(Discours récent lors d’un dîner d’experts en sécurité à Londres)
Ce grand analyste britannique montre pourquoi l’Occident n’arrive pas à stopper Poutine, et sonne l’alarme quant à notre insouciance collective face à un adversaire résolu, intelligent et impitoyable. L’auteur appelle à la création d’une coalition de pays européens destinée à assurer la sécurité du continent, en premier lieu, celle de l’Ukraine. Indépendamment de l’administration Trump.
J’ai la chance de me souvenir de la guerre froide. Elle a eu des moments terrifiants. Mais nous faisions partie d’une alliance solide. Nous étions plus grands, plus forts et plus riches que nos adversaires. Notre système fonctionnait. Le leur non. Nous avions des idées auxquelles nous croyions. Et nous avions mené une véritable guerre contre un adversaire de même niveau, d’aussi loin que l’on s’en souvienne.
Rien de tout cela n’est vrai aujourd’hui. Notre alliance est divisée et déconcentrée. Nous avons déjà été témoins de l’imprévisibilité capricieuse des précédentes administrations américaines. Celle-ci sera probablement pire. D’autres modèles économiques et politiques semblent mieux fonctionner que le nôtre. Et nos forces armées ne sont pas préparées à la guerre qui nous guette.
J’ai passé ma vie à mettre en garde contre cela. Dans les années 1980, je militais contre le communisme et j’ai couvert son effondrement. J’ai été arrêté, battu, interrogé et expulsé par les polices secrètes communistes. Après 1991, vivant dans les États baltes, il était parfaitement clair pour moi que la Russie n’était ni le marché émergent prometteur ni le partenaire de sécurité fiable que dépeignait la pensée dominante. Le pays était dirigé par des voleurs et des agents de renseignement, avec une attitude impérialiste profondément enracinée, surtout dangereuse pour ses voisins.
Le cocktail de coups bas visant les États baltes, entre autres, était composé de propagande, de corruption, d’intimidation physique, de subversion, de sabotage et de guerre psychologique. Cela vous semble familier ? La Russie a aussi instrumentalisé l’histoire, accusant faussement d’autres pays de nazisme, laissant de côté le fait que son propre empire est fondé sur des meurtres de masse et des piles de mensonges.
Ils nous avaient prévenus. Des personnes comme l’ancien président estonien Lennart Meri, dans un discours prononcé en 1994 à Hambourg : son avertissement prémonitoire sur le danger d’une nostalgie soviétique servant de socle à un nouvel impérialisme du Kremlin avait tellement exaspéré le chef de la délégation russe qu’il avait quitté la salle en claquant la porte.
Quelqu’un devinera-t-il de qui il s’agissait ? Un indice : il dirigeait le comité des relations économiques extérieures de la ville de Saint-Pétersbourg… Vladimir Vladimirovitch Poutine.
En cette époque dépourvue de sens historique, il peut nous être difficile de comprendre qu’une interprétation politisée du passé est aujourd’hui le bélier de l’idéologie poutinienne, notamment pour affirmer que l’Ukraine n’est pas un véritable pays. Les historiens du futur se demanderont sans doute pourquoi la guerre menée par Poutine en Ukraine, qui se base sur l’histoire, n’a pas été anticipée et empêchée.
À chaque étape, il aurait été plus simple et moins coûteux de tenir tête à Poutine, tout comme nous aurions pu éviter notre dépendance inconsidérée vis-à-vis de la Chine.
Mais nous avons échoué.
Notre pays et ses alliés font face aujourd’hui à la plus grave crise de défense et de sécurité qu’aient vécue tous ceux qui sont présents dans cette salle. Elle aura un coût terrible, peut-être même catastrophique. Mais jusqu’à présent, ce prix n’a pas été payé par nous, ni par les autres pays de ce que j’appelle l’Occident confortable. Il a été payé par des millions d’Ukrainiens. Morts, mutilés, traumatisés, endeuillés et exilés, leurs perspectives de vie anéanties.
Le sacrifice des Ukrainiens nous a offert du temps. Nous l’avons gaspillé. Nous ne les avons pas aidés au moment où notre aide aurait été la plus efficace. Si nous avions décidé rapidement au lieu d’être hésitants, l’Ukraine ne serait pas dans la situation qu’elle connaît actuellement : sa ligne de front s’effondre, son peuple est épuisé, ses infrastructures de chauffage et d’énergie sont dévastées, et le pire reste à venir avec l’arrivée de l’hiver.
