L’autrice nous livre ici un nouveau volet de sa « bibliothèque antifasciste » qui aide à comprendre notre monde, en s’appuyant sur des œuvres du passé. Cette fois, elle revisite le texte de Sigmund Freud, Deuil et mélancolie. Selon Olga Medvedkova, le pouvoir soviétique a privé la population de la possibilité de faire le deuil de ses proches fusillés ou morts au Goulag, ce qui l’a plongée dans une mélancolie impuissante. Grâce à l’enterrement public d’Alexeï Navalny, les Russes ont eu la possibilité de faire un deuil véritable, salutaire.
Le 16 février 2024 entrera dans l’histoire du XXIe siècle comme le jour de la mort de l’opposant russe Alexeï Navalny. Depuis son empoisonnement en 2020, sa guérison en Allemagne, son retour en Russie et son arrestation, puis sa condamnation et le traitement inhumain qu’il subissait en colonie, ainsi que cette souffrance quotidienne qu’on lui infligeait de manière de plus en plus ouverte, son destin tragique ne faisait plus de doute pour personne. Depuis quatre ans, le régime russe actuel, c’est-à-dire Vladimir Poutine en personne, s’amuse à montrer à ses citoyens et au monde entier qui est le « maître », qui est le Parrain, et comment il se fait respecter, comment il se débarrasse — lentement mais sûrement, en y prenant du plaisir — non pas même de l’opposition, mais de tout ce qu’il trouve gênant, de tout ce qu’il n’aime pas. Car c’est ça le pouvoir « à la russe » : faire ce qui nous plaît, puisqu’on est un potentat. Pas la peine d’y chercher un autre sens. Nous avons tous été invités à assister malgré nous à ce spectacle de cruauté arbitraire, tout à fait dans l’esprit stalinien, dont le pouvoir russe actuel se réclame sans le cacher. Nous avons tous vu et su comment — avec quelle brutalité éhontée — la machine répressive russe démolissait à petit feu cet homme qui incarnait le bon sens, l’honnêteté et une certaine innocence.
Les élites intellectuelles russes le trouvaient un peu niais, pas assez « spirituel ». Car il s’est érigé contre la corruption. Nombre de ses enquêtes démontrent la nature mafieuse du régime et de la société russe. Le 19 janvier 2021, le Fonds de lutte contre la corruption, qu’il dirigeait, publiait un documentaire hilarant intitulé Un Palais pour Poutine : l’histoire du plus grand pot-de-vin. Plusieurs millions de spectateurs ont ri aux larmes en voyant ce délire de kitsch et de mégalomanie, offert par les membres de la mafia à leur chef, ce petit bonhomme chauve, méchant et mal élevé, comme sorti tout droit des plus inquiétants Contes d’Hoffmann. Or déclarer la guerre à la corruption dans la Russie post-soviétique, c’était exactement ce qu’il fallait faire et ce dont personne ne voulait entendre parler. La corruption était partout. Pas seulement au pouvoir. Corruption matérielle, corruption morale, corruption intellectuelle. Le pays entier marchait selon un système sophistiqué de corruption, qui était un autre mot pour dire privilège. Plus la misère et la pénurie structurelles étaient grandes et plus les privilèges étaient vitaux. Qui y renoncerait ? Nul privilégié en tout cas.
Mais il ne s’agissait pas que de politique. Navalny était dans l’opposition non seulement par son intention de dénoncer le régime poutinien criminel, mensonger, corrompu, mais aussi de manière ontologique, par sa nature humaine qui se manifestait si clairement, si spontanément dans tout ce qu’il entreprenait. Navalny était l’opposé de Poutine. Il était grand, beau et, avec ses yeux bleus et son sourire franc, désarmant. Il parlait sans hésiter, il se mouvait avec grâce, il aimait sa femme à l’allure de star de cinéma. Il aimait sa famille, ses enfants gentils et bien élevés, ses parents. Il ne cachait rien à personne. Il était né, fait, programmé ainsi : par le simple fait d’exister, par ses qualités physiques et morales, il faisait honte à ceux qui gouvernent la Russie aujourd’hui.
