Objectifs, cibles et moyens des stratégies d’influence et de pression de Moscou et Pékin

Dans ce texte présenté au colloque « Chine-Russie : affinités et différences » (la Sorbonne, octobre 2024), l’ancien ambassadeur Jean-Maurice Ripert expose une analyse des stratégies d’influence russe et chinoise. Tout en pointant la parfaite collusion entre les deux régimes dans ce domaine, l’auteur considère que ces stratégies ne seront pas nécessairement couronnées de succès, pour peu que les démocraties aient la volonté d’y faire face.

L’actualité des crises nous incite ces derniers mois à nous pencher sur les terribles évènements du Proche et du Moyen-Orient, ou encore de l’Ukraine, sans oublier les crises sanglantes qui durent au Soudan, en RDC ou en Birmanie. Il est donc essentiel de s’arrêter un moment sur les motivations et les actes de la Russie et de la Chine, deux des grandes puissances qui façonnent en partie l’issue de ces crises et, en fait, de toute crise.

I · Points communs et nuances dans les objectifs poursuivis par Moscou et Pékin

  1. Un premier point, essentiel : lorsque l’on évoque les politiques étrangères et les diplomaties des régimes autoritaires et autocratiques, il faut souligner qu’elles s’ancrent d’abord dans la nature même de ces régimes :
    • Le maintien au pouvoir des dictateurs, de leurs clans et de leurs appareils sécuritaires — et leur enrichissement personnel — sont au cœur de leurs pratiques et donc également sous-jacentes à leur pratique des relations internationales. De ce point de vue, bien peu sépare les régimes russe et chinois : Vladimir Poutine et Xi Jinping sont fondamentalement des dictateurs, qui ont tout fait et continuent à tout faire pour rester au pouvoir ; en attestent les changements qu’ils ont chacun imposés aux constitutions de leur pays et à la Charte du PCC.
    • La Russie et la Chine sont dirigées par des hommes seuls, leur famille, leurs amis proches, qui, fascinés par l’argent, sont extrêmement riches ; ils entretiennent des réseaux d’amis, d’obligés, dans tous les secteurs économiques profitables et contribuent à la pérennité d’une corruption généralisée, contre laquelle ils prétendent pourtant lutter.
    • Les citoyens russes et chinois sont privés de l’exercice d’à peu près tous les droits humains et libertés fondamentales que leurs dirigeants prétendent néanmoins leur garantir mieux que les démocraties politiques.
    • Les corps intermédiaires n’ont aucun pouvoir, qui pourrait interférer dans les rapports entre les chefs et « leur » population (cf. la « verticale du pouvoir » en Russie, la disparition du « groupe dirigeant » en Chine) ; les opposants, qu’ils soient individuels ou représentants de minorités, sont réduits au silence, exilés, déportés en camps de travail ou assassinés.
    • Le peuple n’a que peu ou pas du tout accès à une information libre ; il dépend entièrement du récit des autorités, à travers des médias d’État strictement contrôlés ; la majorité de la population n’a pas d’accès à Internet.
    • Les dictateurs n’ont de comptes à rendre qu’à eux-mêmes ; il ne faut pas sous-estimer la lecture qu’ils font de la démocratie et de la faiblesse supposée de ses dirigeants, qui, eux, sont comptables devant leurs électeurs et leurs opinions publiques.
