En cette fin d’année, voici un conte philosophique d’Olga Medvedkova, une parabole qui parle de la dignité humaine dont nous avons tous besoin pour affronter les épreuves de ce monde.
⚘ Chapitre 1 ⚘
Le Tsar Rrrh fit venir auprès de lui ses drougs et leur dit :
— Comment allons-nous régner ? Quelle sera l’idea, sur laquelle nous fonderons notre royaume qui sera éternel et qui n’aura pas de fin ?
Le tsar savait pour sûr que pour bâtir de l’éternel sans fin, il faut avoir un fondement solide.
L’un de ses drougs les plus fidèles lui dit :
— Notre idea consistera en une nouvelle et éternelle vision de l’Om. Nous allons prendre pour point de départ le fait bien évident à tout être doué de raison que l’Om est une créature pourrie et qu’il n’y a pas de quoi franchement être fier. Chez l’Om, il n’y a que le nom qui sonne bien, et encore. Certes, peut-être parfois un Om en particulier a de quoi être un tout petit peu fier, mais à l’intérieur de l’Om, c’est tout le contraire. À l’intérieur de l’Om, c’est tout dégueulasse, là-dedans, tout au fond, c’est la crasse. Notre idea sera que l’Om est une saleté. Ça bouffe, ça boit, ça chie. Tout ce que l’Om veut au fond, c’est d’en avoir plus gras, plus sucré, plus épais, plus lâche, plus paresseux, plus gratuit, plus indolent, plus orné, plus doré, plus de vodka, plus de liqueur. C’est tout ce que l’Om désire au fond. C’est ainsi toujours et partout, et de tout temps et sans aucune différence. L’Om fut toujours ainsi et il est ainsi et il sera ainsi, partout, ici et là-bas, à gauche et à droite, en haut et en bas. C’est cela, le phénomène de l’Om, dès le début et jusqu’à la fin des temps. Rien à faire. C’est sur cette sagesse originelle, atemporelle, transversale et pluridisciplinaire, due à l’évidence complète que nous venons d’énoncer, c’est sur cette minutie scientifique, notre Grand Tsar Rrrh, c’est sur cette plateforme de l’Om-en-dedans, ou à proprement parler du dedans de l’Om, c’est-à-dire sur son intérieur authentique et matériellement merdique, pour ainsi dire impérissable et intarissable dans sa merdicité théorique et pratique, et non pas sur ces mensonges irresponsables à propos de sa toute fausse soi-disant dignité, que nous fonderons ta supériorité Rrrhoyale, ainsi que l’infinitude de ton règne grand.
— Amen, répondit le Tsar. Rien à dire, c’est convainquant. Seulement voici une considération qui vient de me traverser l’esprit, ajouta-t-il après réflexion, et il bougea langoureusement son œil sous-marin de poulpe endormi et écarta un peu plus encore ses jambes qu’il tenait toujours bien écartées. N’avez-vous pas mentionné vous-même qu’il y avait malgré tout quelque chose de fier chez l’Om ? Où se trouve-t-elle alors chez lui, cette fierté ? À quel endroit précis ? Et combien est-elle considérable, même si minuscule ? Êtes-vous sûrs, mes drougs, que c’est seulement de l’extérieur que l’Om possède de la fierté ?
— Oui, oui, seulement à l’extérieur, le rassurèrent ses drougs.
— Et si cette autre chose, cette dignité, même toute modique et étriquée, se manifestait soudainement, spontanément et même momentanément, à l’intérieur de l’Om ? Est-il définitivement, scientifiquement établi qu’à l’intérieur de l’Om il n’y a que de la merde ?
— Oui, c’est définitif, résonnèrent en chœur ses drougs. Nous avons tout observé, goûté et senti. Nous avons tout analysé avec nos scopes et nos tubes à essai. Scientifiquement, votre Altesse. Nous avons vérifié, votre Clarté. Il y n’a là-dedans que de la merde. Des intestins, bien sûr, et plein de ce que l’on vient de nommer.
— Alors tout va bien, leur dit Rrrh.
— Oui, oui, ne lâchaient pas ses drougs, qui sentaient bien que ce qu’ils disaient plaisait à leur Tsar. Ceux qui disent, votre Majesté, qu’à l’intérieur de l’Om il y a autre chose que de la merde, sont des rêveurs criminels, des connards irresponsables. Ils sont dignes d’être traités à la dure : on les tapera sur la tête, ou les frappera dans l’œil, ou dans un endroit encore pire, encore plus sensible. On les rouera de coups. Parce que ceux qui mentent doivent être corrigés. Ce sont des bandits, votre Sagesse quasi divine. Ils parlent contre la science, contre le scalpel et contre l’autopsie. Ils témoignent contre les organes vitaux et contre le progrès des métiers, des disciplines, des synergies et contre l’ensemble des populations et des publics !
