pays occidentaux ont réorienté leurs affaires vers la Chine et recrutent des professeurs de mandarin pour leurs enfants qui vont étudier dans les universités de Hong Kong ou de Chine continentale. Il y a déjà en Chine 12 000 étudiants russes (en 2023), c’est-à-dire 4 fois plus qu’aux États-Unis. Ce pivot vers la Chine concerne aussi les classes moyennes, qui choisissent la Chine comme destination touristique avant Berlin, destination préférée des Russes d’avant-guerre. Les scientifiques russes dans le domaine des biotech, de l’intelligence artificielle ou l’exploration spatiale travaillent de plus en plus avec ou pour la Chine en raison du renforcement des coopérations14.
C’est pourquoi, même dans l’hypothèse où Poutine serait écarté du pouvoir, la relation sino-russe resterait une priorité, car on assiste à un changement de mentalités où c’est désormais la Chine qui occupe la place qu’occupait autrefois l’Occident en termes de référence économique et technologique, et même peut-être culturel. D’après des sondages réalisés conjointement fin 2023 auprès de l’opinion russe par la Fondation Carnegie et l’Institut Levada, 85 % des Russes ont une vision positive de la Chine et les ¾ estiment qu’elle ne représente pas un danger. Selon Gabuev, la réalité russe actuelle est en passe de rattraper la fiction de Vladimir Sorokine, Journée d’un opritchnik, roman dystopique, dont l’action se déroule en 2028, sous le règne d’un nouvel Ivan le Terrible, dans une Russie farouchement anti-occidentale, cumulant obscurantisme médiéval et dictature numérique chinoise15.
D’après Alexander Gabuev, la coalition sino-russe ne peut plus être considérée comme un axe de convenance : elle a démontré sa solidité et représente le plus grand défi auquel les États-Unis sont confrontés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les dirigeants américains doivent renoncer à l’illusion de creuser un fossé entre la Chine et la Russie en inversant la stratégie du Président Nixon (Nixon Reverse), comme cela a été préconisé par le Conseil de sécurité national sous Trump. Et les États-Unis doivent définir une stratégie à long terme pour contrecarrer la double menace.
Toutefois, si la Chine et la Russie ont, ces deux dernières années, démontré leur capacité à surmonter leurs divergences de vues ou d’intérêts, leur relation n’est pas dénuée d’ambiguïtés et d’arrière-pensées. Des failles sont déjà repérables à la lumière des événements récents.
II. Exploiter les failles du couple sino-russe
Il existe depuis la publication par la Brookings d’Axis of Convenience, en 2008, un courant académique qui estime que la qualité de la relation sino-russe est en réalité largement surestimée. Il y a chez les deux partenaires une volonté de surjouer la connivence. Leur relation serait instrumentale, pragmatique et reposant sur des bases idéologiques chancelantes16. Quelles sont les vulnérabilités de la relation sino-russe ?
À travers les travaux des experts, il est possible d’en repérer principalement quatre : manque de confiance réciproque, absence de valeurs et de vision communes, rivalités géopolitiques, asymétrie croissante17.
De nombreux auteurs estiment qu’une méfiance profonde subsiste entre les peuples, liée à leurs différences civilisationnelles et des représentations ancrées dans l’imaginaire collectif. Le « complexe mongol » chez les Russes assimilant les peuples d’Asie à la barbarie subsisterait sous la forme de préjugés racistes qui enveniment la collaboration entre hommes d’affaires russes et chinois, voire les contacts entre les populations : jusqu’à la guerre en Ukraine, en effet, les échanges touristiques et universitaires étaient peu développés. Au mépris civilisationnel mutuel (car les Chinois, de leur côté, sont fiers de leur civilisation bien plus ancienne que l’Empire russe) s’ajoutent de vieux ressentiments attisés par les événements de l’histoire récente : la participation de la Russie au démembrement de la Chine au XIXe siècle, le double-jeu de Staline pendant la guerre civile chinoise ou encore les incidents à la frontière sino-russe qui faillirent déboucher sur une guerre en 196918. La défiance réciproque n’a pas disparu : les chercheurs du Council on Foreign Relations rappellent que pendant la crise du Covid, la Russie a été l’un des premiers pays à adopter des mesures de restrictions à l’encontre des voyageurs en provenance de la Chine et a même détenu des citoyens chinois qui avait violé les règles de la quarantaine19. Plus récemment, la presse américaine spécialisée a fait état de cyberattaques chinoises contre des agences gouvernementales russes20.
Cette défiance existe aussi au sommet de l’État : d’ailleurs, le traité d’amitié et de coopération de 2001 ne comporte aucune clause d’assistance réciproque : la Chine a gardé un si mauvais souvenir de l’alliance sino-soviétique de 1950 qu’elle a pour principe de ne pas conclure de traité d’alliance. De plus, une alliance suppose une vision commune du monde et des intérêts partagés, ce qui est loin d’être le cas.