Nos sanctions contre la Russie ont échoué. Nous avons eu des titres sensationnels dans la presse : le gel des réserves de la banque centrale, l’arrêt des flux de gaz naturel, le plafonnement du prix du pétrole, la pression exercée sur les entreprises occidentales pour qu’elles quittent la Russie, et même la vente forcée de Chelsea par Abramovitch.
Mais ces gros titres étaient trompeurs. Nous n’avons pas réussi à appliquer ces sanctions et la Russie les a contournées. Nos agences gouvernementales ont agi avec lenteur et maladresse. Notre volonté politique a fait défaut. Nous n’étions pas prêts à accepter la douleur ou le risque.
Cela n’a même pas fonctionné pour notre propre sécurité. Nous sommes déjà attaqués par la Russie, avec ce qu’on appelait autrefois les aktivnye meropriatia (mesures actives). Aujourd’hui, nous avons un jargon plus à la mode : « guerre hybride », agression en zone grise ou guerre sous le seuil. Mais peu importe le nom qu’on lui donne, cela se produit en ce moment même. Nous assistons à des attentats à la bombe et à des passages à tabac, des empoisonnements et des incendies criminels, des attaques contre nos infrastructures critiques — gazoducs, câbles, bases de données et systèmes informatiques.
Ce sont des attaques contre des membres de l’OTAN, auxquelles l’OTAN n’a pas de réponse. Que faisons-nous si la Russie paralyse British Airways ? Intenterons-nous un procès ? Publierons-nous un communiqué de presse commun ? Expulserons-nous un diplomate russe ? Lancerons-nous des missiles ? Ou étoufferons-nous l’affaire ? La réalité, c’est que nous n’avons pas les moyens de répondre à ces attaques, et la Russie le sait.
Et voici le problème : l’OTAN est configurée pour une guerre que nous n’allons pas mener. Elle le fait d’ailleurs mal — elle dépend presque entièrement des Américains pour tout, des stocks de munitions au ravitaillement en vol. Mais elle n’est pas configurée pour la guerre que nous menons actuellement. La Russie le sait. Nous non. Nous vivons toujours dans le confort du monde d’il y a trente ans. La Russie croit qu’elle peut intensifier ses mesures actives en toute impunité.
Et désormais, trois conséquences terrifiantes de cela se profilent, qui se renforcent mutuellement.
Le premier danger est l’échec de l’Ukraine. Je ne sais pas comment cette guerre se terminera, mais le danger grave et croissant est que l’Ukraine soit forcée, à cause d’un mélange d’insouciance et de cynisme, de sacrifier son territoire et sa sécurité pour une trêve temporaire. Le résultat sera une Bosnie géante à la frontière orientale de l’Europe. Un État défaillant ou en déliquescence, peuplé de gens traumatisés et furieux, où il sera impossible de faire des investissements, un État non viable, proie facile pour la malveillance et l’ingérence, et source de millions de réfugiés — cinq millions cet hiver si le système énergétique est défaillant, 25 millions l’année prochaine si l’Ukraine est forcée de capituler.
Le deuxième grand danger est la prolifération nucléaire. Poutine a prouvé que le chantage nucléaire fonctionne. Si l’Ukraine avait conservé ses armes nucléaires, la Russie n’aurait pas osé l’attaquer. Si l’Occident n’avait pas eu peur du sabre nucléaire brandi par la Russie, nous aurions donné à l’Ukraine ce dont elle avait besoin, au moment où elle en avait besoin. Les garanties de sécurité que nous avons données à l’Ukraine ne valent rien. Pourquoi le Japon, la Corée du Sud, Taïwan ou — en l’occurrence — la Pologne devraient-ils croire en la garantie nucléaire américaine aujourd’hui ?
Le troisième danger, le plus imminent, concerne l’OTAN. Que se passera-t-il si la Russie lance une attaque dévastatrice en dessous du seuil de déclenchement de l’article 5 contre l’un de nos alliés ? Imaginez des mercenaires ou des soldats irréguliers franchissant la frontière des États baltes, de la Pologne ou de la Finlande, parallèlement à une guerre électronique qui clouera les avions au sol et paralysera les infrastructures critiques. Imaginez des bombes explosant à Riga, Tallinn et Vilnius, au nom de mystérieux « fronts de libération ». Imaginez l’assassinat de dirigeants politiques et économiques par des hommes de main. Ces pays considèreront cela, à juste titre, comme une menace existentielle nécessitant une réponse armée.
