Identités linguistiques et traduction en Ukraine en temps de guerre

Conversation entre un poète et écrivain russo-américain et une écrivaine et photographe ukrainienne qui vit actuellement à Berlin. Le sujet est complexe : le sort de la langue russe dans le pays agressé par la Russie. Le Kremlin prétend défendre les populations russophones de l’Ukraine, tout en les bombardant et en détruisant leurs villes et leurs vies pour les « libérer ». Doit-on renoncer à l’usage du russe en Ukraine ? À qui appartient la langue russe ? Pour que l’Ukraine reconnaisse sa propre tradition russophone, elle doit résister à la tentation de la simplicité, affirme Beloroussets. 

Eugene Ostashevsky : Vous avez écrit vos deux premiers livres, Lucky Breaks et Modern Animal, en russe. Ces textes ont été publiés par une minuscule maison d’édition à Kharkiv, en Ukraine. C’était en 2017 et en 2021, alors que l’attaque russe contre l’Ukraine était encore en préparation. Votre livre le plus récent, War Diary, décrit votre vie à Kiev au cours des six premières semaines de la guerre. Mais il est écrit à l’origine en allemand. Quelles sont les raisons qui ont motivé ce changement de langue ?

Evguenia Beloroussets : Pour moi, la langue russe n’a pas grand-chose à voir avec la Russie. J’ai grandi au milieu de cette langue et j’ai appris à l’aimer à Kyïv, en Ukraine. Elle me relie à mon enfance. Elle m’empêche de vivre ma vie comme le déroulement d’une histoire constamment et violemment interrompue. La façon dont vous formulez votre question est elle-même – si je puis dire – discutable. Les parties en conflit idéologique associent la langue au sol et à l’État. Cependant, personne ne devrait avoir de prétention sur l’identité politique d’une langue, hormis ses locuteurs.

J’ai commencé à écrire en allemand après le 24 février 2022, date du début de la phase d’invasion totale de l’Ukraine par la Russie. Mes langues maternelles, le russe et l’ukrainien, me rapprochaient de la réalité, mais je voulais m’en éloigner. Je n’étais pas encore consciente des possibilités offertes par une langue étrangère lorsqu’il est si douloureux de regarder la réalité et qu’un médiateur est nécessaire. Le magazine allemand Der Spiegel m’a contactée le premier jour de la guerre. Il m’a demandé de décrire simplement ce qui se passait autour de moi, comment la ville changeait. Au fur et à mesure que j’écrivais, je me suis rendu compte que le fait de travailler avec la langue allemande, d’interagir soigneusement avec elle et d’apprendre à la connaître me permettait d’exprimer plus clairement ce que je pensais. C’était comme si les langues proches de moi étaient silencieuses : je ne pouvais presque rien dire dans ces langues.

E.O. : En d’autres termes, parce que la réalité de la guerre est si traumatisante, comme on dit aujourd’hui , il est plus facile de la voir à travers le prisme d’une langue que l’on a apprise non pas dans la petite enfance, mais en tant que jeune adulte ?

E.B. : Il ne s’agit pas de voir une nouvelle réalité, il s’agit de dire quelque chose à son sujet. La réalité de la guerre est handicapante à deux niveaux. Elle ôte toute valeur à ma vie passée et à mon histoire personnelle, mais elle efface également l’expérience complexe de la vie collective de mon pays. Aucune langue ne peut être mobilisée contre l’immense violence que représente la guerre envers une culture et ses façons de parler, lorsque les actes de terrorisme, les meurtres de masse et les crimes incessants font partie de la vie de tous les jours. Aucune langue particulière – qu’elle soit étrangère ou maternelle – ne peut à elle seule nous montrer comment garder notre voix et comment parler.

Mais dans mon cas, la langue allemande est devenue une sorte de pont, un moyen de trouver les mots pour décrire la réalité qui m’entourait. Parce qu’elle m’a permis de réaliser, de manière directe et tangible, à quel point il est difficile de trouver le mot juste. De plus, l’allemand m’a toujours rappelé les expressions yiddish que j’entendais de la bouche de ma grand-mère lorsque j’étais toute petite. Il semblait faire écho aux formes que j’avais connues dans ma plus tendre enfance. Mais il s’agit plus d’un fantasme de reconnaissance que de la réalité du travail avec une langue apprise plus tard dans la vie.