    • Dernier élément, qui découle du précédent : les autocrates tentent toujours d’imposer un rapport de force face à leurs interlocuteurs et contradicteurs ; ils comptent sur la faiblesse de ces derniers pour qu’ils intériorisent cette supériorité proclamée.
  2. En Russie comme en Chine, des récits historiques (narratifs) sont fabriqués et répétés à l’envie, qui s’articulent autour de la reconstitution rêvée d’un empire séculaire, entouré d’ennemis qui cherchent sa perte, et dont le salut ne peut venir que d’un chef conscient de ces dangers et capable de protéger le peuple. À cette fin, l’histoire est revisitée autant que nécessaire et la réalité des rapports de force internationaux est tronquée et manipulée ; le complotisme est un marqueur fort de leur discours, presque toujours victimaire ; les autocrates ne sont en aucun cas dénués de raison, ils ont la rationalité de leurs propres délires nationalistes et narcissiques. Les nouveaux empereurs construisent une épopée — qui se substitue à toute idéologie, quelles que soient leurs proclamations — dont ils se font les acteurs centraux :
    • En Russie, à travers le récit tronqué de la « grande guerre patriotique » (qui nie le rôle des Alliés et fait l’impasse sur la Shoah) ; le silence retombé sur les crimes de Staline et la réhabilitation de ce dernier ; la dénonciation du retour du nazisme aux frontières du pays ; la dramatisation des visées impérialistes des États-Unis, de l’Europe et de l’OTAN ; il s’agit de créer une « Novorossia », libérée des valeurs humanistes et des « tares » du « monde occidental », qui ont définitivement privé ce dernier de tout droit à revendiquer une quelconque exemplarité.
    • En Chine, c’est le « grand rêve de renaissance de la nation chinoise », martelé par Xi Jinping comme l’objectif à atteindre en 2049 (100e anniversaire de la République populaire), conditionné notamment par le retour définitif à la Chine du Tibet, de Hong Kong et de Taïwan, par le contrôle de l’ensemble de la mer de Chine du Sud, et par une domination politique et financière sur les pays d’un « Sud global » mis en avant à cette fin.
  3. Dans les deux cas, il s’agit aussi de façonner une unité nationale centrée sur des caractères ethniques. La Novorossia de V. Poutine est la Russie « blanche », celle de Moscou, Kyïv et Minsk ; la Chine de Xi Jinping, c’est l’empire des Hans. Dans les deux pays, la xénophobie, voire le racisme, est sous-jacent mais jamais absent. En Russie comme en Chine, ce narratif ethno-national s’articule aussi sur la recherche d’un ordre international « nouveau », fondé en paroles sur le multilatéralisme, mais dans les faits sur la revendication de la primauté d’un duopole avec les États-Unis — les seuls à pouvoir délivrer le brevet de grande puissance à leurs ennemis. Sous cet aspect, Moscou et Pékin sont en compétition : pour Moscou, il s’agit d’en revenir au temps béni de la guerre froide — pendant laquelle les rapports américano-russes conditionnaient le sort du monde, tandis que Pékin tente de son côté de créer un monde « multi-bilatéral » avec la Chine en son centre (cf. infra) pour faire pièce au « monde occidental » ordonné par les États-Unis.

