Ne flanchons pas au dernier moment

L’économie russe, y compris son complexe militaro-industriel, montre des signes d’épuisement. Les prix flambent, les composantes électroniques manquent et le manque de main d’œuvre devient dramatique. Les migrants d’Asie Centrale rencontrent un accueil souvent hostile et peuvent difficilement remplacer les dizaines de milliers de spécialistes qui ont quitté la Russie. Est-ce pour ces raisons que le régime de Poutine essaie d’obtenir l’arrêt de la guerre contre l’Ukraine, mais à ses conditions, comme en témoigne l’initiative de Viktor Orbán ? Selon Françoise Thom, il serait fâcheux que les Occidentaux cèdent aux pressions des « pacificateurs », alors que l’autocratie moscovite est elle-même au bout du rouleau.

N’allez pas vous imaginer que son [il s’agit de Philippe de Macédoine] bonheur présent soit inébranlable comme celui d’un dieu. Non, lui aussi, Athéniens, il est haï, il est craint, il est envié, même par quelques-uns de ceux qui semblent lui être le plus dévoués. Seulement tous ces sentiments restent ensevelis dans le fond des cœurs, faute de l’appui nécessaire pour éclater impunément ; appui qui leur manque par cette inaction où vous languissez maintenant, et dont il faut que vous sortiez enfin. Voyez en effet, à quel point est montée l’insolence de cet homme : il ne vous laisse plus le choix de l’action ou du repos, mais il vous menace; il parle d’un ton plein d’arrogance ; il ne peut se contenter de ce qu’il a déjà envahi, mais il s’agrandit tous les jours par de nouvelles conquêtes ; et, tandis que vous temporisez, que vous ne faites pas le moindre mouvement, il vous enveloppe et vous investit de toutes parts. […] Il est honteux, Athéniens, de vous tromper vous-mêmes, et, en différant tout ce qui vous rebute, de ne jamais rien faire qu’après coup, sans vouloir enfin comprendre que la manière de bien conduire une guerre, ce n’est pas de suivre, mais de précéder les événements : ainsi qu’un général marche à la tête des troupes, de même un bon politique doit marcher à la tête des affaires, afin d’être toujours le maître d’agir suivant sa volonté, sans être jamais obligé de se traîner à la suite des événements.

Démosthène, 1ère Philippique

Ces derniers temps les médias bruissent de rumeurs concernant d’éventuelles négociations de paix entre la Russie et l’Ukraine. Une série de faits concordants laissent à penser que le Kremlin a décidé de faire le forcing pour que l’Ukraine mette bas les armes. L’opération se déroule en deux temps. Lors d’un discours prononcé le 14 juin, le président Poutine a présenté ses conditions pour la mise en place d’un cessez-le-feu : le retrait de l’armée ukrainienne des quatre régions les plus touchées par le conflit, dans l’est du pays, ainsi que l’abandon de sa candidature en vue d’accéder à l’OTAN. Ces exigences à l’évidence inacceptables pour Kyïv préparaient le terrain à une phase parallèle de l’opération.

Le ministre de l’Intérieur Kolokoltsev aurait profité de sa participation au sommet des chefs de police tenu à Washington les 26-27 juin pour apporter aux États-Unis un plan de paix dont le contenu a été diffusé par le journaliste ukrainien Dmytro Gordon d’une part, et de l’autre par la chaîne Telegram russe Gosdoumskaïa, qui affirme avoir ses sources au Kremlin. Voici quelles seraient les conditions russes : l’Ukraine doit évacuer totalement les régions de Louhansk et Donetsk. La Russie rend à l’Ukraine la totalité de la région de Kherson et celle de Zaporijjia, y compris la centrale de Zaporijjia et Enerhodar. L’Ukraine aura le contrôle sur la zone démilitarisée de 100 km le long du Dnipro jusqu’à la mer Noire. La Crimée sera un territoire démilitarisé sous double contrôle, russe et ukrainien. L’Ukraine doit s’engager à ne pas couper l’approvisionnement en eau de la Crimée. L’Ukraine doit introduire dans sa Constitution un statut de neutralité et s’engager à ne pas adhérer à une alliance nouvelle ; elle doit fixer dans sa Constitution le statut de son armée, en tant qu’« armée de temps de paix », dont les effectifs ne dépasseront pas 350 000 hommes (150 000 hommes dans la version russe) ; son armement sera limité par des traités (elle ne devra pas avoir plus de 125 avions). Elle devra revenir au traité limitant les missiles de longue et de moyenne portée. La Russie n’élève pas d’objection à ce que l’Ukraine adhère à l’Union européenne. Les négociations doivent se faire avec la participation de la Russie, de l’Ukraine, de l’UE, de la Chine et des États-Unis. Un cessez-le-feu interviendra dès le début de ces négociations. Les Occidentaux lèveront les sanctions concernant les transferts de technologie, le secteur financier, et le secteur gazier et pétrolier. 