E.O. : Après mon départ pour l’Allemagne, un ami new-yorkais qui était venu d’Odessa dans son enfance m’a dit : « Je ne sais pas comment tu peux supporter d’entendre cette langue hideuse tout autour de toi ! » Lorsque je l’ai interrogé à ce sujet, il a parlé de la sonorité de l’allemand. Mais en réalité, il pensait à l’Holocauste, tout comme un autre ami, qui attribuait mes difficultés à apprendre l’allemand au traumatisme intergénérationnel du siège de Léningrad, fortifié par les films soviétiques. Pour moi, l’idée qu’une langue ne peut pas exprimer toute la gamme des relations et des émotions humaines est fausse, tout comme l’idée que la phonétique ou la grammaire d’une langue peut être intrinsèquement laide ou oppressive. La plupart des Allemands associent l’allemand à la tendresse, à juste titre. Et je trouve intéressant et charmant que vous associiez l’allemand au yiddish. Mais pouvons-nous parler du russe, la langue de vos premiers livres ? Puis-je vous interroger sur le sentiment de dégoût que suscite aujourd’hui la langue russe en Ukraine, même chez les russophones de souche, en raison de l’invasion russe ?

E.B. : Vous avez saisi les pensées qui m’habitent en ce moment, alors que je déambule dans les rues de Kyïv. Elles se sentent vaguement interdites dans l’ombre de cette guerre et sont donc difficiles à écrire. Je développe souvent dans mon esprit les pensées de personnes qui n’ont échangé que quelques mots avec moi. C’est comme si j’entendais le monologue de quelqu’un d’autre. Je peux commencer à m’y opposer ou y succomber. Récemment, une voix ukrainienne a interrompu le flux de mes pensées généralement russophones. Elle maudissait la langue russe, l’accusait de crimes, de cruauté, d’atrocités et déplorait la menace qu’elle faisait peser sur la langue ukrainienne.

L’autre jour, j’ai entamé une conversation avec une jeune femme dans un café de Kyïv. Elle m’a dit que l’essentiel était désormais de protéger la langue ukrainienne, qui était en danger. J’ai objecté que la langue ukrainienne était plus florissante que jamais. Mon objection l’a fait réfléchir et elle s’est rangée à mon avis. Mais elle a immédiatement ajouté qu’elle sentait la langue ukrainienne menacée et que c’était la raison pour laquelle elle avait décidé de passer du russe à l’ukrainien dans sa vie de tous les jours. Je lui ai dit : il est peut-être plus facile pour nous de penser que c’est la langue qui est menacée. Il est plus facile de vivre avec ce type de menace qu’avec les rapports quotidiens de personnes tuées dans leurs appartements et leurs maisons. Des gens sont tués tous les jours. La plupart des gens sont tués dans les régions d’Ukraine où la langue parlée à la maison est généralement le russe. La jeune fille s’est couvert le visage avec ses mains et s’est mise à pleurer. Je l’ai entourée de mes bras.

E.O. : Vous voulez dire que, puisqu’il est impossible de faire face émotionnellement à la violence exercée par les envahisseurs russes, la réaction à cette violence est projetée sur la langue russe ?

E.B. : Quand je m’écoute penser, j’entends une plainte contre la langue. Elle provient peut-être d’une conviction politique collective selon laquelle la langue peut être associée à un passeport et à un pays, selon laquelle la langue a une « patrie » et cette « patrie » a des frontières politiques claires. Cela signifie que le russe n’était pas « originaire » d’Ukraine, mais invitée, pour ainsi dire. Un invité terrifiant, qui a montré sa vraie nature au moment où la Russie a commencé la guerre. Et maintenant, après avoir « arraché le masque », il ne reste plus qu’à tourner le dos à la langue et à l’expulser. C’est comme si une langue pouvait quitter un endroit pour un autre. Mais en fait, elle n’a nulle part où aller. Ce russe qui était en Ukraine, cette façon de parler qui m’entourait depuis l’enfance, est une langue locale unique. Si elle disparaît, rien de semblable n’émergera ailleurs.