II · Convergences des cibles

  1. Les cibles des pouvoirs russes et chinois sont aussi bien internes qu’externes :
    • Internes : tous ceux et celles qui menacent le pouvoir ou tout simplement s’opposent à lui, sous une forme ou sous une autre. Les personnalités politiques, journalistes, entrepreneurs, ONG, associations diverses ; les minorités ethniques et nationales ; les représentants des États étrangers « hostiles » ou leurs intérêts ; les correspondants des médias internationaux ; les réseaux sociaux.
    • Externes : les États et organisations « occidentales », au premier rang desquels les États-Unis, l’Europe et l’OTAN ; une différence toutefois entre la Russie, qui veut la mort de l’Union européenne — en qui elle voit un sous-marin de l’OTAN — et la Chine qui veut conserver une Union européenne au « grand marché » ouvert ; les États accueillant de fortes minorités nationales ; l’Asie centrale et ex-États de l’URSS pour la Russie, l’ASEAN et Asie centrale aussi pour la Chine ; les communautés expatriées et notamment celles des minorités nationales ; il s’agit de les contrôler afin de contrer leur influence sur les opinions publiques des démocraties ; l’Europe est particulièrement visée, en raison de ses fortes concentrations de Tchétchènes ou de Ouïghours par exemple ; ceux des États du Sud qui sont structurellement faibles et dont les élites sont sensibles à la corruption ; l’Afrique est particulièrement visée, notamment le Sahel ; les États, du Nord comme du Sud, disposant de matières premières, de terres rares, de terres arables (Chine) ou de ressources technologiques avancées ; là encore, l’Afrique est un terrain de choix pour les Russes et les Chinois, qui y sont en concurrence de fait.
  2. La mise au pas de l’étranger proche est une obsession pour les dirigeants russes et chinois :
    • C’est le retour à la « doctrine Brejnev » pour la Russie, les menaces contre les rapprochements avec l’Union européenne et avec l’OTAN voulus par les pays du Caucase, ou avec la Chine en Asie centrale.
    • C’est la volonté de récupérer des territoires « perdus » pour la Chine : Hong Kong, Taïwan, le contrôle de la mer de Chine méridionale, et les grappillages de frontières dans l’Himalaya. Dans tous les cas, le prétexte est la protection des citoyens nationaux expatriés ou des intérêts de sécurité ; comme dans les années 1930 avec les revendications du régime hitlérien : « Là où se trouvent des nationaux, je suis chez moi, et je fais ce que je veux… »
  3. Troisième cible : les organisations internationales héritées de la Seconde Guerre mondiale.
    • Pour la Russie, il s’agit surtout d’obtenir que rien ne change dans une organisation du monde qui lui permet de s’assurer d’un contrôle sur les activités politiques de l’ONU, à travers la primauté du Conseil de sécurité au sein duquel elle dispose d’un droit de veto (dont elle n’hésite pas à se servir).
      Sur le plan économique elle n’a pas de problème — ou n’en avait pas jusqu’à la généralisation des sanctions à la suite de la deuxième invasion de l’Ukraine — et joue un rôle (discret) au sein des institutions financières internationales. Elle espérait rejoindre l’OCDE et l’AIE (négociations suspendues) ; elle est membre de plusieurs organisations économiques thématiques (elle se coordonne avec l’OPEP) ou géographiques (UEE, OCS, BRICS).
    • Pour la Chine, il s’agit d’affaiblir au maximum un système international dans lequel elle estime ne pas avoir la place qui lui revient, du fait de sa position de 2e puissance économique mondiale (et de future 1ère, rêve-t-elle). Pékin viole allègrement à peu près toutes les règles de l’OMC, à laquelle elle a adhéré en 2001, grâce notamment au soutien européen ; de même refuse-t-elle toujours d’adhérer au Club de Paris, refusant toute transparence sur la réalité de ses créances (ampleur, conditions) comme tout rééchelonnement de la dette chinoise due en particulier à l’initiative « ceinture et route ».
    • Le développement, théorique en 2013 puis pratique en 2017, de son initiative « ceinture (terrestre) et route (maritime) » (Roads and Belts, dite aussi « Routes de la soie ») a, à travers des investissements dans les infrastructures de pays du Sud parfaitement ciblés, un triple objectif :