Cette fois, la souricière serait garnie d’appétissants morceaux de gruyère : la restitution de deux régions déjà annexées aux termes de la Constitution russe, le statut ambigu de la Crimée démilitarisée ; la généreuse autorisation d’adhérer à l’UE, alors qu’en 2014 le seul projet d’un accord de coopération avec l’UE avait provoqué l’explosion. 

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La chaîne YouTube de Dmytro Gordon, capture d’écran

Le dispositif est complété par la mise en œuvre du docile pion de Moscou Viktor Orbán, qui préside l’Union européenne et, derrière le dos de l’UE, se catapulte « médiateur » et entreprend une tournée Kyïv – Moscou – Pékin – Mar-a-Lago (la résidence de Donald Trump en Floride). Le but de la manœuvre est de forcer la main aux Européens et de les inciter à s’associer au trio Trump-Xi-Orbán pour arracher à l’Ukraine une capitulation conforme aux termes fixés par Poutine, faute de quoi l’Europe est menacée de devoir assurer seule le poids financier du soutien à l’Ukraine. Après sa rencontre avec Poutine, le 5 juillet, Orbán adresse une lettre à Charles Michel, le président du Conseil européen, répercutant le message du Kremlin selon lequel le temps joue contre l’Ukraine, et annonçant un bain de sang si l’Ukraine continuait à résister. Bref l’UE devrait pousser l’Ukraine à conclure un cessez-le-feu aux conditions de Poutine. En Europe, le jeu trouble d’Orbán a suscité une vague de réprobation. Charles Michel déclare « n’être pas du tout d’accord » avec la démarche d’Orbán.

Le 11 juillet, Orbán rencontre Trump pour « discuter des moyens de faire la paix » en Ukraine, et rayonne d’optimisme au sortir de cette visite : « La bonne nouvelle du jour : il va résoudre le problème. » En effet, le plan est simple : forcer l’Ukraine à céder les territoires convoités par la Russie en cessant de lui livrer des armes. Ainsi, grâce à Orbán, Trump peut déjà mettre en place aux États-Unis une politique étrangère parallèle qui, dès aujourd’hui, pèse lourd sur l’UE et sur l’Ukraine — et ce, avant même d’être élu ! On mesure à cela à quel point le Kremlin a le bras long dans nos démocraties, à quel point celles-ci sont comme pétrifiées devant tant d’impudence.

En même temps, le Kremlin actionne ses relais. Une série de personnalités russophiles, anciens ambassadeurs à Moscou et prétendus experts, signent une tribune dans le Financial Times intitulée « Seize peace in Ukraine before it’s too late », dont le message principal est : les concessions territoriales sont un « prix négligeable à payer » pour l’indépendance de l’Ukraine. Et c’est aux États-Unis de forcer l’Ukraine à « négocier ». Comme toujours avec Poutine, la carotte s’accompagne du bâton : le 8 juillet, la Russie se livre à un bombardement sauvage de l’Ukraine, ainsi commenté sur le site de Tsargrad, la chaîne patriotique de l’oligarque Malofeïev : « L’hôpital pour enfants de Kiev n’est pas un hasard. Il est temps de l’admettre […]. Les considérations humanitaires ne font que profiter à l’ennemi. Ceux qui aujourd’hui ont pitié des enfants de l’ennemi n’ont pas pitié des leurs. […] Il faut prendre conscience d’une chose simple et effrayante : il n’y a personne de l’autre côté. Pas un seul être humain. Nos missiles ne tuent pas les gens. Il n’y a personne là-bas… » « Nous n’avons pas à nous justifier d’avoir bombardé un hôpital d’enfants. Nous devons dire : si vous voulez que cela s’arrête, rendez-vous. Capitulez. Alors nous vous épargnerons peut-être. » Il s’agit non seulement de faire craquer la volonté de résistance des Ukrainiens mais aussi de décourager les Occidentaux de poursuivre leurs livraisons à l’Ukraine, puisque la Russie est capable de les « écraser comme des noix », selon l’expression favorite des propagandistes du Kremlin.

