Lecture de : Alexeï NAVALNY, Patriote. Mémoires, Robert Laffont, octobre 2024, 522 p.
L’historien Stéphane Courtois rend compte de l’ouvrage autobiographique d’Alexeï Navalny, écrit dans ses geôles, pendant son calvaire. Il brosse le portrait d’un honnête homme et d’un grand opposant au régime de Poutine, qui a décidé, selon la formule consacrée de Soljenitsyne, de ne pas vivre dans le mensonge. Et qui a tenu parole jusqu’à sa mort.
L’autobiographie qu’Alexeï Navalny avait eu la prescience et la prudence de rédiger par morceaux transmis à sa femme Ioulia et à ses avocats vient d’être publiée en France. Ce livre, intitulé Patriote, jette une lumière particulièrement crue sur le régime que Vladimir Poutine dirige depuis plus de vingt-cinq ans, et sur le processus de désagrégation antidémocratique qui y a conduit.
Alexeï Navalny est né en 1976, en pleine période de la « stagnation » brejnévienne. Son père, Anatoly, était un fils de kolkhozien ukrainien qui, pour échapper à ce semi-servage instauré par la collectivisation forcée de la paysannerie à partir de 1929, s’était engagé dans l’armée. Il était — forcément — membre du Parti, et sa mère fonctionnaire. Devenu officier, son père était principalement chargé d’arrêter les déserteurs qui fuyaient les brimades, les bizutages et même les tortures auxquels étaient soumis les conscrits, et qui tentaient aussi d’échapper à l’envoi en Afghanistan. Élevé dans une cité de garnison, Alexeï est un pur petit soviétique, même si on discute politique à la maison, en particulier à cause de la guerre en Afghanistan.
Cette vie tranquille et autarcique, dans laquelle personne ne connaît quiconque qui soit allé à l’étranger, est perturbée quand, en 1982, l’URSS entre dans une période de turbulence, avec la succession des passages de vie à trépas des gérontes du régime. À commencer en 1982 par Léonid Brejnev, que la mère d’Alexeï pleure à chaudes larmes, réprimandant avec véhémence son fils qui écoute de la musique à fond le jour de l’enterrement. Ce sont ensuite Andropov en 1984, puis Tchernenko en 1985 qui tirent leur révérence, laissant la place à Mikhaïl Gorbatchev.
Alexeï a dix ans et c’est sa première prise de conscience d’un dysfonctionnement dans ce pays de l’avenir radieux : le 26 avril 1986, la centrale nucléaire de Tchernobyl explose. Or, si sa petite ville de garnison est à 700 km de la catastrophe, elle était toute proche d’Obninsk, une ville fermée où avait été construit le premier réacteur nucléaire soviétique et où les techniciens atomistes ont très vite compris ce qui se passait à Tchernobyl. Et pendant plusieurs semaines, le pouvoir va mentir, d’abord en cachant la catastrophe, puis en la minimisant, au point d’autoriser les défilés du 1er mai 1986 à Kiev, au risque de faire contaminer des dizaines de milliers de personnes. En outre, à quelques kilomètres de la centrale se trouve le village ukrainien où son père est né, et où Alexeï allait chez sa grand-mère chaque été, au point de parler l’ukrainien et d’oublier le russe — elle l’avait même fait baptiser en cachette. Il a d’ailleurs entendu ses premiers propos antisoviétiques quand un cousin ukrainien revenu de Moscou s’était vanté d’avoir visité le mausolée de Lénine et à qui sa grand-mère avait jeté : « Et tu ne lui as pas craché au visage ? » Souvenir de la collectivisation : si la famille de ses grands-parents n’avait été ni fusillée, ni déportée au Goulag, elle avait néanmoins tout perdu.
Or à l’évacuation de Tchernobyl, sa famille ukrainienne fut dispersée et perdit de nouveau sa datcha et ses lopins. Peu avant cette évacuation, la grand-mère envoya à son fils militaire un colis de poisson séché qu’il se réjouissait de déguster, mais sa femme alla chercher un compteur Geiger qui montra un taux de radioactivité très élevé et elle enterra le poisson en forêt. Alexeï prend vite conscience de l’importance du mensonge dans le fonctionnement du système, un mensonge auquel chacun a été obligé de se soumettre, sous peine de gros problèmes, mais qui commence à se dissoudre, grâce à l’instauration de la glasnost, qui lève le couvercle de la censure totale qui régnait sur le pays depuis 1922, avec la création par Lénine du Glavlit. Alexeï a soudain l’impression qu’une ère de liberté vient de s’ouvrir.