      • Se créer un réseau de gouvernements (corrompus pour la plupart) qui sont de fait des « obligés », et servent de soutiens au sein des organisations internationales.
      • Prendre le contrôle d’infrastructures stratégiques (ports, aéroports, raffineries, stations de communication) construits par la Chine avec des prêts (coûteux) que les gouvernements bénéficiaires ne peuvent rembourser.
      • Créer un réseau d’institutions pseudo internationales (plusieurs dizaines) concurrentes des organisations et institutions du système des Nations Unies.
      • Pékin tente également de faire progresser ce « multi-bilatéralisme » centré sur la Chine en valorisant de nouvelles institutions politiques — OCS (Organisation de coopération de Shanghai) et BRICS notamment. Mais leur élargissement aurait plutôt tendance à les affaiblir précisément sur le plan politique, du fait des tensions bilatérales entre membres (Argentine-Brésil, Inde-Chine, Inde-Pakistan, Iran).
    • Les concepts mis en avant sont lénifiants ( « Sud global », « win-win », « destin commun de l’humanité »,) en apparence favorables à la défense du multilatéralisme, afin de camoufler la réalité de nouvelles formes d’hégémonie, comparable à celle des puissances occidentales.
    • La défense apparente du multilatéralisme permet aussi à Pékin d’ « idéologiser » son ralliement à quelques combats auxquels elle ne peut pas échapper, comme la lutte contre le changement climatique et pour la sauvegarde de la biodiversité, dont elle se doit d’être un acteur majeur compte tenu des dégâts existentiels que ces phénomènes lui causent.
  4. Une dernière cible commune pour Pékin et Moscou et non des moindres, l’ensemble du corpus international concernant les droits humains.
    • Si pendant longtemps la Russie a prétendu être exemplaire de ce point de vue — malgré les innombrables instances contre elle devant la Cour européenne des droits de l’Homme — elle a décidé de rallier la campagne de Pékin dénonçant le caractère purement « occidental » — voire, aujourd’hui, « colonialiste » — des droits humains ; leur caractère universel, indissociable et imprescriptible est nié. La Chine a ainsi publiquement proclamé qu’elle n’appliquerait dorénavant plus que « le droit aux caractéristiques chinoises ».
    • Dans les deux pays, une répression interne féroce s’abat contre les défenseurs des droits humains : cf. entre autres les assassinats de Boris Nemtsov et d’Alexeï Navalny en Russie ou le véritable génocide en cours au Xinjiang contre les Ouïghours (au sens de la Convention des Nations Unies de 1948). En outre, les Russes et les Chinois — qui ne sont certes pas les seuls de ce point de vue — ne respectent ouvertement plus le droit international dans les conflits et les crises dans lesquels ils sont impliqués : refus par la Chine du rejet de ses prétentions en mer de Chine méridionale par la Cour internationale d’arbitrage en 2016 ; refus d’une enquête internationale par la Russie après que le vol MH17 ait été abattu par des milices pro-russes au-dessus de l’Ukraine en 2014; vetos de Moscou et Pékin contre la création de corridors humanitaires en Syrie ou en Ukraine, etc.
    • Ils considèrent que des violations, même graves et systématiques, des droits humains ne sauraient constituer une menace à la paix et à la sécurité internationale et donc n’entrent pas (plus) dans la compétence du Conseil de sécurité (V. Poutine considère que D. Medvedev s’était fait berner en s’abstenant lors de l’adoption de la R. 1973 de 2011 sur la Libye, grâce à l’abstention russe). Les deux pays ne reconnaissent pas la compétence de la Cour pénale internationale.
    • Enfin, tout comme la Russie, la Chine refuse toute réforme de fond de l’ONU, et notamment du Conseil de sécurité, rejoignant d’ailleurs sur ce point les États-Unis ; quel que soit leur solidarité avec le « Sud global », les deux autocraties n’entendent certainement pas attribuer à d’autres pays que les cinq « grands » ou à l’Assemblée générale de l’ONU un quelconque pouvoir décisionnel.
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Poutine sur la place Tiananmen en mai 2024 // kremlin.ru