Pourquoi cette précipitation de Moscou, si vraiment le temps travaille pour la Russie ? En réalité, la Russie est pressée parce qu’elle se heurte à de multiples difficultés qui ont un effet cumulatif. En 2022, les Occidentaux (y compris l’autrice de ces lignes) se sont montrés exagérément optimistes, escomptant que les sanctions allaient rapidement mettre la Russie poutinienne à genoux. Il n’en fut rien. Rétrospectivement, il est possible de comprendre les trois facteurs qui ont permis à l’économie russe de se maintenir à flot. Le premier tient à la longue préparation du régime aux mesures de rétorsion de l’Occident. Le second tient à la nature même de l’État poutinien, mal prise en compte par les Occidentaux qui ont voulu le sanctionner comme s’il fonctionnait à la manière des États ordinaires. Or l’État poutinien est un agrégat de clans mafieux, habitués à agir dans l’illégalité depuis plus de 20 ans. Les oligarques russes s’y entendaient en matière de circuits de contournement, de financements offshore, « d’importations parallèles » et d’exportations sous le manteau bien avant que les sanctions ne surviennent. Troisième facteur, la débrouillardise des citoyens russes héritée de l’époque soviétique : ceux-ci ont appris depuis des décennies à se procurer les biens déficitaires par d’innombrables moyens détournés. Les sanctions ont fait renaître ces traits mal oubliés de l’homo sovieticus, tout comme sa capacité infinie à se mettre à l’abri des empiétements d’un État de plus en plus intrusif. Mais, sur le long terme, ces facteurs ne sont pas suffisants pour empêcher la régression accélérée de l’économie russe. En outre, les Occidentaux ont aussi beaucoup appris et les sanctions sont de mieux en mieux ciblées.

Malgré les rodomontades officielles et la campagne d’intox déployée en Occident, visant à persuader nos décideurs que l’économie russe est insubmersible, que la production de guerre peut encore se maintenir indéfiniment à ce niveau, etc., les dirigeants russes parviennent de moins en moins à cacher la précarité de leur économie. Les réserves accumulées pendant les années fastes s’épuisent. Le gouvernement russe en est réduit à pressurer sa propre population. Il vient d’introduire un impôt progressif sur le revenu. Les prélèvements nouveaux surgissent comme des champignons : impôt sur le divorce, taxe sur le tourisme etc. Selon Konstantin Samoïlov, un entrepreneur russe réfugié en Ouzbékistan, le manque de main d’œuvre devient dramatique. 1 million de postes d’informaticiens ne sont pas pourvus, 1,6 million de postes sont vacants dans le complexe militaro-industriel, bien que celui-ci ait recruté 520 000 employés ces deux dernières années. Il manque 152 000 policiers, 92 000 médecins et personnels médicaux. L’Académie des Sciences estime que l’économie a besoin de 4,8 millions de travailleurs. Or le processus de dépopulation de la Russie s’accélère : en janvier-février 2024, elle a perdu 226 000 habitants, 40 000 de plus qu’en 2023. L’alcoolisation des Russes a repris de plus belle. Les jeunes reviennent aux alcools forts. La mortalité augmente et l’espérance de vie stagne, voire se réduit. 