En ce qui concerne leurs divergences de vues sur le plan géopolitique, le sinologue Jude Blanchette rappelle qu’au début du conflit, un certain nombre de think tanks chinois se sont inquiétés des répercussions négatives de l’invasion de l’Ukraine : l’affaiblissement de la Russie considérée comme un allié de premier plan et l’impact des sanctions sur l’économie mondiale dont dépend la bonne santé de l’économie chinoise21.
Le ralliement de la Chine à la Russie relèverait davantage de calculs politiques voire d’opportunisme : le conflit ukrainien offre une diversion au moment où grandit l’antagonisme sino-américain dans le Pacifique, attirant Washington et ses alliés sur un théâtre lointain qui grève leurs réserves en munitions. Et en cas d’un conflit en Mer de Chine, la Chine sait qu’elle dispose sur la frontière sino-russe d’un arrière sûr22. En outre, de façon cynique, Pékin considère la guerre en Ukraine comme « un observatoire » et « un laboratoire » pour préparer sa confrontation avec les États-Unis23.
Pékin a vu dans l’agression russe une opportunité de modifier le système international. Selon Xi Jinping, les relations internationales seraient à l’aube d’une nouvelle ère : celle de l’âge post-américain. Mais au-delà de ces fanfaronnades, la Chine, depuis qu’elle a intégré l’OMC en 2001, a profité du système international actuel, qu’elle cherche avant tout à remodeler selon ses normes et ses valeurs pour en marginaliser les États-Unis et leurs alliés et en prendre la direction. Contrairement à la Russie qui ne cesse de défier ouvertement les lois internationales, et est souvent considérée comme un « rogue state » (la Cour pénale internationale a émis un mandat d’arrêt contre Poutine en 2023 !), la Chine, elle, se présente comme un « empire bienveillant » et une puissance responsable et stabilisatrice. En résumé, si la Chine cherche à prendre la tête du système international, la Russie préfère le désordre mondial et l’absence de règles, ce qui n’est pas forcément compatible avec la vision chinoise. En effet, comme le souligne le Professeur Philip Galub, loin de favoriser un rééquilibrage des institutions internationales au profit de la Chine, la guerre a plutôt étendu et solidifié les réseaux d’alliance centrés autour des États-Unis24.
Le développement de son économie reste pour la Chine la principale garantie de sa sécurité externe et de sa stabilité politique interne, ce qui la conduit à plus de retenue dans ses relations avec les Occidentaux, qui demeurent ses principaux partenaires commerciaux. Ainsi, si elle soutient l’effort de guerre russe, la Chine fait tout pour garder cette aide secrète afin d’éviter des restrictions commerciales occidentales. Les calculs géo-économiques ne sont en effet pas absents dans son soutien à la Russie : la réorientation des exportations russes, consécutives aux sanctions occidentales, lui offre des opportunités de se fournir en matières premières et énergétiques à bon prix. Elle exige que le gaz russe soit vendu au tarif du marché intérieur russe subventionné se livrant à un véritable chantage sur son partenaire. Poutine est furieux que « son » gaz soit vendu à un tarif inférieur à celui du gaz ouzbek et turkmène. Ce différend sur le prix gazier serait à l’origine du retard des travaux de construction du gazoduc Force de Sibérie 2 qui devaient débuter en Mongolie en 202425.
La compétition géopolitique entre les deux pays l’emporte sur la coopération régionale, notamment en Asie centrale où les zones d’influence respectives se chevauchent. Bien que l’Organisation de Coopération de Shanghai soit présentée comme un instrument d’intégration de leurs économies, les deux puissances s’en disputent le contrôle. De nombreux experts considèrent même que cette région pourrait être un point de friction dans leurs relations, car c’est toujours au carrefour de leurs zones d’influence respectives que les grandes puissances se retrouvent en conflit26. L’Asie centrale constitue une illustration des limites de la coopération sino-russe. La Russie et la Chine y coopèrent lorsqu’il est question de sécurité et de l’extension de l’OCS, dont elles rêvent de faire une sorte d’anti-OTAN. En revanche, dans le domaine économique et commercial, elles présentent des projets concurrents : l’Union économique eurasiatique pour l’une, le projet BRI (Belt and Road Initiative) pour la seconde. Depuis 2014, la Russie n’a cessé d’exprimer sa volonté de lier les deux projets sans que cela ne se traduise concrètement. La Chine a tendance à faire cavalier seul. Les rencontres avec les partenaires d’Asie centrale ne se font plus seulement dans le cadre multilatéral de l’OCS. La Chine a notamment organisé le premier sommet Chine-Asie centrale (18/05/2023)27.