Et que fera la Russie ? Elle brandira son sabre nucléaire. Elle déclarera que toute réponse de l’OTAN sera accueillie par une riposte rapide et impitoyable.
Dans l’état actuel des choses, l’OTAN reculera.
Pouvez-vous imaginer l’Allemagne, telle qu’elle est aujourd’hui, accepter des frappes de missiles sur Kaliningrad ? J’en doute. La Maison-Blanche accepterait-elle que des navires de guerre de l’OTAN imposent un blocus naval de Saint-Pétersbourg ? J’en doute. Accepterions-nous, au Royaume-Uni, de déployer nos cyberarmes offensives contre le réseau électrique ou les systèmes de défense aérienne russes ? J’en doute également.
À ce moment-là, l’OTAN sera morte.
Nous en sommes bien plus proches que nous le pensons.
À l’intention des isolationnistes dans l’assistance, j’ajouterais que nos propres défenses dans ce pays sont désespérément faibles. La doctrine de défense de la Finlande repose sur l’idée que le pays doit pouvoir se battre seul et sans aide extérieure pendant trois à quatre mois. Le Royaume-Uni ne pourrait pas se battre seul pendant quatre jours. À la fin de la première semaine de guerre, et probablement même plus tôt, nos défenses aériennes seraient totalement épuisées. Des bombes et des missiles russes s’abattraient sur nos villes, comme c’est le cas chaque nuit en Ukraine. Et nous ne disposerions que de notre dissuasion nucléaire comme ultime recours.
Et c’est là que le bât blesse. Ces armes ne fonctionnent qu’avec le consentement des Américains. Croyez-vous vraiment que Joe Biden ou Donald Trump nous permettront de risquer un apocalypse nucléaire dans une guerre où les États-Unis eux-mêmes ne seraient pas menacés?
Nous avons été victimes, encore et encore, d’une pensée magique. Nous croyons que les systèmes d’armes que nous fournissons au compte-gouttes à l’Ukraine changeront la donne. Nous croyons que nos sanctions paralyseront l’économie russe. Nous croyons que le peuple russe se soulèvera contre la guerre, que le régime se divisera, que Xi Jinping forcera Poutine à arrêter.
Ce que nous ne réalisons pas, c’est que Poutine a déjà remporté la bataille la plus importante. Il a mis l’Occident à l’épreuve et l’a trouvé défaillant. Il veut renverser l’ordre de sécurité européen établi après 1991. Il veut casser l’OTAN et en faire sortir les Américains. Et il est bien parti pour y parvenir.
Alors, que devons-nous faire ?
La première chose à faire est d’arrêter d’être obsédé par Donald Trump. Je ne suis pas de ses partisans. Je suis peut-être la seule personne dans cette salle qui a réellement fait du porte-à-porte pour tenter de l’empêcher d’être élu. Mon expérience en Pennsylvanie il y a quelques semaines ne m’a laissé aucun doute sur la faiblesse de la campagne de Harris. Mais nous devons garder à l’esprit que la présidence de Biden a été désastreuse. Depuis que George W. Bush a lancé la guerre mondiale contre le terrorisme, il est clair que notre sécurité ici en Europe est une priorité secondaire pour les États-Unis.
Mais nous n’avons pas agi en conséquence. Pendant des décennies, nous avons économisé sur les dépenses de défense et élevé la pensée magique au rang d’art. Maintenant, nous en récoltons les conséquences.
Ainsi, au lieu de déplorer la fin de la relation transatlantique, nous devons construire autre chose. Reconnaissons que l’OTAN est trop grande, trop lente, trop diversifiée et trop divisée. À la place, construisons des coalitions : des coalitions entre ceux qui le veulent, qui en sont capables et qui sont conscients de la menace. C’est ce que le Premier ministre polonais Donald Tusk appelle de ses vœux. Et n’oublions pas que, sur le plan militaire conventionnel, la Pologne est aujourd’hui une puissance bien plus performante que le Royaume-Uni.
Le cœur de cette nouvelle structure pourrait être la Joint Expeditionary Force (JEF), une alliance dirigée par le Royaume-Uni comprenant dix pays nordiques et baltes, plus les Pays-Bas. Nous devrions en faire une JEF-Plus, en y intégrant des pays comme la Pologne, la République tchèque et la Roumanie.
Quelle que soit sa composition, la coalition doit faire face à cinq tâches urgentes.