Les drougs ne se retenaient plus ; ils riaient à pleine gorge. Et leur Tsar leur souriait doucement, toussotant doucement dans son style de grand-mère douce et aimante. « Qu’est-ce qu’ils s’amusent, pensait-il. Mais vraiment, comme des enfants-bonbons. »
— Miaou-miaou, Tsarrrh, poussaient les drougs, en présentant leurs ventres poilus aux guili-guili de leur patron.
— Tiens, mes chiots de garde, se réjouit le Tsar en leur donnant un petit coup de fouet.
— Oui, encore, encore, hurlèrent les drougs en se frottant les endroits atteints.
— L’intérieur de l’Om est composé d’un tas de choses malfamées, mais surtout, oui, surtout, de merde, reprit, tout ravi, le droug le plus fidèle. Quant à son extérieur trompeur, ce n’est que decorum. Ce n’est rien, rien d’essentiel. Cet extérieur dépend d’un tas de conditions économiques, géopolitiques, raciales, faciales, genristes et plurielistes. C’est tantôt comme si et tantôt comme ça : rien de permanent, aucune durée, que des chimères. En vérité, notre Rrrh adoré, ce sera comme nous déciderons, c’est-à-dire comme vous déciderez.
— L’extérieur de l’Om, c’est le pur decorum, dites-vous, et rien d’autre ? vérifia le Tsar.
— Pur, on ne peut plus pur, notre Rrrh. C’est de la déco, de la poudre aux yeux. Les coiffures, les vêtements, les nourritures, les pourritures, les maisons, les façons, les mots, les mondes, les livres. C’est frisant, c’est grisant, ici et maintenant comme ci et demain comme ça : tout cela est éphémère, instable, troublable. Contrairement à la merde éternelle, il suffit de souffler et il n’en restera rien.
— Alors si c’est ainsi, la vertu de l’Om n’est que decorum ?
— Yes !
— Et la justice ?
— Ja-ja !
— Et la dignité ?
— Da !
— Et la conscience ?
— Ah ça ! C’est une mythologie, une construction intellectuelle, tout ce qu’il y a de plus faux tout au fond.
— Et la foi ?
— Inutile de le dire. Cette dernière s’ajoute au reste, se commande, se fabrique sur mesure et se fournit prête à consommer si nécessaire.
Satisfait, le Tsar Rrrh s’étira et regarda ses chaussures neuves très chères qui luisaient de toute leur peau. Il se sentait à l’aise. Il savourait sa réussite. Très clairement l’idée que ses drougs lui présentaient était bonne, saine, vraie car utile, et utile car vraie. Elle convenait, elle correspondait. Elle ressemblait d’ailleurs aux enseignements du fondateur de leur dynastie, qui autrefois se basait sur des enseignements très proches au sujet de l’Om. Ce fondateur avait été un grand méthodologue et un stratège glorieux. Il avait formellement prédit et strictement établi la dictature des tripes à venir de manière qu’elle n’ait pas de fin. Pour cela, il fallait, d’abord, priver l’Om du nécessaire. « Il faut voir, enseignait-il, ce que devient l’Om, si son intestin est privé de l’indispensable, ce qui advient alors est à mourir de rire. Et puis, petit à petit, il faut lui donner à manger, à boire et autres choses, pas trop ni trop variées, en échange de sa loyauté et d’autres faveurs. »
— Bon, d’accord, j’ai compris, dit le Tsar à ses drougs. Nous allons, en tenant l’Om par les entrailles, tantôt l’élargir et tantôt le raccourcir. Heureusement que, pour assurer cela, nous possédons économiquement parlant tant d’écureuils et autres bêtes à fourrure.
Rrrh rit avec satisfaction.
— Oui, Tsar, couinèrent ses drougs et ils se mirent à se mordiller mutuellement.
Ils étaient également très satisfaits de la tournure que prenait cette discussion.
— Nous allons nous occuper de l’Om. Nous allons le corrompre selon le système des quatre « in » : in-dolence, in-digence, in-justice et in-dignité. Là-dessus, nous allons l’acheter. Certes, il faut procéder avec prudence et perspicacité, car dans ce domaine, l’Omanité se divise en deux catégories : il y en a qui sont plus chers, et d’autres bon marché. On peut troquer certains, contre seulement quelques kopeks, d’autres, contre un sachet ou deux de pruneaux ou de noix, d’autres encore, contre un caftan simple ou brodé.