La guerre a considérablement modifié l’équilibre des forces sino-russes en Asie centrale au profit de la Chine dont la position est de plus en plus assurée. En dépit de son ralentissement, l’économie chinoise reste plus dynamique et attractive que celle de la Russie, et d’une importance bien supérieure pour les économies des républiques locales. Depuis l’invasion de l’Ukraine, celles-ci redoutent l’impérialisme russe et préfèrent s’arrimer à la Chine, dans laquelle elles voient un contrepoids à la puissance russe28.
Enfin, la relation sino-russe est de plus en plus déséquilibrée et l’on entend de plus en plus parler de vassalisation de la Russie : en novembre 2023, Vladimir Poutine s’est présenté en héritier d’Alexandre Nevski, qui reçut l’investiture des Mongols sur la principauté de Kyïv29. Le message est clair : Poutine est prêt à inféoder son pays à la Chine pour peu que cette dernière lui prête main forte dans son combat contre l’Occident.
De fait, la guerre a accru la dissymétrie entre la 2e et la 11e économie mondiale, et la dépendance de l’économie russe au commerce vers la Chine : la Russie n’est que le 11e partenaire commercial de la Chine, qui est son premier client et partenaire. De plus, 70 % des exportations russes sont des matières premières énergétiques ou agricoles, tandis que les importations russes sont des produits industriels ou de haute technologie, ce qui accentue la dégradation des termes de l’échange30. Or la Chine exploite sa situation de monopole sur le marché russe : les prix des produits chinois ont doublé, voire triplé, depuis le début de la guerre contre l’Ukraine, stimulant l’inflation russe galopante31. Les Russes ont de plus en plus de difficultés à financer leurs importations car les banques chinoises refusent d’opérer les transactions avec leurs clients russes par crainte de sanctions américaines32.
Cela démontre que la nouvelle stratégie des États-Unis, qui consiste à isoler la machine de guerre et l’économie russes du soutien chinois, commence à porter ses fruits. La nomination, à l’automne 2023, de Kurt Campbell comme numéro deux du Département d’État avait été le signe du durcissement de la politique chinoise de l’administration démocrate. Architecte du « pivot vers l’Asie » d’Obama, le « tsar de l’Indo-Pacifique », est connu pour ses positions faucons vis-à-vis de la Chine33. La diplomatie américaine a accru sa pression sur Pékin : le 24 avril 2024, le secrétaire d’État Antony Blinken lors de sa visite à Shanghai, a clairement averti que les États-Unis et leurs alliés européens n’accepteraient pas que la Chine soutienne l’effort de guerre russe34. De son côté, Kurt Campbell, lors de sa visite à Bruxelles pour préparer le sommet de l’OTAN à Washington, a apporté à ses partenaires européens les preuves de la duplicité de la Chine qui, en coulisse, fait tout ce qu’elle peut pour soutenir l’effort de guerre russe. Les États-Unis ont rendu publics des documents prouvant que 70 % des machines-outils fournis par la Chine à la Russie servaient à produire des missiles balistiques35. L’utilisation de l’arme nucléaire dont Poutine vient à nouveau de brandir la menace peut constituer une autre pomme de discorde entre Moscou et Pékin. Le rapprochement en juin 2024 des leaders russes et nord-coréens, tous deux spécialistes de la rhétorique apocalyptique, a été très mal perçu aux États-Unis mais également en Chine36. Car ce rapprochement n’est sans doute pas étranger à la révision de la stratégie nucléaire américaine. Révélée, en août dernier, par le New York Times, celle-ci se concentre désormais sur la Chine en raison notamment du risque de collusion entre Moscou, Pékin et Pyongyang37.
Les États-Unis essayent bien de semer la discorde au sein du couple sino-russe en recourant au seul levier qui puisse infléchir l’attitude de la Chine, en période de crise économique : l’arme des sanctions secondaires et des mesures de restrictions commerciales. Toutefois, il n’est pas certain que cela soit suffisant. Car, comme le souligne Joseph Torigian, Xi Jinping a lié son destin personnel à celui de Poutine. Une défaite militaire russe, suivie de la chute du régime poutinien, ne serait pas sans conséquences pour lui. Or la Chine est « en déni » sur la guerre en Ukraine dont elle a sous-estimé l’impact économique, essentiellement pour des raisons idéologiques, explique Jude Blanchette. Les États-Unis n’excluent donc pas la possibilité que la Chine soit entraînée par la Russie dans une spirale belliqueuse, et c’est pourquoi ils se préparent à conjurer cette double menace.
Laurence Saint-Gilles est professeure agrégée d’histoire. Elle enseigne l’histoire des relations internationales à la faculté des Lettres de Sorbonne Université. Lauréate d’une bourse Fulbright, elle a consacré sa thèse et de nombreux articles aux relations diplomatiques et culturelles franco-américaines. On lui doit notamment Les États-Unis et la nouvelle guerre froide, Sorbonne université Presses, 2019.