III · Similitudes dans les méthodes et les moyens employés

  1. En matière d’information, outre ce qui a déjà été mentionné supra, on peut relever dans les deux pays le recours aux moyens suivants :
    • Un contrôle très sophistiqué d’Internet afin de lutter autant contre la diffusion d’informations non validées par les pouvoirs que contre toute tentative de communication en provenance de pays jugés « hostiles » ; la Chine est particulièrement performante avec son « grand mur » informatique — que les Russes essayent en vain de copier — et la mise en place du « crédit social » qui permet au PCC de contrôler la vie de chaque citoyen.
    • Le recours systématique à des « fermes à troll » en Russie et aux experts des ministères de la sécurité en Chine pour (tenter de) manipuler les opinions publiques nationales et étrangères, notamment dans les pays démocratiques ; tout cela est amplement documenté par Viginum, l’organisme qui lutte en France contre les manipulations de l’information d’origine étrangère. Il faut souligner que les attaques cyber ciblées contre des individus ou des institutions (ministères, hôpitaux, universités) — qui se comptent par milliers voire millions dans le cas de la Chine contre Taïwan — laissent peu à peu la place à des manipulations plus « subtiles » visant à déconsidérer les démocraties et les droits humains, notamment lors d’élections (France, USA) ou à travers la contrefaçon de journaux, facilitée par l’apparition de l’IA. Ces attaques convergent avec les pratiques de la sphère complotiste, « créationniste », négationniste et raciste, qui existent aussi bien sûr dans d’autres États, y compris démocratiques, mais où elles viennent plutôt de la société civile. Mais si nombre d’États s’illustrent à des degrés divers dans les cyber-attaques contre la démocratie et les libertés individuelles ou collectives, c’est clairement les autorités qui en sont les maîtres en Chine et en Russie.
  2. À l’étranger, Pékin et Moscou développent des réseaux de soutien plus ou moins larges. Les soutiens aux régimes russe et chinois — qualifiés parfois d’ « idiots utiles » — constituent, dans tous les pays cibles et en particulier au sein des démocraties, des points d’appui d’autant plus efficaces qu’ils sont constitués de personnalités ayant accès aux cercles dirigeants de leur pays, politiques, économiques, médiatiques ou de la société civile. Ils agissent le plus souvent volontairement, par conviction, mais aussi par intérêt personnel ou collectif (entreprises, partis), souvent financier ; il est difficile de se prononcer sur les bénéfices qu’ils en retirent, au-delà d’invitations et de voyages gratifiants, bien sûr… Ces réseaux sont souvent entretenus par des associations — dont le but affiché peut-être culturel, éducatif ou sportif… — qui s’appuient elles-mêmes la plupart du temps sur des membres des communautés expatriées russes et chinoises. Les ambassadeurs russes et chinois jouent un rôle décisif dans le recrutement et le soutien aux idiots utiles (cf. « les loups guerriers » chinois). Ces réseaux — distincts de ceux de l’espionnage « traditionnel » — facilitent de fait la pénétration politique (influence), économique (vol de propriété intellectuelle, prise de participation), culturelle et médiatique (manipulation de l’information) de la Chine et de la Russie dans les démocraties. L’une des difficultés de la lutte contre ces pratiques est bien sûr l’intérêt de certains points d’appui de ces réseaux — comme les entreprises ou certains établissements d’enseignement supérieur ou de recherche — qui, de bonne foi, ont un intérêt à des partenariats ou des coopérations avec la Russie et, de plus en plus, avec la Chine.
    • L’achat de postes et de votes dans les organisations internationales et institutions spécialisées constitue également une stratégie de longue haleine pour la Chine, qui s’octroie ainsi à peu de frais une influence (toute relative en termes de pouvoir effectif) au sein du système international ; la Russie s’y intéresse peu.
  3. Le recours aux pressions et à la force. Lorsque la nécessité s’en fait sentir, du point de vue de dirigeants convaincus ou prisonniers de leur propre « narratif », les pressions vont au-delà et finissent souvent par se traduire par un recours à la force. Les instruments de ces pressions sur les pays étrangers peuvent être l’infiltration (voir l’affaire des espions chinois découverts au sein du Parlement australien), les assassinats ciblés ou les disparitions forcées de dirigeants récalcitrants ou les « otages diplomatiques », par exemple :
    • Pour la Russie, l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, de Boris Nemtsov et d’Alexeï Navalny, les divers empoisonnements et tentatives d’empoisonnement d’opposants y compris à l’étranger, les « suicides » de généraux russes en Ukraine ; 
    • Pour la Chine, les affaires Meng Wanzhou (Huawei) et Meng Hongwei (Interpol), les « suicides » en marge des congrès ou des plénums du PCC ;
    • Il faut souligner l’existence de camps de travail ou de déportation en Chine et en Russie, comme l’existence légale en Chine de « lieux de détention tenus secrets » ;
    • Les prises d’otages « diplomatiques », journalistes, membres d’ONG, sportifs, ne sont pas rares (cf. les Canadiens retenus en Chine dans l’affaire Huawei et divers Américains en Russie).