En 1989, les turbulences s’intensifient, avec la chute du Mur de Berlin qui entraîne celle en dominos des régimes communistes d’Europe centrale et orientale. Puis, le 19 août 1991, alors que ses parents l’ont envoyé scier du bois à la datcha, il croise une colonne de char qui se dirige vers Moscou. Rentré à l’appartement, il s’aperçoit que la télévision diffuse Le Lac des cygnes, signal intangible qu’il se passe quelque chose de grave ! Très vite, il se sent doublement concerné : non seulement le chef des putschistes stigmatise « la propagande du sexe », ce dont toute la jeunesse était la plus friande, mais surtout, ce sont des mains tremblantes qu’il exhibe aux caméras en direct — ce n’est plus un putsch, mais une farce. D’ailleurs, les soldats de la division de son père sont les premiers à passer du côté du président russe, Boris Eltsine.
La suite est connue. Le 8 décembre 1991, c’est l’effondrement : la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie se mettent d’accord pour dissoudre l’URSS et Gorbatchev est contraint de démissionner. Mais personne n’avait pensé que la chute du régime, massivement détesté, allait entraîner la chute du pays, auquel chaque Russe était attaché.
En 1991, Alexeï a quinze ans et, comme tout jeune soviétique, il ne rêve que de pantalons de jean et de musique rock. Et comme il ne craint pas les profs, il passe son temps à faire le clown en classe et à récolter des zéros de conduite. La chute de l’URSS lui évite d’un coup un itinéraire qui était tout tracé : après avoir été Pionnier, il aurait dû à seize ans adhérer à la Ligue des jeunesses communistes (Komsomol) et il serait entré dans le cycle infernal du mensonge, de la propagande : « J’aurais commandé à des subalternes incompétents et exécuté les ordres de supérieurs stupides. » Il aurait même dû participer à la délation générale et renseigner le KGB sur ses collègues et ses amis. Au lieu de cela, diplôme de fin d’études secondaires en poche, il rêve d’entrer à l’université, « ce qui est un marqueur de classe dans une société qui proclamait à cor et à cri l’égalité de tous » (p. 93). En 1992, il opte donc pour des études de droit.
Or, au même moment, il découvre deux réalités jusque-là impensables. Dans son village de garnison apparaît soudain un nouveau personnage de la vie russe : le mafieux, celui qui a fait de la prison et qui établit autour de lui une nouvelle hiérarchie sociale, en relation avec tout un réseau mafieux régi par un parrain. Puis l’irruption d’un enrichissement suspect : des étudiants roulent en Mercedes, sont entourés de filles et s’adonnent au cannabis comme à l’héroïne. Et enfin, à l’université, il découvre avec stupéfaction que nombre d’étudiants se contentent de payer des pots-de-vin aux professeurs pour obtenir leurs diplômes. Il est choqué par cette « attitude de cynisme général, de désinvolture, l’omniprésence et le recours généralisé à la corruption, qui continueront à influencer la moralité et le comportement de l’élite pendant de longues années » (p. 121). Et même si les années Gorbatchev ont été difficile, au regard de ce qui s’est passé par la suite, il en a retenu une leçon fondamentale : « Je porte sur lui un jugement positif, ne serait-ce que parce qu’il a été complètement incorruptible. Il était bien le seul. Ce n’était pas un homme cupide. »
À l’inverse, « les gens comme Poutine [KGB, police, armée, apparatchiks communistes] ont la nostalgie de l’URSS parce qu’ils étaient incroyablement supérieurs à tous les autres. […] À l’époque, une barrière infranchissable se dressait devant tout le monde, sauf Poutine et ses semblables, et son unique fonction était d’empêcher les autres de faire quoi que ce soit. » (p. 93) Il constate qu’il y a eu « en URSS une faillite idéologique, économique et morale » qui a abouti à « un conflit entre élites ». Les plus décidés à s’emparer du pouvoir effondré se sont affublés des slogans « démocratie » et « économie de marché », contre les « conservateurs » du régime soviétique. Or il n’y avait parmi eux aucun démocrate ni aucun libéral, à la différence d’un Lech Wałęsa ou d’un Václav Havel (p. 129). Le plus « démocrate », Boris Eltsine, n’était qu’un haut apparatchik soviétique avide de pouvoir et d’enrichissement avec sa « Famille » très corrompue : « ce n’était qu’un ramassis de voleurs et de voyous hypocrites », à l’exception de deux incorruptibles — Gaïdar qui s’est retiré de la politique, et Boris Nemtsov qui décida de résister au retour de l’autoritarisme (p. 135). Navalny reconnaît d’ailleurs que, dans les années 1990, il était un partisan inconditionnel d’Eltsine : il a approuvé le fait que le président fasse tirer des chars sur le parlement ; il a aussi consacré sa thèse de droit aux caractéristiques juridiques des privatisations, qui permirent aux oligarques de s’emparer de toutes les richesses du pays. En attendant, en 1996, alors qu’Eltsine se fait élire président contre le candidat communiste, lors d’élections largement trafiquées, Navalny réalise son rêve : il achète une voiture. Oh, pas une Mercedes, mais une vieille Renault 12.