Mais aujourd’hui, alors que la douleur est si forte, il est très difficile d’en parler. J’ai toujours l’intention d’écrire un article sur la question de la langue, mais je n’arrive pas à m’y mettre.

E.O. : Cette guerre vous place dans une situation particulièrement difficile en tant qu’écrivaine. Avant l’invasion totale, bien que vous écriviez en russe, vous avez rejeté la possibilité d’être publiée en Russie. Mais il était difficile de publier et encore plus de diffuser vos œuvres de fiction en langue russe en Ukraine. Aujourd’hui, ce serait sans doute encore plus difficile, voire carrément impossible. De nombreux écrivains et poètes ukrainiens russophones passent à l’ukrainien, car ils associent la langue russe aux occupants. Quel type de choix linguistique envisagez-vous pour votre propre avenir ? Le russe ? L’allemand ? L’ukrainien ?

E.B. : Le mot même de « russophone » me semble inadéquat. J’ai toujours considéré mon russe comme une langue ukrainienne, une langue de l’Ukraine. La guerre met en cause son nom mais pas son identité, parce que le mot que nous utilisons pour désigner cette langue coïncide avec le nom du pays qui nous a attaqués. La guerre devrait plutôt nous inciter à nous demander si notre culture linguistique locale a une quelconque valeur. Et où se situent les frontières d’une langue ? Je ne pense pas que ces questions aient des réponses claires et certaines. Nous avons en Ukraine des dialectes qui semblent combiner des expressions russes et ukrainiennes. Ils sont très répandus, surtout dans les campagnes. Nous avons également de nombreuses familles dont les membres parlent des langues différentes. Notre culture littéraire comprend des personnages comme Gogol et Babel, qui ont écrit dans un russe qui n’est pas le russe de la Russie, et Skovoroda, dont la langue est mixte. Où tracer les frontières ? Dans nos familles, dans nos conversations, dans notre patrimoine ? Nos pratiques sont ambivalentes. Cette zone grise de l’ambivalence peut être facilement capturée par un dogmatisme idéologique qui stigmatise tel ou tel type d’activité linguistique. Mais le dogmatisme ne peut s’attaquer à la complexité réelle de notre culture. Il ne peut pas compenser suffisamment l’effacement de l’expérience humaine vécue et individuelle.

La culture russophone propre à l’Ukraine est anéantie par la Russie avant tout parce que les envahisseurs détruisent le territoire où cette langue et cette culture prédominent. Dans le même temps, en Ukraine, une réaction commune à l’agression russe a été le rejet de la langue russe, la deuxième langue la plus parlée, comme étant « la langue de l’envahisseur ». En effet, la propagande russe cherche constamment à s’approprier la langue russe parlée en Ukraine afin de revendiquer la propriété de ses locuteurs. La réponse de l’anti-propagande ukrainienne a été de rejeter cette langue comme « étrangère ». Mais il s’agit en fait de l’une de nos langues. C’est l’occasion pour nous tous, Ukrainiens, de réaliser que la culture de notre pays n’appartient qu’à nous. Rien de tout cela n’appartient aux Russes. Qui plus est, notre culture est en notre pouvoir. C’est à nous de décider si nous allons traiter ce que nous avons avec soin ou si nous allons l’édulcorer et le détruire.

La culture ukrainienne russophone est une tache blanche sur notre carte culturelle. Elle n’a pas encore été étiquetée, décrite ou légitimée par l’acceptation, l’intérêt et l’étude. En réaction à l’invasion russe, nous préférons plutôt la déguiser, la rendre invisible ou sans importance. Nous préférerions qu’elle n’ait jamais existé. Aujourd’hui, j’aimerais continuer à écrire en russe, en m’adressant à mon lecteur ukrainien. Cela signifie, pour moi, continuer à explorer la culture linguistique de l’Ukraine, y compris sa partie ukrainophone. C’est ainsi que je peux le mieux rendre compte de ce que j’entends à l’extérieur et à l’intérieur de moi.

J’ai toujours entendu l’ukrainien dans mon russe, sans jamais séparer une langue de l’autre. Mon parler russe ne pouvait devenir lui-même que parce que l’ukrainien était là, illuminant ses possibilités et le façonnant d’une certaine manière. Quelle que soit la langue dans laquelle je choisirai d’écrire, je sentirai toujours que les autres me manquent. Mais la publication est la dernière chose à laquelle je pense en ce moment.