— Vous êtes, mes drougs, de vrais spécialistes, murmura Rrrh. Avec votre aide, on va gâter l’Om à merveille. On va le déprécier, l’abîmer, le pourrir. L’Om deviendra comme un bébé. Il ne pourra plus vivre tout seul. Il ne pourra plus faire un pas sans notre aide et autorisation. Si tout va bien, l’Om va lécher les semelles de nos chaussures pour les siècles des siècles, amen.
— Si tout va bien, l’Om vous léchera non seulement les semelles, mais aussi votre cul très blanc, dear Tsar, à tel point nous allons l’affamer, l’apeurer, l’appauvrir, l’isoler et lui apprendre à croire n’importe quel mensonge et à répéter n’importe quelle idiotie. Nous présenterons comme scientifiquement juste et historiquement inévitable le fait que, ici chez nous, tout est blanc, et là-bas chez eux, tout est noir. Notre Om va tout bouffer, faute de mieux. Il n’aura, le pauvre, aucun choix.
— Et si par hasard un choix se présente à lui ? s’inquiéta le Tsar.
— Oh, soufflèrent ses drougs. Ah, pensèrent-ils.
— Et si par hasard, appuya Rrrh, il voit soudain la vie avec ses propres yeux ? S’il pense les choses avec sa propre tête, indépendante de la nôtre ?
— Un tel Om indépendant du reste de la société, avec ses yeux et sa tête apparemment et tristement séparés, on le mettra dans un sac, muni d’une grosse et lourde pierre, et on le jettera dans l’eau. Qu’il continue à réfléchir sur les questions de fond, en nourrissant les poissons que nous vendrons ensuite à nos ménages.
En se délectant de tels propos, Rrrh et ses drougs se mirent à rire et à festoyer. Ce jour fut ensuite établi en tant que fête nationale, celle de la Fondation de la Plateforme générale du royaume éternel qui n’aura pas de fin.
✣ Chapitre 2 ✣
Quelques années s’écoulèrent ainsi. Un jour, Rrrh était assis à la table de chêne, sur son siège doré, et ses fidèles drougs étaient couchés à ses pieds et pouffaient parfois de bonheur, et tout se passait exactement comme ils l’avaient établi et prédit, pour toujours et à jamais. Tout roulait donc comme sur des roulettes, quand soudain un Om est entré chez eux. Il était d’un genre naturellement majestueux, avec un visage doux et des yeux qui rayonnent. Rrrh le vit et pensa : qui est-ce ? Quel genre de fauteur de troubles ? Pour quelle raison se permet-il de se tenir ainsi, tout droit, et de regarder devant lui, sans baisser les yeux ? C’est comme s’il était son propre tsar. Je vais lui montrer qui est le tsar ici.
— Qui es-tu, réponds !
— Je suis un Om, sir Rrrh.
— Je vois par moi-même que tu n’es pas un chien. En tout cas, pour le moment. Mais de quelle famille-région es-tu ? De quelle catégorie de la population ? Et qu’as-tu comme ration ? De quelle subvention, allocation, assistance vis-tu ? De quelle donation te nourris-tu ?
— Je vis, votre Rrrhesse, tout seul, je me nourris moi-même. Je n’ai pas besoin d’aumône.
— Comment cela ?!
Rrrh donna un coup de pied dans le tas de ses drougs endormis. Ils se levèrent d’un bond et sortirent de dessous la table en rampant et en frottant leurs zones meurtries.
— Voyez ce que je vois, mes fidèles. Il y a là un Om qui est venu nous rendre visite. Il se tient comme un prince, il dit ne pas avoir besoin de notre charité. Remarquez comme il est monumental. Comme il est naturel. Comme il a l’air responsable et conscient de lui ! Bref un vrai Om, comme on n’en fabrique plus. Un genre d’Om libre qui tient sa parole. Et comment t’appelles-tu, Om soi-disant libre ?
— Je ne m’appelle pas moi-même.
— Ah-ah-ah, éclatèrent les drougs. Ton nom est donc Personne : individu, unité, être, échantillon, spécimen, créature, particulier, prochain, mâle, personnage, mortel. Nous, on va t’appeler Quidam. Viens nous servir, tu as de l’allure. On va te nourrir. On va te vêtir. On va même, si tu veux, te célébrer. Il te suffira juste de lécher les pieds du tsar.
— Oui, dit Rrrh. Viens me lécher ce qu’ils viennent de dire. Je te le rembourserai. J’ai trop envie de voir comment tu vas te courber devant moi, car tu es si vertical, si rectiligne, si souple en même temps, on dirait un danseur étoile. Tu verras comme c’est bien de me servir. Comme c’est riche et comme c’est bienheureux. Chez moi, on mange à sa faim et on boit à sa soif, et on roule sur l’or. Viens, dit Rrrh.