Dès que Poutine émerge sur la scène politique, Alexeï comprend que celui-ci tient un discours en trompe-l’œil, qu’on ne peut pas croire un traître mot de ce qu’il dit, et que la remise en ordre proclamée ne doit profiter qu’à un clan et mener à la dictature du Kremlin. Et bientôt de conclure : « En Russie, si on fait de la politique et si on ne soutient pas le régime, on peut se faire arrêter n’importe quand. Votre logement peut être perquisitionné, vos affaires confisquées. Les policiers emportent le téléphone de vos enfants et l’ordinateur de votre femme. » (p. 191)
S’il dit cela, c’est pour mieux insister sur la chance de sa vie : sa rencontre avec Ioulia, sa femme et la mère de ses deux enfants — sa fille Dacha et son fils Zakhar —, qui va le soutenir sans condition dans son combat.
Un combat entamé sous l’égide du parti Iabloko, dont il est exclu dès 2006 après un conflit avec la direction. Face au monopole du pouvoir sur la télévision et les médias en général, et confronté aux interdictions constantes des manifestations et des rassemblements, et même à l’impossibilité de louer des salles de réunion, Navalny décide alors d’adopter une autre stratégie : l’utilisation massive d’Internet, qui lui permet d’accéder à des millions de personnes, sans ingérence du pouvoir.
À partir des années 2000, Navalny s’intéresse sérieusement à la corruption, en particulier celle de la classe politique, à commencer par le maire de Moscou, Iouri Loujkov, et son adjoint Vladimir Ressine. Une fois emprisonné, il écrira : « Quand on pense que j’ai enquêté avec une telle rigueur sur les combines sordides de Ressine à chaque étape de sa carrière et que j’écris ces lignes en prison tandis qu’à quatre-vingt-cinq ans, Ressine siège tranquillement à la Douma d’État, où il représente le parti Russie unie de Poutine ! N’est-ce pas le comble de l’ironie ? » (p. 182) Une ironie bien amère…
Puis Alexeï s’attaque à un géant de l’économie russe, l’entreprise publique Transneft, la plus grande société d’oléoducs au monde, qui assure le transport du pétrole dans toute la Russie ; elle est alors dirigée par un ancien tchékiste, Nikolaï Tokarev qui, comme par hasard, avait partagé un bureau avec Poutine à la résidence du KGB à Dresde, avant la chute du Mur. Il se procure un rapport secret sur les malversations de la direction et le diffuse, ce qui attire sur lui les foudres du Kremlin.
En septembre 2011, Navalny passe à la vitesse supérieure : il enregistre une association à but non lucratif, la Fondation anticorruption, à laquelle seize courageux donateurs apportent environ 160 000 $. Très vite, les dons de dizaines de milliers de personnes affluent. Alors que le Kremlin cherche à marginaliser son activité, il la mène en toute transparence : il n’est pas salarié de la Fondation, qui fonctionne selon les règles des associations et qui regroupe à la fois des journalistes, des juristes et des militants politiques.
Début décembre 2011, les élections à la Douma sont marquées par une fraude massive organisée par le pouvoir. Le lendemain, 5 décembre, un rassemblement est prévu à Moscou par le mouvement Solidarité créé par Garry Kasparov, Boris Nemtsov, Ilia Iachine et l’ancien dissident Vladimir Boukovski. Alexeï y participe et se fait embarquer. C’est sa première détention provisoire, qui lui permet de constater que la plupart des centaines d’arrêtés avaient été scrutateurs du vote et avaient personnellement constaté la fraude dans leur bureau. Alors qu’il est détenu, il apprend que le 10 décembre, cent mille personnes ont manifesté contre la fraude.
Dès lors, ce sera son lot quotidien : rassemblements de protestation, arrestations, etc. Suivis de procédures judiciaires montées de toute pièce, y compris en impliquant ses proches, à commencer par sa femme, ses parents et son frère. L’objectif était à la fois de l’intimider, de l’empêcher d’agir et de nuire à son image personnelle, afin qu’il arrête son activité politique. Le pouvoir le prive de passeport, pour qu’il ne puisse pas se rendre à l’étranger…
En dépit de ce harcèlement judiciaire, le Kremlin ne peut l’empêcher de candidater à la mairie de Moscou en 2013. Il arrive en deuxième position avec 27,2 % des suffrages, derrière Sergueï Sobianine, le candidat de Poutine. Les sondages sortis des urnes indiquent que ce dernier a obtenu 48 % et qu’il y aura un deuxième tour. Mais, par un tour de passe-passe, un coup de pouce du Kremlin lui accorde 51 % : pas de deuxième tour ! Toutefois, la preuve est faite que lors d’élections libres, l’opposition à Poutine peut obtenir d’excellents résultats, ce qui ruine l’image d’unanimité que le maître du Kremlin cherche à donner — comme aux plus beaux temps soviétiques. Désormais, Navalny se verra interdire de poser sa candidature à toute élection.
