Lecture de Régis Genté, Notre homme à Washington, Trump dans la main des Russes. Grasset, 224 p.
Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes, sous couvert d’une « opération militaire spéciale » — qui n’a pas permis jusqu’à aujourd’hui de briser la volonté de l’Ukraine de rester indépendante et de conserver la souveraineté de tout son territoire, y compris en Crimée et dans le Donbass —, la question d’un possible retour de Donald Trump à la Maison-Blanche à la faveur de l’élection présidentielle du 5 novembre est dans tous les esprits. Et pour cause, l’ancien président n’a cessé de répéter qu’il se faisait fort d’imposer la paix en un jour et de laisser planer la menace d’un désengagement américain de l’OTAN (ce qu’il soutenait déjà en 1987 !). L’inquiétude quant au sort des Ukrainiens est d’autant plus de mise que, pendant l’hiver 2023-2024, les partisans de Trump au Congrès américain ont bloqué pendant six mois le vote d’une aide de 61 milliards de dollars. L’absence puis le retard de cette aide ont mis les Ukrainiens en position très difficile face à une armée russe qui, forte d’un budget de défense gonflé de 70 % en 2024 et de l’apport des drones et missiles iraniens et des obus nord-coréens, n’a pas craint de sacrifier en masse hommes et matériels… Il faut ajouter à cela que le colistier de Trump, James David Vance, a tranquillement expliqué que « ce qui arrive à l’Ukraine » ne le préoccupait pas !
Régis Genté, journaliste spécialiste de l’espace soviétique et post-soviétique, correspondant pour Radio France Internationale, France 24 et Le Figaro, basé à Tbilissi, retrace dans un livre vif et documenté l’histoire des relations entre Donald Trump et les « organes » soviétiques puis russes. Celles-ci ne datent pas d’hier, mais de 1977 : son mariage avec Ivana Zelníčkova, une mannequin tchèque divorcée d’une première union qui l’avait conduite au Canada et que surveillait de ce fait la StB (les « services » praguois) — par l’intermédiaire de son père ! —, le signale alors comme une cible potentielle. Trois ans plus tard, c’est à un juif d’Odessa émigré aux États-Unis qu’il achète, à crédit, des postes de télévision pour équiper l’hôtel Grand Hyatt à New York. Or il se trouve que le magasin de Semyon/Sam Kisline est très fréquenté par les fonctionnaires soviétiques en poste dans les parages. Son propriétaire non seulement importe des métaux par l’intermédiaire du puissant groupe criminel Izmaïlovskaïa, mais son partenaire, Tamir Sapir, qui pratique le même genre de « sport », sera bientôt fortement suspecté de lien avec le KGB ! Genté raconte par le menu comment, peu à peu, Trump va se trouver plongé dans un environnement de mafieux et d’oligarques russes, dont certains lui apporteront opportunément des soutiens financiers à des moments cruciaux, ne serait-ce qu’en achetant des appartements dans ses Trump Towers, réalisant au passage quelques belles opérations de blanchiment d’argent. La première moitié du livre montre de manière documentée comment Moscou, sans même avoir besoin d’ « acheter » Trump ou d’en faire un agent, a créé les conditions d’une forme de dépendance idéologique, à partir d’une fine analyse de sa personnalité et de ses convictions. Remarquable opération de manipulation largement réussie. Son goût du pouvoir, son machisme, sa fascination pour les hommes à poigne, son narcissisme, son mépris des élites intellectuelles, de l’establishment, des nice people — les gens bien —, la médiocrité et la voracité d’une part de son entourage étaient pain bénit pour les services russes. Investir pour faciliter et accompagner sa marche vers le sommet de l’État était du point de vue du KGB/FSB un pari raisonnable ! Gagné en 2016, avec une première démonstration de ce que l’on peut faire en la matière à l’ère d’Internet. En matière de manipulation des opinions, ce n’était, on l’a vu depuis, qu’un début…
Vladimir Poutine a trouvé en Trump non pas une marionnette, ce serait trop dire, mais un dynamiteur potentiel du camp occidental. Si, dans la seconde moitié de l’ouvrage, Régis Genté détaille avec précision la relation qui s’est tissée entre les deux hommes, s’il montre le mépris que l’Américain inspire au Russe, il dresse un bilan contrasté du premier mandat du bouillant Donald, qui n’a pas répondu à toutes les attentes de Moscou, même s’il a parfois préféré croire l’hôte du Kremlin plutôt que les services de renseignement américain. C’est que ses « écarts », pour ne pas dire ses « sorties de route » ont suscité une réaction des plus hauts membres de l’administration américaine qui ont fait en sorte que Washington garde le cap, agissant comme des adults in the room, pour limiter les dégâts que pourrait faire un homme dont ils ont vite identifié la dangerosité et les faiblesses.
Or Trump non seulement n’a pas digéré sa défaite face à Joe Biden en 2020, mais il a gardé une vive amertume à l’égard de ce qu’il dénonce comme « l’État profond ». Il compte bien s’entourer, pour son second mandat, en cas de victoire, d’hommes qui feront passer la loyauté à l’égard de sa personne avant l’intérêt du pays et de la démocratie. S’il y parvient, alors Poutine devrait pouvoir se frotter les mains : il n’aura pas simplement l’occasion de faire plier l’Ukraine, mais un atout de poids pour mettre à genoux l’ensemble du monde démocratique et modeler la planète selon ses vues et celles du maître de Pékin, Xi Jinping.
Jean-François Bouthors est journaliste et essayiste, collaborateur de la revue Esprit et éditorialiste à Ouest-France. Il est auteur de plusieurs livres dont Poutine, la logique de la force (Éditions de l’Aube, 2022) et Démocratie : zone à défendre ! (Éditions de l’Aube, 2023). Il a été, avec Galia Ackerman, l’éditeur des livres d’Anna Politkovskaïa aux Éditions Buchet/Chastel.