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Tract en faveur du passage du russe à l’ukrainien. Photo : Ioulia Ratsybarska, RFE/RL

E.O. : En tant que New-Yorkais, je parle également le russe local, mais alors que le russe ukrainien est parlé par des bilingues ukrainien-russe, notre russe est parlé par des bilingues anglais-russe. Ces deux façons de parler le russe sont très différentes du russe monolingue, une variante qui domine en Russie mais nulle part ailleurs. Je n’ai absolument pas l’impression que mon russe ait une quelconque relation politique avec la Fédération de Russie, qui n’est même pas un État-nation, mais les restes réchauffés d’un empire féodal.

En ce qui concerne l’animosité en temps de guerre contre le fait de parler russe en Ukraine, j’y vois trois raisons à long terme. La plus importante est que la guerre réveille le traumatisme séculaire de la discrimination linguistique exercée par l’État russe à l’encontre de la langue ukrainienne. Pendant des siècles, les Russes ont empêché l’utilisation de l’ukrainien comme langue d’enseignement et de culture. Mais le revirement actuel se retourne contre les Ukrainiens russophones, plutôt que contre les Russes. En anglais, on dit qu’il faut se couper le nez pour ne pas voir son visage, mais il s’agit ici de se couper le nez pour ne pas voir le visage de quelqu’un d’autre.

La deuxième raison est l’appropriation réussie de la haute culture russe par l’État russe. Autant les écrivains russes du XIXe siècle que les dissidents et les artistes clandestins du XXe siècle ont été kidnappés à titre posthume par l’État russe, et transformés en agents du soft power russe à l’étranger, où ils étouffent les voix ukrainiennes, entre autres. À mon avis, déclarer que l’Ukraine est une nation multilingue et revendiquer ainsi la littérature composée à l’intérieur des frontières ukrainiennes actuelles dans n’importe quelle langue serait un antidote efficace. Outre la littérature en ukrainien, l’Ukraine acquerrait ainsi beaucoup de littérature yiddish ; elle revendiquerait un peu de Paul Celan et de Zbigniew Herbert et peut-être même un peu de Joseph Conrad. Plus important et plus satisfaisant encore, l’Ukraine reprendrait ainsi possession non seulement de Gogol, mais aussi d’environ un tiers de la littérature russe, arrachant à la Russie une ressource de soft power et la mettant au service des intérêts ukrainiens. J’ai connu des poètes russes originaires d’Ukraine et influencés par la littérature ukrainienne – je veux parler d’Arkadi Dragomochtchenko, qui a grandi à Vinnytsia mais a déménagé à Léningrad à l’âge adulte, ou d’Alexeï Parchtchikov, qui a grandi à Kyïv mais a déménagé à Moscou à l’âge adulte. Je suis sûr qu’ils diraient, comme vous, que leur russe a été façonné par l’ukrainien. Prenons par exemple le futurisme russe, un mouvement très important de la poésie expérimentale russe, qui a été fondé et dirigé principalement par des personnes originaires d’Ukraine : Bourliouk, Kroutchenykh, Livchits, Gnedov. Comment David Bourliouk peut-il être un peintre ukrainien et un poète russe ? Pourquoi ne pas rebaptiser tous leurs écrits « littérature ukrainienne », mais en russe ? Pourquoi laisser la Russie en faire un capital culturel ?

La troisième raison à long terme de la volonté actuelle de supprimer le multilinguisme ukrainien est le fait que l’Ukraine a été soumise au système éducatif soviétique, qui a préservé l’idéologie linguistique romantique allemande. Le critère de la langue maternelle pour l’identité nationale avait un sens au XIXe siècle, avant l’essor des médias modernes, lorsque les locuteurs de la langue X étaient également les consommateurs naturels de la presse écrite dans la langue X, et que leur pensée était donc formée par les idéologies de la presse écrite dans cette langue. Aujourd’hui, ce ne sont plus les romans et les poèmes, mais la télévision et la vidéo qui sont les véritables fabricants de l’identité nationale, de sorte que les personnes qui consomment les médias contrôlés par l’État russe sont « russes » et que celles qui ne le font pas ne le sont pas. La langue en elle-même n’a rien à voir avec cela.