À partir de 2014, son combat devient de plus en plus difficile, surtout après que Poutine a envahi et annexé la Crimée en développant un discours ultra-nationaliste et en accusant tout critique de haute trahison. Navalny est assigné à résidence pendant un an, bracelet électronique à la cheville. Dans la foulée, en janvier, il est condamné à trois ans de prison avec sursis dans une pseudo-affaire de vol à l’encontre de l’entreprise française Yves Rocher. Mais son coaccusé, son frère Oleg, est condamné à trois ans et demi fermes : une manière à la fois d’intimider et de tenter de diviser la famille Navalny, sans succès. Père de deux jeunes enfants, Oleg est littéralement pris en otage — une vieille méthode inaugurée par les bolcheviks dès le printemps 1918 avec la création des premiers camps de concentration — et traité très durement, passant deux ans et demi à l’isolement. Les interventions de la Cour européenne des droits de l’homme ne serviront à rien. Lors de ce procès, la dernière déclaration d’Alexeï devant le tribunal est un morceau d’anthologie (p. 259-265). Il dénonce avec la plus grande véhémence tous les mensonges sur lesquels repose le système général de prédation, de vol et d’escroquerie mis en place par Poutine — y compris les pseudo-justificatifs de la guerre en Ukraine. Et, surtout, il vise nommément ses juges qui baissent obstinément les yeux : « Les seuls moments qui ont un sens dans notre vie sont ceux où nous faisons ce qui est juste, où nous n’avons pas à baisser les yeux vers la table mais où nous pouvons lever la tête et nous regarder dans les yeux les uns les autres. Rien d’autre n’a d’importance. » (p. 262)
En mars 2014, trois jours avant le référendum organisé par Poutine pour faire entériner l’annexion de la Crimée par ses habitants, Alexeï découvre que le pouvoir vient de bloquer l’accès à son blog sur le Live Journal, pourtant suivi par des millions de personnes. En réaction, il décide de passer à la vidéo, enregistre des séquences où il explique les enquêtes en cours de la Fondation anticorruption, et les fait diffuser sur YouTube. Il commence par l’enquête sur le procureur général Iouri Tchaïka, un homme totalement corrompu, entouré de toute une mafia qui sème la terreur dans la région de Krasnodar. L’un des témoins est retrouvé pendu dans son garage alors qu’il a les mains liées derrière le dos… Affaire classée : suicide ! (p. 268-269) Puis il enquête sur vice-Premier ministre Igor Chouvalov — palais à Moscou, dix appartements avec vue sur le Kremlin, immense appartement à Londres, villa en Autriche, plusieurs Rolls Royce et, last but not least, un élevage de chiens corgis qui voyagent dans le jet privé du ministre pour participer à des expositions canines internationales ! (p. 269)
Le 27 février 2015, coup de tonnerre : Boris Nemtsov, principal opposant politique à Poutine, est assassiné en plein jour sous les murs du Kremlin dont, comme par hasard, les caméras de surveillance étaient en panne ! Nemtsov s’apprêtait à rendre public un rapport sur l’infiltration massive d’agents russes dans le Donbass, qui préparent une guerre contre l’Ukraine. C’est un avertissement sévère, d’autant plus que, dix jours avant son assassinat, lors d’une discussion, Nemtsov avait expliqué à Navalny que celui-ci était en danger : « Le Kremlin pouvait facilement me tuer parce que j’étais un outsider. Alors que lui, Nemtsov, était invulnérable, parce qu’il était un insider, un homme du sérail : il était ancien vice-Premier ministre et, de plus, il connaissait personnellement Poutine, avec qui il avait travaillé pendant plusieurs années. Trois jours plus tard, j’étais arrêté. Et à peine une semaine après, Nemtsov a été abattu, à deux cents mètres du Kremlin. J’ai compris alors que toutes ces conversations sur qui était en danger et qui était en sécurité étaient vaines. Nous ne savons absolument pas ce qui nous attend. Il existe un cinglé qui s’appelle Vladimir Poutine. Et de temps en temps, il se passe un truc dans sa tête, il note un nom sur un bout de papier et dit : “Tuez-le.” L’assassinat de Nemtsov a porté un coup terrible à tout le monde, et beaucoup de gens ont eu peur. » (p. 295)