Notes
- Georges-Henri Soutou, La Guerre de Cinquante ans, Les relations Est-Ouest, 1953-1990, Fayard, Paris, 2001, p. 521.
- Alice Ekman, Chine-Russie, Le grand rapprochement, Tracts, Gallimard, N°52, 2023.
- Alexander Gabuev est un sinologue russe qui dirige actuellement le Centre Eurasie de la Fondation Carnegie à Berlin après la fermeture, en 2022, du centre de la Fondation Carnegie à Moscou. “Chine, Russia and the war in Ukraine”, interview d’Alexander Gabuev par James Kynge, Financial Times, 24/04/2024.
- Cité par Alice Ekman, Ibid.
- “What are the Key Strenghts of the China Russia Relashionship”, Series China-Russia Relations, ChinaPower Project, CSIS.org, en ligne.
- Joseph Torigian, “Xi Jinpin’s Russian Lessons”, Foreign Affairs, 24/06/2024.
- Joseph Torigian, “Xi Jinpin’s Russian Lessons”, Foreign Affairs, 24/06/2024.
- Alexander Gabuev, “Putin and Xi’s Unholy Alliance : Why The West Won’t Be Able to Drive A Wedge Between Russia and China”, Foreign Affairs, 9 avril 2024.
- Ibid.
- Alexander Gabuev interviewé par James Kynge, “Chine, Russia and the war in Ukraine”, Financial Times, 24/04/2024, en ligne.
- “Chine, Russia and the war in Ukraine” interview d’Alexander Gabuev par James Kynge, Financial Times, 24/04/2024.
- « La Chine et la Russie organisent des exercices navals », La Presse, 10/09/2024.
- Anne Appelbaum, “Democracy is looing the Propaganda War”, The Atlantic, 6/05/2024.
- Alexander Gabuev, “The West Doesn’t Understand How Much Russia Has Changed”, New York Times, 16/05/2024.
- Ibid.
- Il s’agit de l’ouvrage du diplomate australien Bobo Lo, Axis of Convenience, Moscow, Bejing and the New Geopolitics, Brookings, Washington D.C., 2008.
- “What Are the Weaknesses of the China-Russia Relationship?” Series China-Russia Relations, ChinaPower Project, CSIS.org, en ligne.
- Bobo Lo, « Un équilibre fragile : les relations sino-russes », Politique étrangère (hors-série) mai 2007, pp.141-151.
- Clara Fong, Lindslay Maizland, “China and Russia Exploring: Ties between two Authoritarian Powers”, Council on Foreign Relations, 20/03/2023.
- Daryana Antoniuk, “China linked Hackers could be behind cyberattacks on Russian State Agencies researcher say, The Record, 13/08/2024.
- Jude Blanchette, “China Is Denial About the War In Ukraine”, Foreign Affairs, 13/08/2024.
- Ibid.
- Jude Blanchette, “China Is Denial About The War In Ukraine”, Foreign Affairs, 13/08/2024.
- « China’s Russia problem », Le Monde diplomatique, Philip Galub, 7/03/2022.
- “Russia’s planned gas pipeline to China hit by construction delay”, Financial Times, 28/01/2024.
- Temur Umarov, Nargis Kassenova, “China’s and Russia’s Overlapping Interests In Central Asia”, Carnegie China Live Event, 22/02/2024.
- Frédéric Schaeffer, « La Chine renforce son empreinte en Asie centrale », Les Echos, 18/05/2023.
- Temur Umarov, Nargis Kassenova, Ibid.
- Alexander Gabuev, “Putin and Xi’s Unholy Alliance : Why The West Won’t Be Able to Drive A Wedge Between Russia and China”, Foreign Affairs, 9 avril 2024.
- Pierre Andrieu, « Les relations russo-chinoises à l’épreuve de la guerre en Ukraine », Politique Etrangère, 2023/2.
- Françoise Thom, « Ne flanchons pas au dernier moment », Desk Russie, 21/07/2024.
- Huileng Tan, “Nearly All Chinese Banks Are Refusing To process Payments From Russia”, Business Insider, 14/08/2024.
- Thomas Peter, « États-Unis : Joe Biden choisit l’architecte de sa politique chinoise comme numéro deux de la diplomatie américaine », Le Figaro, 1er novembre 2023.
- “Anthony Blinken Visits China”, The New York Times, 25/04/2024.
- Stuart Lau, “US Warns Europe To Get serious About The China’s Aid To Russia”, Politico, 29/05/2024.
- Sébastien Falletti, « Pékin scrute avec nervosité le rapprochement Russie-Corée du Nord », Le Figaro, 3/04/2024.
- David E. Sanger, “Biden Approved Secret Nuclear Strategy Refocusing on Chinese Threat”, New York Times, 20/08/2024.