Pour les gouvernements étrangers, Pékin et Moscou privilégient la corruption des régimes faibles ou en délicatesse avec l’État de droit, et le chantage à l’utilisation des matières premières pour la Russie (gaz et pétrole surtout), de l’argent pour la Chine (BRI) et des armes dans les deux cas. Le recours à la force est privilégié par V. Poutine, qui dispose de beaucoup moins d’arguments économiques décisifs que la Chine, comme l’a montrée la décision européenne de rompre tous ses contrats d’approvisionnement énergétique avec la Russie. Il s’en est fait une habitude depuis quelques années, avec la brutalité de l’intervention russe en Syrie, comme, en Europe, avec le maintien de troupes russes en Transnistrie, l’occupation de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie en Géorgie, et ses deux guerres d’agression contre l’Ukraine.

La Chine n’est pas à l’aise avec cette politique, Pékin préférant régler ses affaires plus discrètement et surtout sans déclencher de réactions internationales, qui nuiraient auprès de beaucoup de pays du Sud à son narratif lénifiant sur le nouvel ordre international, juste et pacifique, qu’elle prétend construire. Elle n’est donc foncièrement pas à l’aise avec la guerre russe en Ukraine, bien qu’elle lui ait permis d’obtenir, en retour de son abstention sur le dossier aux Nations Unies, un soutien russe bienvenu sur la Corée du Nord et des matières premières à prix cassé. Et si elle aide la Russie dans son agression contre l’Ukraine, y compris militairement semble-t-il, elle s’est fixée certaines limites (dont le refus de voter en faveur de la Russie à l’ONU lors des votes à l’Assemblée générale) ; elle n’entend pas durcir un peu plus encore ses relations avec les États-Unis.

Cette aventure russe a en effet réveillé l’OTAN et permis à Taïwan de réassurer les promesses de soutien de la part des « Occidentaux » en cas d’agression chinoise.

Dans ce contexte, il faut souligner une double évolution qui semble se dessiner et qui pourrait paraître contre-intuitive. Tout d’abord l’accroissement des pressions et des interventions de la Russie et de la Chine n’a pas l’efficacité qu’on leur prête parfois. Les démocraties sont aujourd’hui décidées à défendre leurs valeurs et leurs intérêts : les agressions russes en Ukraine et les violations répétées des droits humains et du droit international par la Chine ont ainsi unifié l’Union européenne et réveillé l’OTAN, qui s’est même élargie.

D’autre part, le Sud est loin d’être « global ». Si les pays émergés, aussi bien économiquement que politiquement — l’Inde, l’Indonésie, la Thaïlande, l’Afrique du Sud, le Kenya, le Sénégal, le Brésil, l’Argentine, etc. — veulent être entendus et participer à la prise de décisions internationales, ils s’allient de nos jours en fonction des circonstances. Les coopérations et les coordinations varient selon la géopolitique et les thèmes, en bref selon les circonstances du moment. Le monde est devenu flou.

Cette évolution, qui rend difficile une lecture définitive du « partenariat stratégique » entre la Chine et la Russie, n’est pas nécessairement favorable aux ambitions de ces deux pays, pour peu que les démocraties aient la volonté d’y faire face.

Ripper

Ancien ambassadeur de France en Chine (2017-2019) et en Russie (2013-2017), ancien Secrétaire général adjoint des Nations Unies, ancien Chef de la Délégation de l’Union européenne en Turquie (2012-2013). Actuellement président de l’ONG Plan international France et président de l’Association française pour les Nations Unies, auteur de Diplomatie de combats, mémoires (Éditions Perrin / Presses de la cité, 2023).

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