Tout cela incite le gouvernement russe à pratiquer une politique d’immigration massive. 700 000 passeports russes sont attribués chaque année (170 000 à des Tadjiks en 2023). 2 millions d’Ouzbeks sont venus travailler en Russie en 2023. Les statistiques de l’immigration sont maintenant classifiées. Bastrykine, le président du comité d’enquête de la Fédération de Russie, a toutefois récemment donné des chiffres, répercutés par le nationaliste Dmitri Diomouchkine. 1 200 000 migrants sont arrivés à Moscou au cours des 4 premiers mois de cette année et 800 000 dans la région de Moscou, 4 millions pour toute la Russie (mais Bastrykine n’a pas donné les chiffres de ceux qui avaient quitté la Russie).

Cette politique provoque des remous croissants dans la société russe. Les habitants de la banlieue de Moscou se disent excédés par l’afflux des migrants et par le laxisme des autorités. Les migrants d’Asie centrale reçoivent la nationalité russe en 3 mois (30 000 d’entre eux, après avoir obtenu un passeport russe, ont été attrapés pour être expédiés au front), alors que les rapatriés russes doivent attendre des années. Les Russes s’indignent que ce soient les plus pauvres, les plus démunis, les moins qualifiés des citoyens d’Asie centrale qui se retrouvent en Russie : ceux dont on ne veut pas chez eux. Les plus qualifiés partent à Doubaï, alors que les médecins originaires d’Asie centrale employés dans les cliniques russes ne parlent pas russe et se servent de Google pour faire leur diagnostic. Un comble, on apprend que les réfugiés palestiniens reçoivent 36 000 roubles par mois, le double d’une retraite moyenne en Russie.

Au point que les siloviki montent au créneau, comme on l’a vu. Le ministre de l’Intérieur Kolokoltsev affirme que la haine des migrants peut conduire à l’effondrement de l’État russe. Alexandre Bastrykine s’exclame : « Pendant que nos hommes se battent sur le front, les migrants sèment le chaos à l’arrière. » L’immigration de masse est une menace pour la sécurité nationale, affirment-ils. Les radicaux chassés par les autorités des républiques d’Asie centrale trouvent un refuge en Russie. Les crimes graves commis par les migrants ont augmenté de 32 % en 2023. Des banques islamiques ont été ouvertes au Tatarstan. Les enclaves peuplées de migrants originaires d’Asie centrale se multiplient au cœur de la Russie. Des centaines de mosquées clandestines existent à Moscou et dans la région de Moscou.

Bref, la question de l’immigration de masse devient potentiellement explosive en Russie, même si les siloviki, toujours prudents, se contentent d’en rendre la Douma responsable, tandis que Bastrykine propose de développer l’immigration intérieure, d’attirer les provinciaux dans les grandes villes comme à l’époque soviétique, solution évidemment peu crédible au vu du dépeuplement avancé des provinces russes. Un nombre croissant de Russes en veut au président Poutine, car celui-ci semble favoriser le « grand remplacement » (le terme est maintenant employé en Russie) en envoyant les Russes se faire tuer dans ses grandes offensives le long du front ukrainien, tandis qu’il déclare récemment : « Nous ne sommes pas contre l’augmentation de la population musulmane, au contraire, nous nous en réjouissons. Nos républiques musulmanes ont un très bon taux de natalité, et nous nous en réjouissons. » Les posts de Dmitri Diomouchkine déjà cités montrent à quel point une réflexion sur les causes de l’immigration peut entraîner des conséquences dévastatrices pour le régime. Diomouchkine en mentionne plusieurs. D’abord la corruption : ainsi le ministère de la Construction réclame des centaines de milliers de travailleurs sous-payés pour réaliser de juteux projets. Autre cause selon Diomouchkine : l’arriération de l’industrie et de l’agriculture russe, leur faible productivité. La Russie utilise encore des machines-outils allemandes datant de 1945. La rupture avec l’Occident n’a fait qu’aggraver les choses en enfonçant la Russie dans son sous-développement. Les dirigeants du Kremlin ont beau vanter la souveraineté russe, le pays est devenu encore plus dépendant de l’étranger. Diomouchkine en arrive à la conclusion qu’on ne peut avoir une politique de grande puissance avec une économie fondée sur l’exploitation des matières premières. L’isolationnisme n’a jamais permis de construire une économie, conclut ce nationaliste russe pur et dur.