Navalny tire de ces événements une conclusion radicale : « J’ai toujours essayé d’ignorer que je risquais de me faire agresser, arrêter, voire tuer. Je n’exerce aucun contrôle sur ce qui peut arriver et il serait autodestructeur de m’appesantir sur le danger que je cours. […] Mais, un jour, j’ai pris la décision de ne pas avoir peur. […] Je suis un homme politique d’opposition et je sais parfaitement qui sont mes ennemis, mais si c’est pour me ronger perpétuellement les sangs à l’idée qu’ils pourraient me tuer, à quoi bon vivre en Russie ? Autant émigrer ou passer à autre chose. » (p. 296) La peur, toujours la peur au cœur du processus de terreur mis en œuvre par le pouvoir bolchevique dès le 20 décembre 1917 avec la création de la Tchéka, devenue… KGB ! Cette terreur que le pape Jean-Paul II, en 1978, conjurait ses concitoyens polonais de combattre : « N’ayez pas peur ! »
Le 13 décembre 2016, Navalny envoie un courriel à un million de personnes à qui il annonce sa candidature à l’élection présidentielle de mars 2018, et il entame une tournée dans toute la Russie, où se créent de nombreux groupes de soutien, bientôt présentés comme « extrémistes » par le pouvoir. Le 27 avril 2017, il est pour la première fois attaqué physiquement en sortant de son bureau : un homme lui projette un produit vert au visage qui lui abîme un œil ; il enregistre immédiatement une vidéo, le visage maculé, et dénonce le Kremlin : deux millions de personnes visionnent la séquence et Navalny obtient son passeport pour aller faire soigner son œil en Espagne ! Cette attaque est sans doute la réponse du pouvoir à l’enquête qu’il mène sur l’ex-Premier ministre Dmitri Medvedev, homme lige de Poutine et corrompu jusqu’à la moelle ; elle a été diffusée le 2 mars 2017, provoquant des manifestations de masse dans toute la Russie.
Interdit de candidature, Navalny et son équipe décident de se concentrer sur les élections à la Douma de Moscou en 2019. Ils appellent tous les opposants au candidat du pouvoir à reporter leurs suffrages sur le candidat d’opposition le mieux placé quel qu’il soit — y compris communiste —, afin de ruiner le monopole du parti Russie unie dans les instances élues. Ils réussissent ainsi à faire chuter le nombre d’élus poutinistes de 40 à 25, et même à se débarrasser du chef de Russie unie à Moscou. Dès lors, le pouvoir accentue encore la pression : micros cachés dans les bureaux officiels de la Fondation, censure de plus en plus insistante, propagande calomnieuse, puis perquisitions de plus en plus violentes — portes défoncées par des policiers armes au poing, cinquante collaborateurs couchés au sol, dépouillés de tous leurs téléphones et ordinateurs, etc. —, et enfin arrestations et inculpations.
Navalny décide alors, en vue des élections à la Douma d’État de 2020, de consacrer sa campagne à la Sibérie. Alors qu’il revient en avion de Tomsk à Moscou, le 20 août 2020, il est victime d’une tentative d’empoisonnement au Novitchok, un agent neurotoxique dont avaient déjà été victimes, en mars 2018, Sergueï Skripal — un ex-agent du GRU — et sa fille, réfugiés en Angleterre. La chose n’était pas nouvelle. En effet, en 2006, l’agent du KGB Alexandre Litvinenko — opposant à Poutine, dont il avait dénoncé la corruption ainsi que des ordres homicides reçus de sa hiérarchie — s’était réfugié en Angleterre avant d’y être empoisonné au polonium 210, substance radioactive très rare et difficile à détecter, un poison mis au point par les services soviétiques. Il est vrai que, dès 1921, Lénine avait donné l’ordre à la Tchéka de créer un « laboratoire des poisons » ultra-secret, destiné à liquider les ennemis du régime. Il fut placé sous l’autorité de Genrikh Iagoda, ex-étudiant en pharmacie et dirigeant de la Tchéka, puis chef tout-puissant du NKVD de 1934 à 19361.
La description par Navalny de ses impressions alors qu’il se sent mourir est un moment d’anthologie (p. 9-20) — d’autant que ceux qui ont succombé à ce poison n’ont pas eu l’occasion d’en témoigner… Sur pression d’Angela Merkel, il est transféré en urgence dans une clinique allemande spécialisée et sauvé de justesse, après 18 jours de coma, 26 jours de soins intensifs, 34 jours d’hôpital. Pourtant, après six mois de soins, il se sent totalement remis et, en dépit de nombreuses mises en garde — y compris de Merkel —, il décide de rentrer en Russie, pensant que sa notoriété empêchera Poutine de l’arrêter. Or, lors de son retour le 18 janvier 2021, au cours du vol, il est annoncé que l’avion n’atterrira pas à Vnoukovo, où sont massés les amis de Navalny et tous les journalistes, mais à Cheremetievo, et la route reliant les deux aéroports est bloquée. Dès lors, son sort est scellé. Arrêté dès sa descente d’avion, jeté en prison, il n’en sortira que dans un cercueil, le 16 février 2024.