Je suis conscient que je parle en tant que New-Yorkais. Je projette l’idéologie linguistique propre à New York en dehors des frontières de New York. Après tout, New York a eu sa propre poésie ukrainienne, sa propre poésie russe, sa propre poésie yiddish, et elles sont tout aussi proprement new-yorkaises que la poésie de langue anglaise. Si New York était laissée à la seule compagnie de l’anglais, ce ne serait plus New York, mais plutôt… Je ne sais pas ce que ce serait. Il n’existe plus de ville monolingue. Il existe peut-être des villages monolingues quelque part… comme au centre de la Russie si la Russie a un centre. Mais la Russie n’est pas un bon exemple à suivre en matière de politique linguistique.

E.B. : Je suis particulièrement heureuse d’apprendre qu’à vos yeux, le russe que vous parlez n’a aucune relation politique ou identitaire avec la Fédération de Russie. Le désir de délimiter les frontières politiques d’une langue doit principalement résulter de l’agression militaire et de la barbarie renouvelée et choquante des envahisseurs et de leur État.

Pour que l’Ukraine reconnaisse sa propre tradition russophone, elle doit résister à la tentation de la simplicité, lorsque le choix de la langue fait la différence entre « nous » et « eux ». Ce réductionnisme accusateur et stigmatisant se retourne principalement contre nous-mêmes, contre les personnes dont la vie est liée à l’Ukraine. La langue est à l’origine du plaisir que l’on éprouve à nommer, définir et formuler quelque chose avec précision. La stigmatisation d’une langue particulière culpabilise toutes les façons de la parler, privant les locuteurs du confort et de la tranquillité dans les limites de leur discours. Ainsi, les Ukrainiens dont la langue principale est le russe se sont soudain sentis coupables. Je ne suis pas d’accord. Surtout aujourd’hui, alors que la langue russe est devenue la langue de l’agression – le discours des soldats qui ont envahi Marioupol et Boucha – nous devons, au contraire, redoubler d’empathie à l’égard des Ukrainiens qui la parlent. Nous ne devons pas associer les victimes aux coupables. Ces derniers sont des criminels, venus d’un autre pays et d’une culture politique totalement différente.

E.O. : Mais n’est-il pas vrai que de nombreux réfugiés de ces régions orientales – les régions qui ont été le principal foyer de l’invasion russe – adoptent volontairement l’ukrainien comme langue principale ? Au lendemain de l’assaut, ils ont eux aussi commencé à accepter le lien entre la langue ukrainienne et l’identité politique ukrainienne, et donc entre la langue russe et l’identité politique russe. Ou du moins, ils ont commencé à considérer leur russe comme un indicateur d’une identité politique ukrainienne imparfaite. Suis-je trop réducteur ?

E.B. : Vous avez raison, mais je ne vois rien de mal à un changement de langue volontaire. De nombreux Ukrainiens ont changé de langue avant même la guerre ; d’autres sont restés bilingues ou ont fait des allers-retours. Ce à quoi je m’oppose, c’est à ce que nous considérions notre propre culture linguistique comme quelque chose d’étranger et d’ « imparfaitement ukrainien », comme vous le dites. Rejeter la variété ukrainienne du russe, ce n’est pas être pro-ukrainien. Il s’agit plutôt de rejeter une partie de soi-même parce que l’on veut avoir le moins de choses possibles en commun avec l’agresseur. On veut se montrer à soi-même et au monde entier que l’on est séparé et autonome. Mais cela se fait sur la base d’une hypothèse purement formelle selon laquelle le russe est la langue de la Russie. L’Ukraine risque de développer une hiérarchie des cultures, qui évaluera les opinions et les allégeances d’une personne uniquement sur la base de la langue choisie pour les exprimer. Les shibboleths1 nous empêcheront de construire la société démocratique et libre pour laquelle l’Ukraine se bat depuis si longtemps.