Un autre phénomène potentiellement révolutionnaire a lieu depuis la mobilisation bâclée de l’automne 2022. La Russie, qui durant toute son histoire avait traité ses soldats comme de la chair à canon, à la fois inépuisable et quasi-gratuite, est désormais obligée de payer ses soldats, et même de les payer rubis sur l’ongle. Or ces hommes théoriquement rassemblés sous les drapeaux à prix d’or continuent à être traités par la plupart de leurs officiers à la manière soviétique, comme du bétail vite remplacé. Il s’ensuit de fortes tensions, qui explosent lorsque l’ancien mercenaire se retrouve dans la vie civile, théoriquement privilégié mais détesté et craint par ceux de l’arrière. Déjà Machiavel avait averti le prince du danger d’enrôler des mercenaires, et l’affaire Prigojine n’a fait que confirmer sa sagacité : « Le prince dont le pouvoir n’a pour appui que des troupes mercenaires, ne sera jamais ni assuré ni tranquille ; car de telles troupes sont désunies, ambitieuses, sans discipline, infidèles, hardies envers les amis, lâches contre les ennemis ; et elles n’ont ni crainte de Dieu, ni probité à l’égard des hommes. […] Les capitaines mercenaires sont ou ne sont pas de bons guerriers : s’ils le sont, on ne peut s’y fier, car ils ne tendent qu’à leur propre grandeur, en opprimant, soit le prince même qui les emploie, soit d’autres contre sa volonté ; s’ils ne le sont pas, celui qu’ils servent est bientôt ruiné. »1 Du reste, ce mercenariat à la russe trouve ses limites. Les régions, les unes après les autres, augmentent le montant pour la conclusion d’un contrat, ce qui indique que les candidats ne se pressent pas aux portes des bureaux de recrutement. Dans certaines régions, on a même lancé le programme « Parrainez un ami et obtenez une récompense ». Les volontaires se font rares et le gouvernement va devoir revenir à une mobilisation, avec toutes les implications que cela aura sur le marché du travail et dans l’économie.

En effet, le déficit de main d’œuvre gonfle les salaires, ce qui donne un coup de fouet à l’inflation, autre facteur potentiellement déstabilisant pour le régime russe. Certes, les devises affluent, mais il devient impossible de financer les importations de Chine, les banques chinoises évitant les transactions avec leurs clients russes par crainte des sanctions américaines. Les données récentes montrent que 85 % des transactions russo-chinoises échouent faute de financement. De plus, la Chine exploite sa position de monopole sur le marché russe : le prix des importations provenant de Chine a doublé, voire triplé depuis le début de la guerre. Le blogueur Vladislav Joukovski a consacré plusieurs podcasts à l’inflation, montrant que les prix étaient en train de s’emballer. Dans la dernière semaine de juin, elle a triplé, atteignant 0,66 %, soit plus de 9 % par an. Le prix de la pomme de terre a augmenté de 91 % depuis le début de l’année, la farine a augmenté de 30 %. En 2024, les produits de première nécessité ont augmenté de 34 %. Le 1er juillet, le prix du gaz a augmenté de 11 %. Les subventions à l’hypothèque ont été supprimées. Les soins médicaux ont augmenté de 11,5 % en 2024, les médicaments de 13 % depuis février. Le prix de l’essence a doublé. Les billets de train ont augmenté de 37 % en un an, les billets d’avion ont augmenté de 27 % et plus. Compte tenu de l’inflation, les retraites baissent depuis octobre 2023. Les contrats avec le ministère de la Défense sont un indicateur de l’inflation. Ils offrent déjà plus de 1,5 million de roubles dans certaines régions. La population s’endette de plus en plus, malgré des taux d’intérêt prohibitifs. L’hypothèque est devenue inaccessible.