Le Parrain et ses esclaves, ses agents, ses espions, ses chimistes, ses médecins, ses juges, ses gardiens de prison, ces gens gris, laids, lâches, l’ont donc assassiné, tous ensemble. Leurs noms sont connus. Ils ont été publiés et des sanctions contre eux ont été prises. Ils ne viendront jamais chez nous en vacances. Ils ne profiteront pas de nos musées et de nos plages, c’est la moindre des satisfactions. En attendant le grand procès où ils seront jugés, c’est déjà quelque chose. Oui, Navalny était et restera dans nos cœurs le contraire de la médiocrité révoltante, de la nullité triomphante du pouvoir russe actuel. Il avait tout (beauté, jeunesse, grâce, humour, talent indéniable de journaliste et d’orateur), alors que celui qui se trouvait en face de lui, celui qu’il a défié, n’avait rien : rien de comparable. Car ces qualités que Navalny avait, on ne peut ni les acheter, ni les voler, ni les simuler. La seule chose que le Parrain possède — à l’opposé — est le pouvoir de tuer celui qui est beau, honnête, aimant, drôle. Il peut le tuer, mais…
Ce « mais », c’est le courage de Navalny. « N’ayez pas peur », dit-il aux Russes, en reprenant cette parole adressée jadis aux Polonais par le pape Jean-Paul II. « Il ne faut pas avoir peur. » Dans l’une de ses interviews, Navalny racontait comment, un jour, il a pris conscience du fait qu’il était en permanence suivi. Il a compris que sa vie était en danger. « Quand on le sait, on a spontanément tendance à se retourner, expliquait-il, pour voir qui est derrière son dos. Et puis on décide de ne pas se retourner. » Et il ne s’est plus jamais retourné.
Quand de deux adversaires l’un n’a rien, sauf le plein pouvoir de tuer et l’autre a tout, courage en prime, l’issue du duel est prévisible. De ces deux-là, aucun ne lâchera. Il y aura un mort. Mais…
Le 16 février, nous avons appris qu’Alexeï Navalny, âgé seulement de 47 ans, n’était plus, ne sera plus jamais parmi nous. Nous savons aujourd’hui que, très probablement, depuis déjà un moment, on l’empoisonnait, un peu plus tous les jours. Le message envoyé aux Russes, au monde entier, est clair : le courage est interdit, et avec le courage, la beauté, la fidélité et l’amour. La disparition de Navalny, sa mort soi-disant « naturelle » (selon la parole officielle, « les gens ont tendance à mourir, il est donc mort ») doit en fournir la preuve quasi scientifique. En Russie, les gens de cette taille, de cette trempe, ne tiennent pas. Pas la peine d’essayer. Tout était donc bien pensé, bien ficelé. Mais…
Il y a eu un obstacle. Obstaculum. Ce qui se tient devant, empêche le passage. Un corps opaque, solide, réel, qu’il faut contourner. Car d’un mort (un vrai mort et non pas un fantôme), il reste un corps ; ce corps doit être traité, conservé, livré aux proches, enterré. Cela devait se produire selon leurs règles à eux, sans rien qui dépasse, dans l’esprit de la terne dépersonnalisation, de la servile dissolution de l’être. Ceux qui l’avaient tué s’apprêtaient à acheter la famille (comme ils ont par exemple acheté la famille de Prigojine, cet autre opposé de Navalny) et à l’enterrer en secret. La résistance exemplaire des parents de Navalny a fait la différence. Ils ont bataillé pour obtenir le corps de leur fils qu’on leur cachait et qu’ils n’ont reçu finalement que le 24 février. Ils ont lutté pour l’enterrer comme cela leur semblait correct, digne, sans se cacher, rien d’autre, juste cela. À l’heure de la plus grande douleur, les Navalny se sont révélés dignes de leur fils. Ils n’ont pas eu peur, soutenus depuis l’exil par Ioulia, la femme de Navalny, par ses enfants, par les proches amis et collaborateurs d’Alexeï.
Le 1er mars 2024 a eu lieu un second événement qui n’entrera peut-être pas dans l’histoire mondiale, mais qui fera certainement partie des faits importants dans l’histoire véridique de la Russie, si une telle histoire est un jour écrite. Ce jour-là, Alexeï Navalny a été enterré à Moscou. La messe funéraire a eu lieu à l’église Notre-Dame de la Consolation à Mariïno, puis l’enterrement au cimetière de Borissovo. C’est là que l’obstacle s’est manifesté dans toute sa puissance de miracle. C’est là que l’imprévu est arrivé — comme quelque chose qui arrive et non pas comme quelque chose qui s’accomplit — en faisant fi de la logique des assassins : la file incessante des gens devant l’église et au cimetière. On a compté plus de 16 000 personnes le premier jour ; et la procession ne s’est pas arrêtée depuis. Les gens, hommes et femmes, de tous les âges, de tous les milieux, lui apportent des fleurs. Sa tombe est une montagne fleurie. Le pouvoir les poursuit. Ils sont surveillés, filmés, fichés, le lendemain on vient chez eux, on les fouille, on les arrête. Mais ils continuent, ils récidivent. Ils se rendent sur la tombe du mort et y mettent des roses rouges et blanches.