Les shibboleths sont une vieille méthode de manipulation politique en Ukraine, qui menace l’intégrité du pays. Les campagnes électorales du passé, à l’époque des présidents Iouchtchenko, Ianoukovitch et Porochenko, jouaient sur les droits linguistiques, faisant appel aux craintes d’une représentation insuffisante des différentes régions et des différents groupes linguistiques. Mais la révolution de 2014, lorsque des personnes de toutes les régions du pays se sont rassemblées pour protester sur la place Maïdan à Kyïv, a démontré que la prétendue division de l’Ukraine entre l’Est et l’Ouest était un mirage construit par nos politiciens et alimenté par les rumeurs et la propagande. En fin de compte, toutes les régions d’Ukraine ont adhéré aux idéaux des élections libres et équitables, des droits de l’homme et de la dignité humaine. Pendant le Maïdan, nous avons tous constaté que nos différences culturelles enrichissaient notre espace commun au lieu de le diviser.

E.O. : Permettez-moi de vous interroger sur le multilinguisme sous un angle différent. En tant que poète américain qui n’est pas né aux États-Unis et qui vit désormais en Europe, je suis tout à fait conscient que la langue internationale qu’est l’anglais jouit d’un pouvoir social et d’un prestige bien supérieurs à ceux de toutes les autres langues. Toutes les autres langues sont locales, même l’espagnol, comparées à l’anglais. Les écrivains des pays non anglophones se font souvent à l’idée qu’ils seront lus principalement par des lecteurs étrangers en traduction. Certains ont commencé à en tenir compte, c’est-à-dire à écrire en pensant au traducteur et au lecteur étranger. Pensez-vous aux lecteurs et, si oui, sont-ils ukrainiens, germanophones ou anglophones ? Ou s’agit-il de Martiens ? Ou est-ce vous ?

E.B. : À un moment donné, je me suis liée d’amitié avec un lecteur fantôme, un lecteur imaginaire. J’ai écrit mon premier livre en imaginant que je m’adressais à des mineurs du Donbass que je rencontrais lors de mes voyages dans les villes minières près du front. Je pensais aussi aux mineurs de villes similaires de l’ouest de l’Ukraine, près de la frontière polonaise. Ils me fascinaient et je voyais dans mon livre la réponse à nos conversations interrompues et à nos amitiés naissantes. Mais il s’est avéré très difficile de distribuer le livre dans les villes limitrophes des combats.

En général, j’ai du mal à assurer la diffusion de mes textes, j’échoue facilement sur ce plan. Modern Animal, mon deuxième livre, s’adresse avant tout au lecteur qui peut partager mon expérience d’un discours totalitaire qui existe quelque part au niveau des mémoires oubliées. C’est un discours qui construit des hiérarchies strictes : il sépare l’animal et l’humain, l’homme et la femme. Mais le discours totalitaire n’est pas universel. Il vient de mon enfance : il a une origine, une histoire ; il se métamorphose, et une autre langue n’est pas un obstacle pour lui. Il maîtrisera volontiers n’importe quelle langue pour continuer à diviser, à définir, à construire des rapports de force et à assurer une stricte subordination. D’ailleurs, je pense que ce discours totalitaire influence également la relation entre les langues ukrainienne et russe. Pendant la période soviétique, c’est la langue ukrainienne qui était opprimée, elle était entourée d’une aura de « provincialité » et de « faiblesse ». Aujourd’hui, le discours ukrainien fait volontiers de même avec le russe. Je me suis toujours interrogé sur ces mécanismes. Lorsque l’on examine un discours totalitaire, il perd un peu de son pouvoir. C’est du moins ce que j’aime à penser.

E.O. : Vous a-t-on demandé de traduire vos livres en ukrainien ? Dans l’affirmative, les traduiriez-vous vous-même, collaboreriez-vous avec quelqu’un d’autre ou rejetteriez-vous cette possibilité ?

E.B. : Mon journal de guerre a été traduit en ukrainien à partir de l’allemand. Je n’ai pas les moyens pour l’instant de traduire mon propre texte, mais il faudra que j’édite à un moment la traduction. Et j’aimerais que ce ne soit pas le cas. Probablement parce que j’ai toujours trouvé la traduction difficile et que je traduirais plus volontiers d’autres auteurs que moi-même. Comme vous. Je vous ai traduit.