À cela, il faut ajouter le délabrement des infrastructures. On se souvient que pendant l’hiver, de nombreuses localités se sont retrouvées sans chauffage. En juillet, 600 000 habitants sont privés d’électricité (et donc d’eau courante) dans le sud de la Russie pendant des semaines où la chaleur atteint 50°C. 70 000 ascenseurs sont vétustes. Les avions tombent du ciel, des embouteillages monstres paralysent le chemin de fer transsibérien.

Il se peut que Poutine ne prête guère attention aux nuages qui s’accumulent à l’horizon. Il est sûr de gagner quand Trump sera à la Maison-Blanche. Mais on peut penser que les siloviki de son entourage voient les choses autrement. Ils comprennent que le « pivot vers la Chine » a été une erreur colossale. La dernière visite de Poutine à Pékin a été humiliante pour le dictateur russe. Les Chinois, non contents de refuser de financer un nouveau gazoduc, exigent que le gaz sibérien soit vendu au prix du marché intérieur russe ! Quel contraste entre ces négociateurs âpres que sont les Chinois et ces Européens complaisants qui ne refusaient rien à l’autocrate moscovite ! Le pivot vers l’Inde est encore moins satisfaisant : la Russie a les poches pleines de roupies dont elle n’a que faire. Surtout, les siloviki comparent les succès de la première décennie Poutine aux déboires qu’a entraînés l’offensive armée contre l’Ukraine. Là encore, le contraste est saisissant : autant la politique de subversion des pays occidentaux a été une réussite, dont les fruits apparaissent aujourd’hui avec la vague d’extrême droite pro-russe qui balaie l’Europe, autant l’affrontement armé et le bluff nucléaire s’avèrent un coûteux fiasco et un bourbier dont il faut s’extraire au plus vite, pour revenir à la politique infiniment plus payante de subversion et d’infiltration des démocraties occidentales. À quoi bon s’inquiéter du gouvernement de Kyïv si la possibilité d’installer un gouvernement pro-russe en France et en Allemagne et de dynamiter l’UE de l’intérieur semble désormais à portée de main ? Plus les perspectives sont prometteuses en Europe, plus il devient urgent de mettre fin à l’affrontement armé en Ukraine. Économiquement, la Russie est aujourd’hui aux abois. Sa priorité est d’arracher au plus vite la levée des sanctions tout en menant à bien son projet de vassalisation de toute l’Ukraine.

Là encore, Viktor Orbán, le cheval de Troie de Moscou (qui préside l’Union européenne pour six mois) laisse deviner comment le Kremlin compte parvenir à ses fins. Grâce à lui, la Russie vient de se donner une boule de démolition au cœur de l’UE. Viktor Orbán a en effet pris l’initiative d’associer sa formation, le Fidesz, avec l’extrême droite autrichienne du FPÖ et les libéraux populistes tchèques d’ANO de l’ancien Premier ministre tchèque Andrej Babiš. Ce groupe s’intitule Patriotes pour l’Europe. Il a été rejoint par les députés du RN et Jordan Bardella en a été nommé président. Le groupe compte 84 eurodéputés, dont les 30 élus RN. Il devient le troisième groupe au Parlement européen. Au programme : l’opposition au soutien militaire à l’Ukraine, la lutte contre « l’immigration illégale » et pour « la famille traditionnelle ». Orbán préconise « une Union européenne composée d’États-nations indépendants, et non […] une fédération dominée par Bruxelles. »

Ce contexte explique les efforts redoublés de Moscou pour convaincre les Occidentaux de forcer l’Ukraine à accepter une amputation de son territoire en échange d’un armistice. Moscou table sur la démoralisation de l’Ukraine face aux atermoiements de l’OTAN. En avril, alors que le secrétaire de l’OTAN Stoltenberg avait déclaré que c’était à l’Ukraine de décider à quelles concessions territoriales elle pouvait consentir, le journaliste ukrainien Dmytro Gordon épinglait ainsi le cynisme occidental : les Occidentaux empêchent les Ukrainiens de se battre en cessant les livraisons d’armes, tout en déclarant hypocritement que c’est aux Ukrainiens de voir quels sacrifices ils peuvent faire pour obtenir la paix ! À Kyïv, on a déjà un avant-goût du plan Trump.