— Non, dit Quidam.
— Qu’as-tu dit !? hurlèrent les drougs. T’es, quoi, trop fier pour servir le Tsar ? Tu crois que t’es différent des autres ? T’as quoi là-dedans, à l’intérieur ? Autre chose que les intestins pleins de merde ? Que restera-t-il de toi si on te prive de ton decorum ?
— Qu’est-ce que j’ai à l’intérieur ? dit Quidam et il sourit de manière simple et charmante. Je n’en sais rien à vrai dire. Il y a à ce propos beaucoup d’avis différents. L’une des hypothèses est qu’il n’y a rien. Oui, il y en a qui pensent que c’est vide à l’intérieur.
— Tu y crois ? dit le Tsar. Que c’est vide ? Mais alors la science, ça sert à quoi ? Tu es donc différent de tout le monde ? Tu es donc composé de vide ? Es-tu seul ainsi dans l’univers ?
Très étrangement, cela commençait à lui plaire : discuter avec Quidam le distrayait. C’était différent de son quotidien habituel. Quant à ses drougs, cela ne leur plaisait pas du tout, ils ronflaient et bourdonnaient, dépités dans leur coin.
— Fous-le dehors, Tsar, vrombissaient-ils. Tue-le sur le champ, devant nos yeux.
— J’aurais toujours le temps de le tuer. Mais pour le moment, j’ai envie de jouer avec lui. C’est une telle poupée, ce Quidam. Pas comme vous, avec vos gueules de travers et vos membres flasques et jaunes. Avec vos oreilles remplies d’araignées. Vous êtes franchement dégoûtants. Vous êtes barbants. Vous sentez la crotte de nez. Et lui, il est tellement, wow, si propre, si rose, pas vieux, rusé, ça se voit, aux jambes longues, aux doigts fins. Je le veux pour moi. Laissez-moi l’adopter, laissez-moi m’amuser avec lui. Ah, Quidam, tu seras mon joujou. Je peignerai tes cheveux bouclés et je poudrerai tes joues tous les matins, d’accord ?
— Non, dit Quidam. Je n’en ai pas envie.
— Quel goujat tu es, se vexa Rrrh. Quel chien !
— Non, je ne suis rien de tel, je suis un Om, dit Quidam.
— Mais comment peux-tu te permettre de te conduire ainsi avec ton papa Tsar ? Sur quoi fondes-tu ta fierté de trois sous ? Sur quelle idea ?
— Sur aucune, dit Quidam. C’est juste que j’en ai marre. Je m’ennuie avec vous. Chez vous, c’est toujours du pareil au même, jamais autrement. Et votre idea à vous, je n’en peux plus. Soi-disant tout est bourré et rempli de merde, impossible de s’y faufiler. Il y en a tellement qu’on ne trouve plus de coin libre. Tout est farci, bondé, saturé. Mais moi, je ne suis pas comme ça. Ma tête siffle, mon ventre est vide, et plus il est vide plus joyeux je suis. Je marche et je chante. D’où vient ma chanson ? Je n’en sais rien. Du vide peut-être. C’est si vide en moi, que je cours comme un lièvre, que je nage comme un poisson. Cela ne me dérange pas de voler.
— Ça, c’est le comble, bramèrent les drougs. Dès maintenant, tu es notre ennemi, agent d’ennemis. On va te torturer. Celui qui est vide à l’intérieur n’est pas un Om, c’est un fantôme, un obscurantiste et une bergeronnette. Nous enfoncerons des clous sous tes ongles, nous te casserons les côtes et tout le reste, nous te ferons très mal de plein de manières, fais-nous confiance. Et quand ta merde coulera de tes entrailles, tu verras scientifiquement de quoi tu es fait et ce que tu as à l’intérieur.
⚝ Chapitre 3 ⚝
Ils commencèrent à le torturer, et ils le torturèrent longtemps et savamment.
— Et si on te fait ça ? Et comme ci ? Et comme ça ? Ça te plaît, Quidam ? Et encore autrement.
Puis ils lui disaient :
— Tu aimes notre torture, n’est-ce pas ? Qui es-tu après cela ? Avoue, dis-le ! Dis-nous maintenant ce que tu as à l’intérieur.