Bien entendu, on peut penser et dire que ce n’est rien : que cela ne donnera rien, rien de réel. Cela n’arrêtera pas Poutine, cela n’arrêtera pas la guerre. On peut ajouter qu’il fallait y penser avant, tenter de le sauver, manifester tant qu’il était vivant. On peut s’indigner : tout le monde savait depuis quatre ans ce qui se passait, ce qu’on lui infligeait. On peut conclure en se moquant ou en s’émerveillant de l’âme russe (cette invention du romantisme allemand) qui n’aime pas tant les vivants que les morts. Et en effet, entre le 16 février et le 1er mars certains Russes n’ont pas cessé de s’accuser, de se punir, de se dénigrer : « nous n’étions pas dignes de lui, nous l’avons assassiné, nous sommes tous coupables… »
Mais dans ce qui est arrivé à l’heure de son enterrement, je vois autre chose. Je regarde les photos de ces gens qui attendent leur tour dans la neige pour s’approcher de son cercueil, de sa tombe ouverte, puis de sa tombe fermée. Ils se tiennent debout, ils lèvent leurs bras, leurs mains chargées de bouquets — qui coûtent cher en hiver. Ils regardent droit dans les yeux des miliciens qui les pressent de toute part. Ce que je vois, ce sont des gens qui, de leurs corps, font obstacle. Ils manifestent pour leur droit au chagrin. Ces gens, silencieusement, exigent leur droit au deuil.
Depuis au moins un siècle, l’histoire de la Russie est celle de gens qui ne meurent pas, mais qui disparaissent. Leurs proches ne savent pas s’ils sont morts ou vivants. L’histoire de la Russie depuis au moins un siècle est celle des morts dont on se débarrasse, des morts obéissants qui ne font pas d’histoires. Qui d’obstacle se transforment en simulacre, en réceptacle du vide : en spectre, en fantasme, en chimère. Dans chaque famille russe, il y a des morts-vivants. Mon arrière-grand-père maternel a attendu toute sa vie le retour de l’un de ses fils, fusillé sur décision d’une Troïka en 1937 (pas de tombe). Mon grand-père maternel a attendu toute sa vie le retour de sa femme fusillée en 1942 (pas de trace, pas de tombe). Mon père n’a jamais vu la tombe de ses grands-parents, brûlés à Sloutsk en 1941.
J’ai grandi dans un monde étrange dans lequel les morts se mélangeaient aux vivants. Sur les murs des maisons moscovites, on lisait « Lénine est plus vivant que tous les vivants ». Comment un mort peut être plus vivant… ? À la fin de son film Babi Yar : contexte, Sergueï Loznitsa montre comment, après la guerre, ce lieu d’extermination collective, cette gigantesque tombe commune, a été remplie de terre et recouverte d’asphalte. On a bâti par-dessus des maisons. Les gens y habitaient, y compris Loznitsa lui-même. Le territoire de l’ex-URSS était parsemé de telles nécropoles rasées, cachées. Après une période assez brève pendant laquelle l’association Mémorial s’est attelée à déterrer les victimes innocentes du régime soviétique et à rétablir leurs noms, le système totalitaire restauré entamait de nouvelles répressions, accompagnées de mépris pour les gens, non seulement les vivants, mais aussi pour les morts. Ce phénomène est grave et il ne s’agit pas seulement — encore et toujours — de la mémoire (ce mot qui aujourd’hui commence à s’user). Il s’agit de la santé mentale des gens. Nous le comprenons mieux en relisant un bref texte de Sigmund Freud intitulé Deuil et mélancolie1.