La raison principale de cet assassinat est certainement la riposte de Navalny à son arrestation. En 1973, ayant appris l’arrestation par le KGB d’une de ses assistantes, retrouvée « suicidée » quelques jours plus tard, Alexandre Soljenitsyne avait ordonné la publication de L’Archipel du Goulag, dont le manuscrit avait été transféré en microfilm à Paris, et avait ainsi lancé un énorme pavé dans la vitrine de « l’avenir radieux » du communisme soviétique. De la même manière, dès 19 janvier 2021, Navalny ordonne à son équipe de la Fondation contre la corruption de diffuser sur Internet la grande enquête qu’elle menait depuis des années sur l’enrichissement personnel et les goûts d’ultra-luxe de Poutine. Cette enquête, vue en quelques jours près de 55 millions de fois, dénonçait la construction d’un immense palais sur la mer Noire, équipé d’un héliport, d’une patinoire, d’un casino, d’une piscine, d’une aqua-discothèque, et de nombreuses installations en or massif. Ces révélations ruinent d’un coup l’image de Poutine, soi-disant président intègre pourfendeur des oligarques et dont il se révèle le chef absolu. À partir de là, un énorme bras de fer s’engage. S’appuyant sur le puissant appareil d’État qu’il commande de manière discrétionnaire, Poutine veut faire capituler son opposant, l’obliger à reconnaître les « crimes » pour lesquels il est inculpé dans des affaires entièrement montées, sur le vieux modèle lénino-stalinien. De son côté, Navalny n’a aucune intention de plier.
Dès février 2021, il est condamné à trois ans et demi de prison pour ne pas avoir respecté ses « obligations légales » : la logique poutinienne relève ici d’un syllogisme surréaliste : (1) condamné dans une précédente affaire montée de toute pièce, M. Navalny est astreint aux obligations de la liberté conditionnelle ; (2) empoisonné par les services de l’État, M. Navalny part se faire soigner à l’étranger ; (3) M. Navalny n’est pas rentré à temps pour honorer ses obligations de présentation aux autorités — il est vrai que s’il était mort, sa présence n’était plus nécessaire ; (4) donc M. Navalny doit être condamné !
La persécution judiciaire va s’intensifier. En mars 2022, il est condamné à neuf ans de colonie pénitentiaire « à régime strict » pour détournement de fonds ! En août 2023, il est encore condamné à dix-neuf ans de colonie pénitentiaire « à régime spécial » pour « extrémisme ». Rappelons que, dans la sémantique lénino-tchékiste, et ce dès la création de la Tchéka (la Commission « extraordinaire »), l’apparition du terme « spécial » signifie en langage codé la mise à mort.
Navalny projette une lumière sinistre sur le système judiciaire poutinien, et certains détails ne trompent pas. Lors de son arrestation le 18 janvier, il est immédiatement présenté devant un « tribunal » qui se tient dans le commissariat où il est retenu. Et c’est sous le portrait de… Guenrikh Iagoda que la juge va le condamner (p. 176) ! Ce même Iagoda, adjoint au chef de l’OGPU puis chef du NKVD de 1932 à 1936, qui avait été très largement responsable de la « dékoulakisation » associée à la collectivisation forcée de la paysannerie, et aussi de la mort de 4 à 5 millions de paysans ukrainiens, morts de faim lors du Holodomor de 1932-1933. Inculpé lors du 3e grand procès truqué de Moscou en 1938, condamné à mort et exécuté d’une balle dans la tête, Iagoda semble pourtant avoir retrouvé son prestige de policier assassin dans la Russie des années 2020. Tout comme d’ailleurs son mentor, Felix Dzerjinki, fondateur de la Tchéka, dont la statue géante, qui trônait sur la place de la Loubianka, avait été déboulonnée en 1991… avant d’être réinaugurée en septembre 2023 devant le siège du SVR (les services de renseignement extérieur), à la gloire de cet assassin psychopathe présenté comme étant « resté jusqu’au bout fidèle à ses idéaux de bonté et de justice » (sic !).