Quidam mugissait de douleur et ne disait rien. Cela rendait les drougs encore plus furieux. Ils torturaient Quidam encore et encore et, finalement, le battirent à mort. Quand ils constatèrent son décès, les drougs allèrent voir Rrrh pour l’informer de cet incident et pour demander à leur Tsar comment il fallait enterrer Quidam. Rrrh leur ordonna de brûler le corps de l’Om et de disperser ses cendres au vent dans un endroit éloigné et difficile d’accès afin que personne ne se souvienne de lui ni ne prononce son nom. Ils firent tout comme il leur avait ordonné. Quidam disparut, comme s’il n’avait jamais existé. Après quoi les drougs furent appelés auprès de leur Tsar qui leur dit :
— Maintenant, après que Quidam est mort dans vos cachots, à cause de vos tortures sadiques, effectuées par vous de manière crapuleuse, dont bien sûr je ne savais rien et ne saurai jamais rien, nous devons, mes fidèles drougs, changer quelque peu notre doctrine et la fonder sur une nouvelle idea. Car s’il y en a, c’est-à-dire s’il y avait eu ne serait-ce qu’un seul Quidam qui se disait vide à l’intérieur, alors un autre paroissien vide peut un jour surgir. Et pas seulement un, mais peut-être même plusieurs. Et même peut-être des extra-vides en quantité, j’ai lu des articles à ce sujet. Nous devons les devancer, et avant qu’ils ne paraissent ici et ne nous mettent à nouveau dans une position embarrassante, voire carrément fâcheuse, nous devons reconnaître théoriquement leur volume interne exceptionnel et le remplir d’emblée de matière contrôlée. Sinon, ce vide se remplira spontanément de quelque chose qui ne nous plaira pas du tout, et qui mettra sérieusement en danger notre Tsaryaume éternel.
— Tu es grand, notre Rrrh, tu es un héros, théoricien, pragmaticien, stratège, savant, structuraliste, généraliste, philologue, historien et sportsman, braillèrent les drougs.
— Tout ceci, je le sais sans vous, dit Rrrh. Mais qu’allons-nous faire ? Car c’est urgent. Car je les vois déjà, ces intérieurement vides s’approcher de mon palais. Vous ne pourrez pas les torturer tous. Vous allez vous fatiguer, vous allez vous en lasser. Il faudra employer des machines. Or nous ne les avons pas pour l’instant. Qu’allons-nous donc faire ?
— Nous allons, Grand Tsar, face à ce vide hypothétique qui n’a aucune confirmation scientifique, mais qui, quel que soit notre point de vue, il faut l’admettre, est parfois évoqué de manière irresponsable par certains ministres des cultes, par des poètes et des fous anonymes, nous, Tsar, remplirons ce vide de contentement et de bien-être, autrement dit d’un sentiment de profonde, complète, positive, glorieuse, douce et même doucissime joie, d’une satisfaction tous azimuts. Satisfactio sera notre nouvelle doctrine.
— Et même je dirais voluptas, dit le Tsar en clignant des yeux. Et même, je dirais delectatio ! Oui, je dirais ainsi.
— Amen, approuvèrent les drougs. Delectatio au quotidien sera notre doctrine, mais pas pour tout le monde, n’est-ce pas ? Et puis delectatio est plus chère que merde. Comment ferons-nous ? Il faudra sans doute augmenter les aumônes.
— On augmentera, dit le Tsar.
— Il y aura de quoi augmenter ? s’inquiétèrent les drougs.
— Oui, car nous réduirons pour ceux qui sont déjà remplis. Et pour ceux chez qui le vide risque de se manifester, nous ajouterons, afin qu’ils nous expriment pleinement leur joie de vivre à travers des signes clairs, avec leurs yeux, visages et autres parties et membres corporels, d’une manière ou d’une autre, par des sourires radieux, par des rires amicaux, par une danse tourbillonnante ou par un hurlement choral.
— Grandeur incarnée, génie charismatique ! Tu sais faire, Tsar, rien à dire.
Et ils s’en allèrent appliquer la nouvelle idea.
Cependant, une chose étrange arriva à Rrrh, chose qui n’avait jamais été observée chez lui auparavant. Il avait de plus en plus de mal à s’endormir et cessa finalement de dormir complètement. La nuit, sans allumer le feu, il errait dans son vaste palais, parmi ses meubles et objets précieux et inutiles, et dans le bruit du vent derrière la fenêtre sombre, il entendait les vagues chuchotements de son peuple qui était pourtant content et satisfait. Et il lui semblait que dans ce flou bourdonnement de ses gens, à qui il donnait tant, dont il s’occupait tous les jours, le nom de Quidam résonnait doucement. Et une étrange pensée hantait son esprit, une insolite question le tourmentait : pourquoi Quidam était-il venu le voir ? Qu’est-ce qu’il voulait ? Qu’est-ce que cela signifiait ?
Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.