Les Occidentaux favorables à un accord font semblant de croire qu’après tout, un sacrifice territorial serait peu cher payé pour sauver le reste de l’Ukraine. C’est ignorer les implications des autres exigences de Moscou : une Ukraine désarmée, ayant renoncé à faire partie de l’OTAN, bien mieux, interdite d’alliances ; la levée des sanctions contre la Russie. Pas question de réparations dans le projet russe, ni de procès des criminels de guerre russes. Il est clair que le sort du tronçon subsistant de l’Ukraine est fixé d’avance. En revanche, la Russie autorise généreusement l’Ukraine à adhérer à l’Union européenne. Ce dernier point est révélateur : le Kremlin est désormais certain de pouvoir vassaliser l’Europe grâce à la décomposition politique des démocraties libérales, à laquelle il travaille depuis des décennies en poussant en avant les extrêmes de gauche et de droite.

Comme souvent, Medvedev dévoile tout haut les plans tortueux nourris à Moscou : « Un changement de décor aux États-Unis peut inciter l’élite corrompue ukrainienne à se résigner à entamer des négociations, faisant une pause dans les opérations militaires. La question est : la Russie peut-elle en profiter ? Je ne pense absolument pas. Notre pays a déclaré à plusieurs reprises, à diverses occasions, qu’il était prêt à reprendre les négociations uniquement à ses propres conditions. Elles sont simples — reconnaissance des résultats de l’opération militaire spéciale inscrits dans la Constitution de la Russie, et refus d’accepter l’entrée de l’ex-Ukraine dans l’OTAN. Si cela se produit, un nouveau troisième Maïdan sanglant commencera rapidement à Kyïv, qui balayera la junte actuelle et amènera au pouvoir une junte encore plus radicale… Alors, de façon paradoxale, des conditions propices aux négociations, voire à la capitulation, peuvent surgir. Il sera beaucoup plus difficile pour l’Alliance occidentale d’aider des extrémistes patentés. Les Occidentaux devront admettre publiquement que les centaines de milliards de l’argent de leurs contribuables ont été gaspillés. Et les États-Unis et leurs comparses forceront les nazis de Kyïv à reconnaître les résultats de la guerre. La clique dirigeante, avec à sa tête un clown en chiffon, s’enfuira en Occident ou sera mise en pièces par la foule. Sur les ruines de la partie préservée de l’ex-Ukraine, un régime politique modéré se mettra en place. Mais cela ne signifiera pas la fin des opérations militaires russes. Même après avoir signé les papiers et accepté la défaite, le reste des radicaux, ayant rassemblé ses forces, reviendra tôt ou tard au pouvoir, inspiré par les ennemis occidentaux de la Russie. Ce sera alors le moment d’écraser la bête, d’enfoncer un long clou en acier dans le cercueil du quasi-État de Bandera, de détruire les restes de son héritage sanglant et de rendre le reste des terres à la Russie. »

On le voit, les Russes n’ont en rien renoncé à leurs objectifs initiaux. Il serait fâcheux que les Occidentaux se prêtent à leurs manigances, alors que l’autocratie moscovite est elle-même au bout du rouleau, et qu’il suffit d’un peu de fermeté, de lucidité et de volonté du côté occidental pour se débarrasser d’un régime qui empoisonne le climat international et la vie politique de nos nations, à un point qui sera mesurable le jour où ce régime aura disparu. En particulier, il serait urgent de faire comprendre aux dirigeants du Kremlin que les sanctions demeureront en place tant que les territoires occupés en Ukraine ne seront pas évacués par les Russes. Flancherons-nous à la dernière minute, sauvant une fois de plus in extremis l’autocrate du Kremlin en lui livrant une proie nouvelle ? Pourra-t-on dire de nous, comme Démosthène des Grecs, que nous avons « abandonné tout, non par hasard, ni par complaisance, ni par ignorance, mais par découragement, croyant tout désespéré »2 ?

francoise thom

Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.

Notes

  1. Le Prince, chap. XII.
  2. Troisième Philippique

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