Cette conversation porte sur le livre d’Olga Medvedkova Dire non à la violence russe, que vient de publier la nouvelle maison d’édition de Desk Russie, À l’Est de Brest-Litovsk (2024, 168 p., 15 euros).
Propos recueillis par Galia Ackerman
Le sous-titre de votre livre parle de « relectures dynamiques ». Quel est le sens de cette expression ?
Les « relectures dynamiques » signifient les relectures en mouvement. Ces relectures des ouvrages plus ou moins classiques de la philosophie politique et morale, de la sociologie ou de la psychologie, pour la plupart écrits durant la première moitié du XXe siècle, ont été provoquées par l’urgence de comprendre la catastrophe qui est survenue en février 2022. C’est le désarroi face à l’agression de l’État souverain de l’Ukraine par l’État russe qui m’a poussé à relire ces livres. Il m’est devenu urgent, en effet, de comprendre ce qui nous arrivait. Car cette agression en plein cœur de l’Europe — la première de ce type (criminel) et de cette ampleur (inouïe) depuis la Seconde Guerre mondiale — nous est arrivée à tous.
Comment doit-on l’appeler ? Comment peut-on la penser ? Comment en parler, quels mots employer pour nommer, pour qualifier cette violence, cet arbitraire et ces multiples transgressions que les Russes sont en train de perpétrer, ouvertement, sans même se cacher, en faisant de nous tous des témoins de ces atrocités ? Que faire face à ce flot de mensonges que la Russie fabrique en inondant le monde dans lequel nous vivons ? Car nous vivons avec les Russes dans le même monde, pour un tas de raisons, notamment à cause des techniques modernes de la fabrication et de la distribution de l’information. Du fait que, depuis bientôt trois ans, les nouvelles tombent rapidement, la réaction qu’elles provoquent est nécessairement « dynamique », rapide, en mouvement, in progress, jamais définitive.
Néanmoins, dans l’idéal, et ne serait-ce que provisoirement, nous cherchons une réponse qui soit satisfaisante, convaincante aussi bien intellectuellement qu’existentiellement, nous permettant non seulement de penser cette horreur mais aussi et surtout d’être face à cette horreur. Au fond, c’est cette question de comment être, que nous nous posons en tout premier lieu et en dehors même d’un quelconque jugement moral. Comment être face à ce monde nouveau inondé par la violence arbitraire ? Comment penser, parler, se conduire, bouger, comment vivre face à cette nouvelle situation à laquelle nous n’étions pas préparés ? Les « relectures dynamiques » sont une tentative de réponse à cette question.
Du mot « dynamique », le Trésor de la langue française donne plusieurs significations. Une seule d’entre elles suffirait à expliquer mon propos. Il s’agit de la signification philosophique ou scientifique qui consiste à considérer les choses en mouvement, en évolution, en devenir. Ces relectures, et la réflexion qui en est issue, sont conçues comme un potentiel à projeter dans l’avenir, à développer. Elles possèdent ainsi, en tout cas je l’espère, une énergie de la chose faite sur le vif et inachevée. Cette vitalité est ce que j’aime dans toute forme d’activité humaine, c’est un réservoir de force pouvant nous mener au changement. Car, comme l’a si bien démontré Jaspers, pour être juste face à un bouleversement aussi énorme que celui qui nous arrive, face à une telle explosion de violence, nous devons nécessairement changer. Et c’est très difficile de changer.
Vous avez composé ce livre de treize essais, retravaillés, qui avaient été publiés dans Desk Russie au cours des trois dernières années. Quel est pour vous le sens nouveau qui découle de ces textes mis ensemble ?
En retirant la date de leur première publication, j’ai bien sûr aussi enlevé de ces textes quelques indications de temporalité immédiate : « hier », « aujourd’hui », « demain », etc. D’articles publiés dans l’urgence existentielle, ces textes sont devenus des « chapitres ». De ce fait, ils se sont quelque peu « assagis ». Un sommaire s’y est joint : il accentue la composition, l’unité de la démarche proposée et structure la kyrielle des noms des auteurs interrogés lors de mes relectures et les notions — la vérité, le mensonge, le courage, la mort, le deuil…
Une couverture relie dorénavant ces textes, couverture marquée par une image très forte, tout sauf innocente. C’est une photographie d’une œuvre de Joseph Beuys (1921-1986) intitulée Infiltration homogène pour piano à queue, qui date de 1966. Beuys est l’un des artistes majeurs de l’après-guerre, profondément marqué par cette dernière et par le passé nazi de son pays. Cette œuvre, qui fait partie des collections permanentes du centre Georges Pompidou, a un lien avec la guerre et avec L’URSS. En 1941, Beuys, au préalable membre de la jeunesse hitlérienne, s’engage dans la Luftwaffe ; deux ans plus tard son avion s’écrase au-dessus de la Crimée. Dans la légende que l’artiste se construit après la guerre, il est alors recueilli par les tatares nomades qui le sauvent en le recouvrant de graisse animale et en l’enroulant dans du feutre. De ce moment daterait la conversion de Beuys au chamanisme. Vrai ou rêvé, cet épisode s’accompagne de tout une création où ce matériau, le feutre, devient central. Il enveloppe les objets symboliques, tels que, ici, le piano à queue, incarnant une certaine idée de la haute culture, en protégeant cette dernière de la disparition, mais aussi en l’étouffant, en interdisant toute musique possible.