E.O. : Oui, je ne supporte pas non plus de me traduire moi-même. Mais permettez-moi de vous poser une autre question. C’est en tant que photographe que vous avez eu une reconnaissance internationale. En fait, tous vos livres sont multilingues en ce sens que leur texte est toujours accompagné de photographies. Ou, pour être plus précis, chacun de vos livres se compose d’une série de récits littéraires et d’une ou plusieurs séries de récits photographiques. Les photographies n’illustrent pas le texte. Dans Lucky Breaks, les récits photographiques et verbaux ne sont reliés que par des lieux et des thèmes, tandis que dans War Diary, le texte explique parfois comment vous avez réalisé telle ou telle photo. Mais même dans War Diary, les images ne sont pas subordonnées aux mots. Comment décririez-vous la relation inhabituelle entre les mots et les images dans vos livres ? Ce n’est pas ce que l’on entend habituellement par la différence entre montrer et raconter. Pensez-vous que vous travaillez dans différentes langues, même à l’intérieur des limites d’un seul livre ? Un livre est-il pour vous une sorte de polyphonie translinguistique, ou peut-être même une œuvre d’art globale, que le lecteur ne « comprend » que lorsque tous les langages artistiques sont considérés individuellement et dans leur relation les uns avec les autres ?

E.B. : Votre question contient déjà une réponse assez profonde sur ma pratique. À un moment donné, alors que je travaillais sur Modern Animal ou Lucky Breaks, j’ai commencé à considérer une photographie comme un élément de la syntaxe plus large du livre. Une image devenait un panneau de signalisation qui interrompait le texte et sapait son assurance. Bien entendu, chaque photographie pouvait également être lue de manière narrative et ne semblait même pas nécessiter de traduction. J’espérais qu’une photographie pourrait parler d’elle-même – au mépris du texte, malgré lui, parce que ce qui se passe dans une prise de vue documentaire peut être commenté, mais ne peut pas être expliqué. L’aspect aléatoire présent dans toute prise de vue éveille la suspicion, surtout si l’image respire l’harmonie et fait circuler l’œil le long de ses formes et de ses taches claires et sombres. La suspicion naît de la fausseté de l’agencement qui aboutit à un arrêt sur image, un « portrait ». Notre regard est harmonieusement orienté dans la bonne direction, nous nous inscrivons avec complicité dans la composition des vivants et des morts, des objets et des personnes qui s’entremêlent dans une seule image d’ensemble.

Mais l’invasion m’a converti. J’ai commencé à croire en la capacité de la photographie à enregistrer le temps et l’espace tels qu’ils sont « réellement ». Pour la première fois, j’ai senti que j’avais vraiment besoin des services de la photographie et de son contact avec la réalité, car chaque heure me privait de ma vie, la plongeant de plus en plus dans le champ étranger de la guerre. La photographie m’offrait la possibilité d’opposer la grande histoire de la société à la petite histoire d’une rue, d’une maison, d’une pierre, d’un passant. En enregistrant une réalité inéluctable, la photographie cherchait à prouver qu’une autre réalité était possible, qu’il y avait de l’espoir. Ma réaction est sans doute un peu paradoxale…

J’essaie d’être honnête et de chercher des mots pour parler de la photographie. La photographie est un autre langage, comme vous le dites, mais c’est un langage qui viole constamment les limites du texte, un langage qui peut être – et qui est souvent – le moins soumis à la volonté de celui qui parle et qui est donc si nécessaire.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

Version originale

Evguenia Beloroussets est une photographe et écrivaine ukrainienne basée à Kyïv et à Berlin. Ses projets artistiques se situent à la croisée de la photographie, de la littérature, du journalisme et de l'activisme social.

Eugene Ostashevsky est né à Léningrad, a grandi à New York et vit à Berlin. Parmi ses nombreuses traductions figure Lucky Breaks d’Evguenia Beloroussets (New Directions, 2022). Il est également l’auteur de plusieurs recueils de poésie, dont The Feeling Sonnets (NYRB, 2022).

Notes

  1. Mot hébraïque qui signifie « épi ».Dans la Bible, les Éphraïmites qui, au bord du Jourdain, voulaient passer et ne savaient pas prononcer ce mot difficile à la façon des Galaadites, étaient ainsi reconnus et massacrés. D’où son sens contemporain de « mot de passe ». NDLR

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