Discours de l’invité d’honneur Maksym Butkevych lors de la conférence annuelle de l’Institut Frontline sur la compréhension de l’expérience du Maïdan.
Maksym Butkevych est défenseur des droits de l’Homme et journaliste. Le 24 février 2022, premier jour de l’invasion russe, Butkevych, qui a le grade de lieutenant de réserve, s’est engagé comme volontaire dans l’armée ukrainienne. Le 24 juin 2022, on a appris que Butkevych avait été capturé et qu’il se trouvait dans un centre de détention à Louhansk. Le 10 mars 2023, il a été faussement accusé par le Comité d’enquête de la Fédération de Russie d’avoir commis des crimes de guerre. Il a été condamné par la « justice » de la « République populaire de Louhansk » à 13 ans de prison ferme. Le 18 octobre 2024, Maksym Butkevych a été libéré lors d’un échange entre la Russie et l’Ukraine. Nous publions une version légèrement raccourcie de son discours prononcé le 26 novembre 2024.
Un mois après ma libération, je suis encore submergé – et je continuerai à l’être – par une incroyable gratitude envers toutes les personnes qui ont pensé à moi, qui ne nous ont pas oubliés. Après tout, je ne suis qu’un parmi des centaines et des milliers d’autres derrière les barreaux sous le contrôle de la Fédération de Russie. Je suis reconnaissant à ceux qui ont eu une pensée, une prière, un mot, qui ont publié, qui n’ont pas oublié, qui ont fait ce qu’ils pouvaient pour accélérer ma libération. Pour accélérer notre libération.
[…]
Le soir du 24 février 2022, je me suis rendu au bureau d’enregistrement et d’enrôlement militaire, alors que j’avais des convictions antimilitaristes et n’avais jamais servi dans l’armée auparavant. J’ai senti que c’était la bonne chose à faire. Le 4 mars, j’étais déjà officier d’active, et quelques jours plus tard, commandant de section. Et je ne ressentais aucune contradiction interne entre le fait d’être antimilitariste, militant des droits de l’Homme et celui d’être officier, soldat, guerrier, entre défendre la vie et prendre une arme spécialement conçue pour prendre cette vie.
Mais pourquoi je me bats, pourquoi nous battons-nous ? La souveraineté de l’État, l’indépendance, l’Ukraine sont des concepts importants, fondamentaux pour nous, mais ces concepts reposent sur quelque chose qui nous différencie des occupants.
En étant prisonnier dans ce système pénitentiaire, en communiquant avec les gardiens et les autres prisonniers (nous étions mélangés dans la colonie : les prisonniers de guerre condamnés, les prisonniers dits « politiques », et ceux qui purgeaient des peines pénales, les locaux), j’ai essayé de comprendre comment ils percevaient ce qui se passait, et la différence était très nette. J’ai ressenti l’atmosphère d’un système de violence, qui est non seulement celui sur lequel se construit la captivité ou la prison, mais aussi celui sur lequel se construit le monde que l’occupant tente d’amener avec lui. Et toute la vision du monde de ceux que j’ai observés est construite sur l’idée que « nous ne pouvons rien décider, ils [les chefs] penseront à tout pour nous, nous ne devons rien dire d’autre, nous devons faire ce qu’ils disent ». Pas en prison, mais dans la vie, dans leur État.
Leur monde est construit sur la conformité, sur la peur et, à travers leur langage, sur une perte totale de subjectivité. Le rejet de la notion d’agentivité, d’initiative propre, de la possibilité de choisir, de sa propre liberté est ce sur quoi le « monde russe » est construit. Et c’est ce qu’ils nous apportent, à nous, à notre communauté, à nos terres, les armes à la main. Pour ce refus, bien sûr, il y a une certaine récompense, en plus du sentiment qu’on s’occupera de vous si vous vous comportez correctement : vous ferez partie d’une grande puissance dont tout le monde a peur. « Nous sommes craints, et donc respectés », m’ont dit mes interlocuteurs. Pour certains, c’est une surprise de constater que le respect et la peur sont des choses très différentes et parfois opposées. En outre, ils ne comprennent pas pourquoi des gens comme nous défendent notre liberté. En effet, la liberté s’accompagne d’une autre chose qui déplaît à certains de mes interlocuteurs : la responsabilité. Pour beaucoup, il est plus commode et plus agréable de vivre dans le système que représente le « monde russe », avec une responsabilité assumée par le dirigeant national et un citoyen moyen qui n’est pas responsable de la guerre, de ces montagnes de corps et de ces rivières de sang, de ces villes détruites, de l’agression, de la haine, des blessures, du chagrin et des larmes. La question de la responsabilité personnelle n’avait pas de sens pour eux, ou les mettait si mal à l’aise qu’ils essayaient de l’éviter.
La responsabilité et la liberté sont la même chose. Ce sont les deux faces d’une même pièce. Ce sont des jumeaux siamois. On peut encore en donner d’autres métaphores, mais je pense que ce dont je parle est clair. Il s’agit d’une responsabilité non seulement pour nous-mêmes et nos choix, pour le monde que nous créons, mais aussi pour ne pas transformer ceux qui nous entourent en objets, pour respecter l’autre en tant qu’être humain, y compris dans ce qui ne nous convient pas.