Ce texte date de 1917. Deux fils de Freud sont au front. Chaque jour peut lui apporter la nouvelle de leur mort. Selon les spécialistes de Freud, ce texte est une première esquisse d’un thème tracé en urgence en réponse à sa propre souffrance, pas aboutie, pas assez développée ni assez claire dans certaines de ses intuitions. Mais c’est peut-être aussi l’un de ses textes les plus puissants, les plus révolutionnaires. Freud y distingue deux façons d’être face à la perte d’un être aimé (pas d’ailleurs seulement de l’être mais aussi de l’idée, de l’engagement, de l’idéal, de la patrie). La première façon est « saine », c’est le deuil. La deuxième est pathologique, c’est la mélancolie. Les deux comportent une souffrance aiguë. Les deux se manifestent dans la peine, qui peut s’avérer de longue durée. Ils se ressemblent partiellement dans certains de leurs mécanismes. Alors où est la vraie différence ? Pourquoi le deuil permet à la personne — touchée au plus profond par la perte — de revivre, de recréer le lien dynamique avec la réalité, alors que la mélancolie ne le permet pas ? Freud observe : le mélancolique présente un trait qui est absent chez l’endeuillé, c’est une extrême autodépréciation, un sévère appauvrissement de soi. L’épreuve de la réalité démontre à l’endeuillé l’absence définitive de l’objet de son attachement. C’est cet objet que l’endeuillé pleure, c’est lui qu’il regrette. En revanche, le mélancolique pleure non pas l’objet de sa perte, mais lui-même. Ce n’est pas l’autre qu’il a perdu, c’est lui-même (ou une partie de lui-même) qui a disparu. Dans le deuil, le monde devient vide et triste sans l’être aimé. Dans la mélancolie, c’est le « moi » qui se vide et se perd. Le malade décrit son moi comme infâme, bon à rien, moralement répréhensible. Il est coupable de la disparition de l’objet de son attachement. Il se fait des reproches et espère être rejeté et puni. Mais il n’est pas pour cela discret ou humble : il est plutôt casse-pied et prétend avoir subi une grande injustice (il est immonde, mais ce n’est pas de sa faute). Dans cette façon de consommer la perte, Freud perçoit le parallèle avec une relation amoureuse du type fusionnel, cannibale. L’absence de la distance entre le sujet et l’objet de son émotion conduit au retournement de cette émotion : ce qui doit s’adresser à l’objet s’adresse à soi-même. Il s’ensuit une identification du moi avec l’objet perdu. La substitution de l’identification (ce qu’on aime et perd dans l’autre, c’est le moi) à l’amour objectal (on aime et l’on perd l’autre) est l’un des mécanismes principaux dans la maladie du narcissisme, responsable de la régression de l’individu vers le sadisme et les tendances suicidaires.
La raison pour laquelle une personne répond au traumatisme de la perte par le deuil et une autre par la mélancolie reste pour Freud problématique à définir. Il émet pourtant une hypothèse et cette hypothèse nous intéresse aujourd’hui au plus haut degré, car elle paraît éclairante quant à l’histoire de l’enterrement de Navalny. Pour l’endeuillé, dit Freud, sa perte est évidente. Il sait ce qu’il a perdu. Le mélancolique, en revanche, ne la discerne pas tout à fait clairement : « … la mélancolie porte en quelque sorte sur une perte d’objet dérobé à la conscience, à la différence du deuil, dans lequel la perte n’a rien d’inconscient2. » Transformer la mélancolie en deuil est possible en prenant conscience de la mort, qui doit en quelque sorte s’incorporer.
Dans sa mort comme dans sa vie, à aucun moment Navalny n’a accepté d’obéir. En insistant sur son enterrement public, sa famille a offert aux Russes un moyen de rendre leur perte consciente. Et les gens ont accepté ce cadeau, qui leur permet de voir celui qu’ils ont perdu, en toute cruauté et clarté, en toute conscience. En le regrettant vraiment, pour lui et non pas pour eux, les gens dans la file d’adieu criaient tous ensemble son nom, Navalny. Les présents nommaient ainsi le mort, ici présent.
S’il existe aujourd’hui en Russie un culte de la mort, c’est une mort sans présence, une mort-disparition. Il y a eu quelqu’un et puis il n’y a plus rien. Peut-être qu’il n’y a jamais eu personne. Sans doute en avons-nous seulement rêvé. Mais Navalny est le contraire de rien. Navalny, même mort, est quelqu’un et il n’est pas d’accord. Même mort, il proteste, il se mutine. Il n’est certainement pas plus vivant que les vivants. Mais il a vécu et il va continuer d’avoir vécu. Il ne lâchera pas. Il exige d’être nommé, d’être pleuré. Sa tombe croule sous les fleurs. Des milliers de Russes sont en deuil. La promesse peut-être pour eux d’une guérison ?
Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.