Dans la dernière partie de son autobiographie, Navalny décrit dans les moindres détails le régime carcéral littéralement infernal — on pense à chaque page à l’Enfer de Dante — qui lui est imposé un peu plus chaque jour :
- Les humiliations constantes, en particulier les fouilles « au corps » nu et accroupi, la prise des empreintes digitales quatre fois par jour ;
- Les tortures physiologiques : l’absence de tout soin médical, la lumière et la musique au volume sonore maximum en permanence, le froid dans la cellule (-15°C, p. 334, 338) ou au contraire une chaleur étouffante de 35°C (p. 482), les repas qualifiés par antiphrase de « nourriture », l’interdiction de s’allonger durant la journée, l’enfermement dans une cellule lavée à l’eau de javel, « une chambre à gaz naturelle » (p. 331) ; Alexeï note en avril 2021, après seulement quatorze mois de prison, qu’il pèse 79 kilos, le même poids que quand il était… en 4e, à quatorze ans ! (p. 424)
- Les tortures psychologiques que Navalny caractérise ainsi : « Le plus important en prison, c’est que vous n’exerciez aucun contrôle sur quoi que ce soit, que vous ne sachiez rien, et que vous n’ayez pas la moindre idée de ce qui va se passer dans une minute. » (p. 322) Au total deux cent quatre-vingt-quinze jours à l’isolement total en cellule disciplinaire, suppression du droit au téléphone, au papier et au crayon, suppression surprise des visites de ses avocats ou de sa femme, surtout, surveillance permanente par de nombreuses caméras, fixes dans les locaux, et mobiles (caméra de poitrine portée par chaque gardien !). S’il le désirait, Poutine pouvait suivre minute par minute la vie, y compris la plus intime, de son ennemi Navalny. Le Big Brother d’Orwell n’aurait pas fait mieux ! Et l’obligation de regarder pendant des heures la télé officielle qui débite sa propagande…
En réaction, Navalny mène en mars 2021 une grève de la faim de vingt-quatre jours qui aboutit à son hospitalisation. Mais il ne plie toujours pas. En décembre 2023, il est transféré en secret dans ce qu’il décrit comme « un camp de concentration », au-delà du cercle polaire, par une température de -35°C. Après trois semaines, ses avocats retrouvent sa trace mais ce ne sera que pour apprendre son décès le 16 février 2024… presque deux ans jour pour jour après le déclenchement de la guerre totale de Poutine contre l’Ukraine. Il s’agit probablement d’un nouvel empoisonnement de cet homme de 47 ans, à quelques jours d’un échange contre des espions russes condamnés en Occident. Apparemment, cet échange exigé par l’Allemagne n’arrangeait pas Poutine…
Ce n’est pas par hasard que Navalny a intitulé ses mémoires Patriote, pour mieux dénoncer le patriotisme de pacotille de Poutine qui mène la Russie à la ruine et au déshonneur. Pour Alexeï, il ne faut surtout pas confondre l’État russe et le peuple russe qui, pour lui « est un peuple fantastique » (p. 299). Et de rappeler que sans la mainmise de Poutine et de son clan sur le pouvoir et les richesses, la Russie aurait pu vivre en paix, dans un état de droit et avec une économie prospère : « Notre pays mérite mieux que ça. » Or, durant ses dernières années de vie, en raison de son emprisonnement et de sa mise à l’isolement, Navalny a été totalement coupé de la société russe soumise à la propagande de guerre de Poutine. Il n’a sans doute pas pris conscience de la militarisation de la jeunesse et de l’invraisemblable bourrage de crâne auquel se livre le régime, qui réactive jusqu’à l’incandescence la haine de « l’ennemi ukro-nazi ».
Un autre opposant au Kremlin, Artiom Kamardine, expose un avis différent. Ce poète et militant de 34 ans, condamné à sept ans de prison en décembre 2023 pour avoir déclamé des vers contre la guerre en Ukraine, a adressé au quotidien Le Monde un texte où il écrit : « Je suis né dans une Russie libre. Ce pays n’existe plus, détruit et dévoré par un monstre qui se fait appeler Russie. […] C’est dans une Russie libre et démocratique que je me suis formé en tant que personne. Rétrospectivement, le fil conducteur de mon art a été la réflexion sur le processus de transformation de ma patrie en une dictature fasciste, sur la prise de conscience de l’impossibilité d’arrêter ce processus. » (Le Monde, 12 décembre 2024)
De fait, la Russie de Poutine ressemble chaque jour un peu plus à l’URSS de Staline et à l’Allemagne de Hitler : un parti unique, un Vojd / Führer tout puissant, des médias transformés en vecteurs d’une propagande ultra-chauvine et génocidaire « légitimée » par une classe politique aux ordres, une jeunesse mobilisée sur la base d’un discours à la fois totalement mensonger et fanatique. La Russie est désormais aux antipodes de la période de la perestroïka inaugurée par Gorbatchev et qui avait permis la naissance de l’association Memorial, ainsi que du Congrès des députés du peuple où Sakharov avait exigé l’abrogation de l’article 6 de la constitution soviétique accordant tous les pouvoirs au Parti communiste. Quant à Artiom Kamardine, transféré dans une colonie pénitentiaire, il est en train de subir le même traitement cynique et cruel auquel a été soumis Navalny : viol, absence de soins, multiplication des procédures… jusqu’à ce que mort s’ensuive ! Comme ce fut le cas pour Pavel Kouchnir, pianiste de 39 ans et militant antiguerre… mort en prison ; ou pour Alexandre Demidenko, 61 ans et volontaire auprès de réfugiés ukrainiens … mort en prison le 5 avril (suicidé, affirment les autorités). Autant d’assassinats déguisés ! Tel est sans doute l’aspect le plus tragique pour la Russie : le retour vers un totalitarisme de basse intensité qui, après la défaite de Poutine — parce que Poutine sera battu (et abattu) tout comme Bachar el-Assad —, laissera une population profondément traumatisée, hantée par les crimes contre l’humanité auquel elle aura été associée et par la honte collective qui l’accompagnera pour longtemps.