Bref, on survit mais pour quoi faire ? Pour rester enfermé dans le noir ? On n’a plus de parole, plus d’histoire à raconter. On ne sait même pas s’il y a quelqu’un ou quelque chose derrière ce feutre protecteur. On n’a pas seulement perdu la voix, on n’a plus d’apparence, plus de visage. On ne ressemble plus à rien. On a survécu, certes, mais à quel prix !? Les années 1960-1970 en Allemagne (en Occident en général) ont vu naître des œuvres très puissantes de ce point de vue… Cela me fait penser à certains films, ceux de Robert Bresson (Le diable probablement), de Stanley Kubrick (Orange mécanique) ou de Michael Haneke (Lemminge). Ces gens qu’ils mettent en scène ont apparemment survécu, vivent apparemment, mais ils ne savent pas s’ils sont vivants ou morts. Il y avait beaucoup de gens comme ça dans la Russie de mon enfance…
Last but not least, une très belle préface de Philippe De Lara s’est ajoutée à cet ensemble de treize chapitres. Ce texte aussi profond que généreux, pour lequel je lui suis très reconnaissante, m’a fait mieux comprendre le potentiel réellement heuristique de cette expérience de relecture entreprise dans l’urgence, comme un défi à moi-même. Philippe De Lara pose dans cette préface une question qui va bien au-delà de ma modeste contribution : une « lumière sur le passé » peut-elle devenir une lumière sur le présent et, qui plus est, une lumière sur l’avenir ?
Dans chaque chapitre, vous abordez un thème différent : la culpabilité, le courage, la liberté, la mort, etc. J’aimerais commencer par la culpabilité. Considérez-vous qu’il existe une culpabilité collective du peuple russe, et comment la lecture de Karl Jaspers vous permet-elle de parler de l’actualité, de la guerre en Ukraine ?
Jaspers est un philosophe que je lis et que j’interroge souvent. Or il se trouve que ce livre précis de Jaspers, l’ouvrage intitulé De la culpabilité allemande, a été traduit en russe et réédité récemment avec une nouvelle introduction. Il est devenu pour les Russes d’aujourd’hui (je ne parle bien sûr que de la « bulle démocratique ») l’un des livres phares leur expliquant leur propre actualité. Et en effet, il n’y aurait pas de meilleur guide si seulement les Russes le lisaient, pour ainsi dire, jusqu’au bout. Ils acceptent la « culpabilité collective » évoquée par Jaspers parce que pour ceux d’entre eux qui ont vécu sous le régime soviétique ou qui ont été éduqués par les ex-soviétiques, ce qui est collectif n’appartient à personne.
C’est à l’exact opposé de ce que propose Jaspers : la chose est collective quand, sans exception, elle concerne chaque membre du groupe. Et c’est en tant que « chacun » et non en tant que « tout le monde égale personne » que les Allemands d’il y a 80 ans ont dû prendre en charge leur responsabilité — aussi bien juridique que métaphysique — de l’horreur qui a été propagée par eux ou en leur nom, sur ordre d’un gouvernement élu par eux. Chaque citoyen de l’État russe est (et restera ad æternam) coupable de ce qui se passe aujourd’hui, du crime que le régime poutinien commet quotidiennement en Ukraine au nom du peuple russe, de ces bombes qui tombent tous les jours sur les têtes des Ukrainiens, de cette population civile martyrisée, de ce pays chaque jour davantage ruiné. Il y a des Russes qui le savent, mais malheureusement ils sont peu nombreux et leurs voix sont peu audibles.
Dans deux de vos chapitres, vous parlez respectivement de la vérité et du mensonge. Mais ces notions sont de plus en plus embrouillées dans le monde post-moderne, post-vérité. Quel est le moyen de distinguer l’un de l’autre, et comment Václav Havel et Alexandre Koyré nous aident-ils à faire la distinction ?
Certes, distinguer aujourd’hui ce qui est vrai de ce qui est faux, qui plus est dans l’actualité, est devenu très difficile, notamment à cause de la manière dont les nouvelles nous parviennent, via Internet, à cause de cette manière anonyme, non hiérarchisée, non référentielle ou autoréférentielle et peu vérifiable. Mais, Havel et Koyré nous le montrent, sous d’autres formes, le mensonge a déjà servi d’arme redoutable aux régimes totalitaires du XXe siècle. Il le redevient donc aujourd’hui, avec l’avancée inouïe de la réaction politique. Il s’agit du mensonge tantôt sophistiqué et tantôt démonstratif. Les chefs des États à tendance dictatoriale mentent de manière hybride, souvent très grossièrement. Quand Poutine ment, nous savons qu’il ment, il ne le cache pas. Et il sait que nous le savons, cela ne le dérange pas. Car ce mensonge démonstratif ne le dessert pas, tout au contraire, il témoigne de son pouvoir.
