Le 17 janvier 2024, le tribunal de district de Petouchki, dans la région de Vladimir, a condamné trois des avocats d’Alexeï Navalny à des peines de prison. Vadim Kobzev (42 ans) a été condamné à 5 ans et demi de colonie pénitentiaire, Alexeï Liptser (38 ans) à 5 ans, et Igor Sergounine (46 ans) à 3 ans et demi. C’est un cas sans précédent dans l’histoire de la Russie : des avocats ont été condamnés pour leur activité professionnelle. C’est dans ce contexte que notre autrice revient sur l’exercice de la profession d’avocat en Russie de Poutine.
Selon les statistiques officielles, les acquittements représentent seulement 0,26 % de l’ensemble des décisions judiciaires en Russie. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que de nombreux Russes se demandent : à quoi sert un avocat au tribunal, en particulier dans les procès politiques, où les verdicts sont prédéterminés ? Cette question devient particulièrement pertinente dans le contexte de la guerre contre l’Ukraine et des nombreuses affaires pénales intentées contre ceux qui s’opposent à la politique des autorités.
Aujourd’hui, les tribunaux russes examinent des dizaines de procès politiques retentissants. Parmi eux, en plus de l’affaire des avocats de Navalny, citons :
- L’affaire Grigori Melkonyants, coprésident du mouvement « Golos », qui observait les élections en Russie ;
- L’affaire des journalistes accusés de collaborer avec la Fondation anticorruption (FBK) d’Alexeï Navalny ;
- Le procès à Saint-Pétersbourg d’une étudiante de 18 ans, Daria Kozyreva, accusée de discréditer l’armée pour avoir affiché sur un monument des poèmes de Taras Chevtchenko, poète national ukrainien ;
- L’affaire Sergueï Tikhonov, avocat de la ville de Vologda, qui a défendu Vladimir Roumiantsev, chauffeur de chaudière, condamné à 4 ans pour avoir diffusé des émissions de médias indépendants.
- L’affaire des prisonniers ukrainiens à Rostov-sur-le-Don, accusés d’espionnage, de terrorisme et d’autres crimes.
Dans toutes ces affaires, les avocats impliqués sont des juristes qui ne craignent pas de défendre leurs clients, malgré les répressions croissantes contre le corps des avocats. En octobre 2023, quelques mois avant la mort d’Alexeï Navalny dans une colonie pénitentiaire, ses avocats ont été arrêtés pour participation présumée à un groupe extrémiste. On leur reprochait d’avoir transmis aux collaborateurs de Navalny ses posts écrits en prison, en vue de leur publication sur Internet.
Après l’arrestation de leurs collègues, d’autres avocats qui participent à des procès politiques ont presque cessé de donner des interviews aux journalistes. Ainsi, la profession d’avocat censée être publique devient de moins en moins publique. Au cours des trois dernières années, plusieurs avocats ont été qualifiés d’« agents étrangers » ou ont quitté la Russie, menacés de poursuites pénales et d’une impossibilité de continuer à exercer leur profession.
Andreï Grivtsov, avocat et ancien enquêteur, qui défend son collègue Vadim Kobzev, décrit l’atmosphère du procès qui vient de se terminer : « Petouchki est une petite ville. Le bâtiment du tribunal se trouve dans une zone résidentielle, et de telles affaires sont rares ici. Les jours de procès, le tribunal est toujours bouclé, chaque rue est gardée par des agents de la police routière, appelés de toute la région, et des hommes aux cheveux ras et à l’air sérieux errent autour du bâtiment sans raison apparente. L’escorte est dirigée par un colonel avec une radio, comme s’il y avait un danger particulièrement grave. Au cas où des extrémistes attaqueraient. Cela rappelle les descriptions de la célèbre défenseuse de dissidents soviétiques, Dina Kaminskaïa, dans ses mémoires. »
Dans sa déclaration finale, Vadim Kobzev a affirmé : « On nous juge pour avoir transmis les pensées de Navalny à d’autres personnes. Navalny aurait-il pu imaginer, en 2011, que l’activité de sa fondation serait qualifiée de criminelle dix ans plus tard et que ses avocats seraient jugés, en 2024, pour avoir diffusé ses pensées ? L’histoire a pris un nouveau tournant, et nous voyons à nouveau l’État persécuter ceux qui défendent les droits des citoyens. »
Dans les années 1990, une réforme judiciaire a modifié le rôle des avocats en Russie, leur donnant le statut de participants à part entière dans une procédure accusatoire. Cependant, avec l’arrivée de Vladimir Poutine, ce système a progressivement disparu. Les juges, en particulier dans les affaires politiques, rejettent toutes les requêtes des avocats, ignorent les preuves et prennent ouvertement le parti de l’accusation.
Les avocats défendant des prisonniers politiques continuent à lutter, même s’ils savent que les décisions finales sont prises en dehors de la salle d’audience, dans l’administration présidentielle ou au FSB. Cependant, leur travail reste essentiel. Comme l’a souligné Mikhaïl Birioukov, avocat d’Ilia Iachine, condamné pour avoir diffusé de « fausses informations » sur le massacre de Boutcha, « il n’y a que quelques centaines d’avocats en Russie prêts à se charger d’affaires politiques ».
Les défenseurs impliqués dans des affaires politiques sont très divers. Certains sont historiens ou enseignants de formation initiale. D’autres, comme Mikhaïl Birioukov, étaient auparavant enquêteurs ou même procureurs. Parmi ces « avocats politiques », les femmes sont plus nombreuses que les hommes. Elles jouent un rôle central dans la défense des prisonniers ukrainiens et des activistes politiques russes, souvent avec une résilience remarquable.
Les avocats politiques russes d’aujourd’hui qui combattent l’illégalité dans les tribunaux en défendant des opposants russes, ainsi que leurs collègues qui défendent des prisonniers ukrainiens à Rostov-sur-le-Don, se mettent eux-mêmes en danger. Selon une nouvelle loi, les avocats défendant des personnes accusées de trahison (dont le nombre d’affaires a augmenté de 3,5 fois en 2024 par rapport à l’année précédente) ont l’interdiction de quitter le pays.
À Rostov-sur-le-Don, des avocats locaux, aux côtés de collègues de Moscou, défendent les prisonniers ukrainiens accusés d’espionnage, de terrorisme et d’autres crimes. Ces juristes écoutent les récits des tortures et des humiliations subies par leurs clients. Malgré les menaces, ils apportent un soutien non seulement juridique, mais aussi psychologique à leurs clients.
Les femmes avocates travaillant avec les prisonniers ukrainiens disent qu’elles ne peuvent pas toujours parler ouvertement de leur travail à leurs collègues et connaissances. « Nous comprenons que nous ne pouvons rien changer dans le procès judiciaire, mais nos clients nous sont reconnaissants d’être à leurs côtés », raconte l’une d’entre elles. Ces avocats apportent également de la nourriture et d’autres biens dans les colonies où se trouvent les prisonniers ukrainiens et attirent l’attention internationale sur ces affaires.
De plus, les avocats informent les organisations de droits humains et les personnalités politiques de la situation des prisonniers ukrainiens, essayant d’obtenir leur échange contre des soldats russes détenus en Ukraine. Parfois, ces échanges aboutissent, transformant leur activité en un véritable acte de défense des droits humains.
Aujourd’hui, les avocats russes travaillant sur des affaires politiques sont devenus des symboles de courage et de résilience. Leur activité dépasse le cadre de la pratique juridique ordinaire et devient une véritable mission de défense des droits humains.
Traduit du russe par Desk Russie
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Nadine Citrine est un pseudonyme.