Olga Medvedkova propose une interprétation d’un court poème de la grande poétesse russe, Marina Tsvetaïeva, écrit en 1939 dans une Europe en feu, peu de temps avant son tragique retour en URSS. Un poème dont l’actualité résonne dans nos cœurs.
Que votre parole soit oui, oui, non, non…
Matthieu 5 :37
Quand on dit qu’on ne peut rien faire, on sait au fond que ce n’est pas vrai. Que peut-on faire ? La question est mal posée. « On ne peut rien faire », signifie qu’ « on ne veut rien faire », ou au mieux, qu’ « on ne va rien faire ». On entend par « faire » agir de manière manifeste, valable, efficace. Mais « faire » c’est-à -dire agir, peut être aussi un faire secret, selon les conditions du monde ambiant. Cela peut être en pensée ou en parole, presque inaudible. En pensée ou en chuchotement, selon le régime dehors.
Alors, la vraie question est « que veut-on faire ? ». Car si l’on veut, on peut quand même toujours dire « non ». Ce « non » est notre ultime liberté : car en pensée, en sentiment, notre être peut en tout dernier recours ne pas accepter ce qui lui arrive, ou ce qui se passe dans sa maison, dans sa ville, dans son pays, dans le monde. Dire, penser, ressentir ce « non », tout le monde le peut, si on le veut. Sortir son on-ne-peut-rien-faire signifie mentir, en premier lieu à soi-même. Seulement c’est là , si on part de là , si on prend cela au sérieux, que l’on comprend : non seulement dire, mais penser, mais ressentir ce « non » est difficile. Le renoncement est difficile. Une fois que ce « non » tombe, c’est comme une lame de guillotine. Le « non » coupe le temps et l’espace en deux : celui d’avant le non, où tant de choses étaient encore possibles, et celui d’après le non, quand le re-non-cement a eu lieu.
Non, on n’ira pas aujourd’hui à la campagne. Non, je ne bois pas de vin. Non, je ne t’épouserai pas. Là , c’est concret. C’est difficile mais c’est concret. Les conséquences du non sont plus ou moins claires. Ce non vous concerne directement. Mais il y a un autre genre de non : c’est un non (renoncement, divorce) moral et métaphysique. Il concerne les choses qui ne vous regardent pas directement. C’est un renoncement au mal qui touche, abîme, abuse quelqu’un d’autre : d’autres gens. Il concerne l’autre et il concerne le monde. Dire ce non est encore plus difficile, car ce non, s’il est vraiment dit (pensé, senti) sérieusement, est un être vivant. Une fois pris au sérieux, il devient effectif : efficace et réel. Il agit. Vous ne pouvez pas agir, mais votre non sincère peut agir à votre place. Certains grands poètes le savent. Comme Marina Tsvetaïeva qui accuse et qui dit « non » en 1939.
Ô, les larmes aux yeux !
Pleurs d’amour, de colère !
La Tchéquie est en feu !
Et l’Espagne est en fièvre !
Ô la montagne noire,
Obstruant la lumière !
Il est temps, il est temps –
Rendre ticket au Père.
Non, je refuse – d’être
Au chaos non-humain.
Je refuse – de vivre
Parmi les loups urbains.
Je renonce – à hurler
Dans le chœur des requins.
Je refuse – de suivre
Le courant des pantins.
Pas besoin des oreilles,
Clos les yeux du prophète.
À ton monde aliéné,
Seule réponse – niet.
15 mars – 11 mai 1939.
Traduit du russe par Olga Medvedkova
Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.