Un dictateur, un parrain peut mentir, il peut raconter n’importe quoi. Cela signifie qu’il est puissant. Et les gens sont ravis, ils aiment les puissants, ils n’aiment pas les faibles : un chef puissant va pouvoir les défendre. Mais contre qui ? Souvent contre les faux ennemis que le chef crée en mentant. Le mensonge et l’autorité sont les deux faces d’une même médaille. Václav Havel et Alexandre Koyré nous expliquent, chacun à sa façon, qu’il ne s’agit pas pour les abusés du pouvoir de démêler le vrai du faux, ce qui est parfois très facile et parfois difficile ; il s’agit du fait qu’ils acceptent le principe du mensonge. Que le mensonge ne les révolte pas.
Car il suffirait en fait de se dire tout simplement que le vrai existe, qu’il se différencie du faux. Oui, pour commencer, n’ayons pas peur de l’Alètheia, du dévoilement, car il peut facilement faire peur. Puis, aimons la vérité. La préférer au faux, puis commencer à aimer la vérité, la toute simple, la plus évidente, la plus nue, c’est en fait déjà énorme. Car, quand on aime, on désire, on reconnaît la chose aimée, on développe une sorte d’instinct pour savoir où et comment la trouver derrière mille voiles. Ainsi, quand Poutine nous explique que la Russie est une forteresse, nous protestons parce que l’histoire de la Russie, dans sa version objective, démontre le contraire. Quand il dit que l’Ukraine n’est pas un pays, c’est un mensonge que nous devons rejeter tout aussi énergiquement.
Un thème particulièrement important et intriguant est celui de la mort (avec Hannah Arendt) et du deuil (avec Sigmund Freud). Comment décririez-vous l’attitude des Russes face à la mort et au deuil ? Peut-on parler de différences d’approche dans la littérature classique, la littérature soviétique et la réalité d’aujourd’hui ?
Tout comme le mensonge, la préférence pour la mort, surtout pour la mort violente, « héroïque », est une composante constante des idéologies fascistes. Cette composante revient aujourd’hui en Russie, où le bonheur de « mourir pour la Patrie » devint une figure banale du discours officiel. Ce qui se passe est tout-à-fait comparable avec d’autres pays où triomphent le fanatisme et le cynisme, souvent paradoxalement inséparables. La violence est la contrepartie de la pulsion de mort, le désir de la destruction et de l’autodestruction vont ensemble. C’est le b. a.-ba de la psychiatrie et les dictateurs sanglants le savent bien.
Aujourd’hui, l’armée russe est en partie composée de criminels, de violeurs, de psychotiques. Mais y a-t-il là quelque chose de spécialement « russe » ? Je ne sais pas. Hitler et Poutine se ressemblent comme deux jumeaux (et Hannah Arendt nous aide à le comprendre) dans leur façon de prôner la mort « digne », de la servir comme une tarte à la crème. Tous les tyrans le font. Mais il y a peut-être quelque chose de spécifiquement russe dans la « mélancolie », dans ce sentiment qui envahit le monde, le paysage, sans laisser aucun vide, aucune liberté de mouvement, aucune — justement — action dynamique, aucun espoir de changement.
Dans son bref texte de 1917, que je propose de relire, Freud ébauche une vision géniale de la mélancolie et de sa distinction d’avec le deuil. Le deuil a un terme, l’endeuillé veut et peut guérir, contrairement au mélancolique. Ce dernier ne veut pas être soulagé. Il tient à faire durer sa douleur, qui l’enferme dans sa tragique exceptionnalité, qui explique et pardonne tout, y compris le pire. À la longue, le mélancolique est invivable, tyrannique, il trouve facilement sa place au sein des sociétés totalitaires. Et inversement, ces dernières, notamment par le biais du mensonge, favorisent la mélancolie qui remplace le deuil guérisseur.
Nous n’allons pas discuter de tous les sujets de votre livre si riche d’enseignements et de réflexions. Souhaitez-vous continuer sur cette lancée ? Avez-vous actuellement un nouveau projet ?
J’ai commencé un nouveau projet, une collection d’interviews avec des personnalités ayant un lien avec la zone que vous avez définie (y compris par le nom de votre nouvelle maison d’édition) comme se situant « À l’Est de Brest-Litovsk ». Cela me permet d’explorer certains thèmes, certains « lieux communs », tout en évitant de généraliser. En même temps, j’ai envie de continuer mes « relectures dynamiques », notamment de revoir avec nos lecteurs certains films qui peuvent nous aider non seulement à comprendre l’actualité troublante, mais aussi à trouver face à elle une attitude juste, libre et courageuse. Car nous devons changer face à ce monde qui évolue si violemment, autrement nous sommes perdus. Changer nous est indispensable, afin de rester libre, mieux encore, afin de devenir plus libres que par le passé.
Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.