Parfois, nous voulons réduire l’espace de liberté, en particulier dans une situation de guerre, parce que nous voulons gagner – mais si nous le faisons, nous avons perdu. Nous avons perdu, parce que nous ne savons plus très bien ce que nous défendons.
À partir d’un certain moment, j’ai trouvé des livres. Je ne mentionnerai pas le premier livre, parce que c’était de la propagande, très mal écrite. Le deuxième livre était le Nouveau Testament. Plus tard, il y a eu Antoine de Saint-Exupéry. Bien sûr, j’ai relu Le Petit Prince et je l’ai vu avec des yeux complètement différents. Mais il y a aussi une œuvre que j’ai lue à l’adolescence et que je n’ai pas comprise à l’époque : Lettre à un otage. Il s’agit d’un court essai que Saint-Exupéry a écrit à son ami, qui vivait à l’époque dans le territoire contrôlé par l’Allemagne nazie. L’écrivain a essayé de montrer ce qui, à son avis, différenciait ceux qui luttaient contre le nazisme. Il écrit que c’est le respect de l’Être humain, avec une majuscule. C’est la pierre angulaire de notre politique. Sans respect pour les êtres humains, nous ne sommes tout simplement pas différents d’eux, les agresseurs, et si nous avons ce respect (et nous l’avons), cela fait de nous des habitants de mondes différents. Nous défendons notre monde, où un être humain signifie tout, alors que dans cet autre monde, un être humain n’est qu’un objet parmi d’autres qui doit et peut être utilisé pour atteindre certains objectifs. Je pense qu’il s’agit d’une œuvre très importante, qui nous permet de ne pas oublier ce qui est fondamental pour nous.
Je ne suis pas un humaniste classique qui croit que l’Homme est une créature parfaite. On sait que l’être humain est entre l’ange et le démon, entre le tout et le rien, comme on l’écrit depuis l’époque de l’apôtre Paul. Dans certaines situations, nous devons sentir nos propres limites et comprendre s’il nous est possible de les franchir, si nous parvenons à nous élever au-dessus de nous-mêmes, car c’est notre choix. Dans certaines situations, nous devons essayer quoi qu’il arrive, même si cela semble impossible.
Nous sommes probablement les seuls êtres vivants à pouvoir nous permettre de faire cela, nous transcender. La capacité à résoudre des contradictions qui ne peuvent être résolues, la capacité non seulement à s’entendre, mais aussi à sympathiser et à nous enrichir mutuellement avec des personnes avec lesquelles on n’est pas d’accord, sur la base d’un respect mutuel, c’est quelque chose qui semble parfois impossible. Mais il faut essayer de se dépasser. Et c’est là que réside pour moi l’espoir.
J’ai lu quinze fois le Nouveau Testament. C’est l’un de ces livres que l’on lit quelle que soit son attitude à l’égard de la religion et où l’on découvre à chaque fois quelque chose de nouveau. L’apôtre Paul a donc écrit, pas littéralement bien sûr, que nous espérons ce que nous ne voyons pas, ce que nous n’avons pas, parce que lorsque vous le voyez, il existe déjà. Nous pouvons faire de l’invisible une réalité. Nous pouvons nous dépasser, nous projeter dans l’avenir, et cet espoir nous aidera à nous préserver en tant qu’êtres humains. Sans espoir, il n’y a pas de place pour le choix. Sans possibilité de choix, il n’y a pas de liberté. Sans liberté, nous ne pouvons ni sympathiser, ni nous aimer, ni créer. Nous ne pouvons pas être humains.
Nous avons la liberté, nous avons l’empathie, nous avons la compassion, nous avons l’amour, même si parfois cet amour se manifeste par le fait que nous prenons les armes. Nous nous préservons en tant qu’êtres humains, nous préservons tout ce qui est menacé : ce qui reste du droit humanitaire international, que la Fédération de Russie n’a cessé de détruire ; le respect des droits et des libertés d’autrui ; ce qui reste du système de sécurité international ; tout ce qui préserve l’humanité des gens. Et lorsque nous sommes tentés de mettre de côté certaines de ces choses pour gagner techniquement sur le champ de bataille, nous devons en être très conscients.
Nous devons protéger ce monde. Cela signifie qu’il faut prendre soin et se respecter les uns les autres malgré la fatigue, malgré l’épuisement. Le pire, c’est quand quelqu’un commence à perdre espoir. Il ne peut pas disparaître. L’espoir est ce qui nous fait avancer, parce qu’il est inextricablement lié à tout ce qui fait de nous des êtres humains.
J’espère vraiment que nous pourrons surmonter les tentations, que nous pourrons vaincre l’ennemi, et pas seulement l’ennemi extérieur. Que nous pourrons rester ce que nous sommes – des personnes libres et solidaires, compatissantes, dans un pays libre, devenant encore plus libres à cause de cette terrible tragédie, nous transcendant nous-mêmes. Je veux vraiment faire tout ce qui est en mon pouvoir pour que cela devienne une réalité.
Traduit de l’ukrainien par Desk Russie. Version originale.
Maksym Butkevych est un défenseur des droits de l'Homme et journaliste ukrainien, né en 1977 à Kyïv. Il est diplômé de la faculté de philosophie de l'Université nationale de Kyïv en 1998.