En définitive, à la lecture de ce livre puissant qui relate la descente aux enfers de la Russie depuis 1991, j’ai été frappé de constater que Navalny avait adopté la même attitude de morale personnelle que Soljenitsyne qui, dans le texte qu’il rendit public le jour de son expulsion d’URSS, en 1974, déclarait :
« Ce n’est ni chaque jour, ni sur chaque épaule que la violence pose sa lourde patte : elle n’exige de nous que notre obéissance au mensonge, que notre participation quotidienne au mensonge et c’est tout ce qu’elle attend de ses loyaux sujets. Et c’est là justement que se trouve, négligée par nous, mais si simple, si accessible, la clef de notre libération : LE REFUS DE PARTICIPER PERSONNELLEMENT AU MENSONGE ! Qu’importe si le mensonge recouvre tout, s’il devient maître de tout, mais soyons intraitables au moins sur ce point : qu’il ne le devienne pas PAR MOI ! »
Or, lors de son procès Yves Rocher, Navalny avait terminé sa déclaration par ces paroles : « Je vous demande à tous, sans exception, de ne pas vivre dans le mensonge. C’est la seule voie qui existe. Il ne peut y avoir d’autre solution dans notre pays aujourd’hui. » (p. 265) Et le 19 juin 2023, il écrit : « Nous devons faire ce qu’ils redoutent : dire la vérité, répandre la vérité. C’est l’arme la plus puissante contre ce régime de menteurs, de voleurs et d’hypocrites. Tout le monde possède cette arme. Alors faites-en usage ! » (p. 502) Quarante ans après les phrases de Soljenitsyne prononcées du temps de l’URSS, rien n’a changé dans la Russie post-soviétique de Poutine.
Et Alexeï de conclure dans sa dernière note du 17 janvier 2024 : « J’ai mon pays et mes convictions. Je refuse d’abandonner mon pays ou de le trahir. Si vos convictions ont un sens pour vous, vous devez être prêts à vous battre pour elles et à faire des sacrifices s’il le faut. Et si vous n’êtes pas prêts à le faire, c’est que vous n’avez pas de convictions. Vous croyez seulement en avoir. Mais ce ne sont ni des convictions ni des principes ; ce ne sont que des pensées. […] En revenant en Russie, j’ai tenu la promesse que j’avais faite à mes électeurs. Il faut bien qu’il y ait dans ce pays quelques personnes qui ne leur mentent pas. » (p. 512) Le 16 février, le pouvoir annonçait son décès !
UN TRÈS GRAND LIVRE, UN TRÈS GRAND HOMME.
À lire également :
- Navalny, journal de prison : Ève Sorin a systématiquement traduit dans Desk Russie les posts de Navalny sur Instagram, depuis son incarcération au retour de l’Allemagne et jusqu’à sa mort.
- Philippe de Lara, Alexeï Navalny : le politique et le dissident.
- Olga Medvedkova, Du deuil, avec Sigmund Freud.
Stéphane Courtois est un historien français, éminent spécialiste de l’histoire du communisme, professeur à l'Institut catholique de Vendée (ICES) de La Roche-sur-Yon, après une carrière au CNRS. Après de nombreuses contributions et ouvrages sur les différentes facettes du communisme français et international, Courtois a participé au projet du Livre noir du communisme publié en novembre 1997, dont il était le coordinateur et préfacier. Cet ouvrage majeur a connu une diffusion mondiale. Ses derniers livres : Le Bolchevisme à la française, Fayard, Paris, 2010 et Lénine, l'inventeur du totalitarisme, Perrin, 502 p.