Premièrement, armer l’Ukraine pour gagner. Cela signifie fournir des armes issues de nos propres stocks, en acheter sur le marché libre, et surtout investir dans l’industrie de défense ukrainienne. L’Ukraine a besoin d’équipements essentiels comme des obus d’artillerie, des systèmes anti-aériens, anti-navires et anti-chars, ainsi que des munitions. Elle a besoin de frappes de précision à longue portée, sans restrictions, de capacités de guerre électronique, de commandement et de contrôle, de renseignement, de surveillance et de reconnaissance. Cela ne permettra pas seulement d’inverser le cours de la bataille et de remonter le moral déclinant de l’Ukraine. Cela enverra à Poutine le message que nous sommes sérieux. Souvenons-nous que l’économie de la Russie est de la taille de celle de l’Italie. Nous sommes beaucoup plus grands et plus puissants — si nous décidons de combiner nos forces et de les exercer.
Deuxièmement, saisir les avoirs russes gelés. C’est réalisable et légal. Les 300 milliards de dollars d’avoirs gelés de la banque centrale russe sont amplement suffisants pour permettre à l’Ukraine de gagner la guerre et de commencer à financer sa reconstruction. Cela représente quatre fois l’aide militaire américaine à l’Ukraine depuis 2022 et environ les trois quarts de l’aide totale fournie par l’Occident à ce jour. Cela frapperait le moral russe et renforcerait celui de l’Ukraine.
Troisièmement, étendre la défense aérienne de la coalition à l’ouest de l’Ukraine et l’utiliser pour protéger les troupes de la coalition au sol. Un bouclier au-dessus de l’ouest de l’Ukraine permettrait aux moyens de défense aérienne ukrainiens de se concentrer sur la protection des cibles situées plus à l’est. Il est absurde que des missiles et drones russes survolent nos frontières — et dans certains cas pénètrent dans notre espace aérien et touchent notre territoire — et que nous ayons peur d’intervenir. Sous ce bouclier, nous devrions déployer des troupes de la coalition au sol, comme l’a suggéré le président Macron, afin de former les forces ukrainiennes, de fournir un soutien logistique et de déminage, et de démontrer notre engagement envers la victoire et la sécurité de l’Ukraine.
Quatrièmement, réinitialiser notre défense et notre capacité de dissuasion. Cela ne concerne pas seulement l’augmentation des dépenses militaires. Personnellement, tant que nous n’aurons pas réparé notre système d’approvisionnement défaillant, je reste profondément sceptique quant à l’achat d’équipements coûteux. Le besoin le plus urgent n’est pas d’acquérir de nouveaux jouets, mais de disposer de davantage de munitions et d’une meilleure logistique. Le reste des ressources devrait être consacré à la défense aérienne. Nous devons également faire en sorte que les sanctions fonctionnent réellement. Mais la pièce manquante la plus importante est notre résilience face aux attaques sous le seuil de la guerre ouverte. Nous devons réaliser que ces attaques sont coordonnées, tant dans notre pays que chez nos alliés, afin de les rendre moins efficaces et de punir leurs auteurs.
Cinquièmement, aider les États-Unis face à la Chine. Nous ne pouvons pas faire grand-chose militairement dans la région indo-pacifique. En fait, je dirais que nous devrions arrêter d’essayer. Mais ce que nous pouvons faire, c’est aider les États-Unis à renforcer la résilience de leurs chaînes d’approvisionnement, à regagner notre avance technologique, à contrer l’infiltration chinoise dans les diasporas, et à soutenir fermement Taïwan.
L’avantage de cette approche est qu’elle augmente réellement les chances que les États-Unis restent engagés en Europe. Plus nous partageons le fardeau de la sécurité de l’alliance, plus il y a de chances que les Américains nous prennent au sérieux en tant qu’alliés.
Il n’est pas encore trop tard. Mais il le sera bientôt.
Traduit de l’anglais par Desk Russie. Lire l’original.
Écrivain britannique et spécialiste de la sécurité. Il est chercheur principal non résident au Centre d'analyse des politiques européennes. Jusqu’en 2018, il était rédacteur en chef de The Economist. Il est auteur de plusieurs livres dont le prémonitoire The New Cold War: How the Kremlin Menaces Both Russia and the West, Bloomsbury Publishing PLC, 2008, qui reste de la plus grande actualité.
Photo : Saeima via Flickr sous licence CC BY-SA 3.0.