Pierre-Luc Séguillon, compagnon de route ou espion ?

Pendant des dizaines d’annĂ©es, les services soviĂ©tiques ont « plantĂ© Â» en France, et partout en Occident, des agents d’influence, voire des agents tout court, pour prĂŞcher la bonne parole de Moscou et saper notre dĂ©mocratie de l’intĂ©rieur. Les services de Poutine continuent le mĂŞme travail de sape aujourd’hui. L’auteur se penche sur le cas de Pierre-Luc SĂ©guillon, un journaliste influent (1940-2010) qui Ĺ“uvrait pour les intĂ©rĂŞts de Moscou. 

L’Express, en précurseur, sous la plume avisée d’Étienne Girard, Le Monde ensuite, sous celle non moins éclairée de Jacques Follorou, ont révélé ou confirmé en décembre 2024 et janvier 2025 l’intérêt que portaient les services du bloc soviétique à des Français à même, étant donné leurs fonctions, de leur fournir des renseignements ou de diffuser la bonne parole.

Le Monde s’est attardĂ© sur le cas de Pierre-Luc SĂ©guillon, qualifiĂ© de « source prisĂ©e par le renseignement soviĂ©tique Â», suscitant un droit de rĂ©ponse de sa veuve, non suivi du moindre commentaire du quotidien du soir alors qu’il y avait tant Ă  dire. Ce qui nous incite Ă  revenir sur le parcours de ce journaliste, dĂ©cĂ©dĂ© il y a plus de quatorze ans et bien oubliĂ© de nos jours.

Militant du Mouvement de la paix (soviétique)

Membre du comitĂ© national de l’association France-Allemagne dĂ©mocratique allemande1, ne fut-il pas l’archĂ©type du journaliste Ă©pousant tout ce que l’Union soviĂ©tique rĂ©pandait alors en matière de politique Ă©trangère ? C’est l’époque de la « crise des missiles Â» : des fusĂ©es SS 20 soviĂ©tiques Ă©taient dĂ©ployĂ©es pointĂ©es, menaçant l’Europe occidentale, auxquelles rĂ©pondirent les fusĂ©es amĂ©ricaines Pershing. Seules ces dernières Ă©taient dĂ©noncĂ©es par les prĂ©tendus pacifistes, ce qui fit dĂ©clarer au prĂ©sident Mitterrand que « le pacifisme est Ă  l’Ouest et les euromissiles sont Ă  l’Est Â».

Pendant cette crise, de 1980 Ă  1983, SĂ©guillon est secrĂ©taire national du Mouvement de la paix, crĂ©ation d’après-guerre du parti stalinien en France2, ce que Le Monde admet, le qualifiant d’organisation « propre au communisme français3 Â».

Les objectifs de 1952 demeuraient les mĂŞmes trente ans plus tard : 

  1. Briser le pacte atlantique en dressant les pays européens contre les États-Unis et les isoler ainsi de leur allié américain ;
  2. Saboter la construction européenne en entretenant ou en éveillant les antagonismes nationaux, empêcher la création d’une force armée commune et d’un potentiel économique permettant d’améliorer le sort des travailleurs ;
  3. Détacher l’Allemagne de l’Europe en prêchant son unification et sa neutralisation4. Les buts de Staline ne sont-ils pas repris par Poutine ?

Dans les années 1980, les manifestations pour la paix (soviétique) se multiplient. Séguillon y est étroitement impliqué, en compagnie d’autres compagnons de route du parti, comme l’amiral Sanguinetti ou le gaulliste Louis Terrenoire.

Le parti communiste appelle Ă  manifester « contre les fusĂ©es amĂ©ricaines Â» le 20 dĂ©cembre 1979 : SĂ©guillon, qui officie Ă  TĂ©moignage chrĂ©tien [il y sera rĂ©dacteur en chef adjoint puis rĂ©dacteur en chef de 1980 Ă  1983, NDLR], n’est nullement gĂŞnĂ© de se trouver aux cĂ´tĂ©s des Marchais, Fiterman, Paul Laurent, Plissonnier, Gremetz, et de la CGT au grand complet5. Le Mouvement dĂ©nonce l’escalade nuclĂ©aire – exclusivement attribuĂ©e Ă  Washington, bien sĂ»r – et la bombe Ă  neutrons, Ă  travers des pĂ©titions approuvĂ©es par le parti, la CGT et ses habituelles courroies de transmission, sans oublier la signature de SĂ©guillon6. On le retrouve Ă©videmment dans divers appels pour la reconnaissance de l’Organisation de libĂ©ration de la Palestine et pour que cesse « la colonisation et la terreur en Palestine7 Â». Ă€ la faveur d’un dĂ©bat opposant François LĂ©otard Ă  Marchais, le 6 fĂ©vrier 1986, il leur suggère une dĂ©marche conjointe auprès des ambassades soviĂ©tique et d’IsraĂ«l pour demander la libĂ©ration des dissidents soviĂ©tiques et des terroristes palestiniens, singulier parallèle entre des innocents et des assassins !

Membre du PS et militant du CERES de Chevènement – auquel il consacre un ouvrage ainsi qu’à Garaudy (pas encore nĂ©gationniste) â€“, SĂ©guillon fait grief au prĂ©sident Mitterrand d’avoir alors « adoptĂ© la position de l’OTAN Â». Il craint la perspective d’une dĂ©fense europĂ©enne « prolongement de la dĂ©fense atlantique, avec pour seul adversaire potentiel, l’URSS8 Â». Il insiste alors, en 1983, sous le titre d’un article « Sortir de Yalta Â» (il ignore manifestement ce que furent les accords de Yalta) : « nous refusons de nous associer Ă  une croisade contre l’URSS9 Â», ce qui lui vaut une vive rĂ©action du prĂ©sident de l’AmitiĂ© franco-afghane10.

Il regrette que la Russie soit dĂ©signĂ©e comme l’ennemi principal et « son surarmement stigmatisĂ©, tandis que pas un mot n’est Ă©crit sur celui des États-Unis11 Â». Il place en quelque sorte Moscou et Washington sur le mĂŞme plan, ignorant sciemment que, jusqu’à nouvel ordre, la France appartient Ă  l’Alliance atlantique.

Toujours en 1983, SĂ©guillon intervient, parmi quelque 1 500 participants, aux Ă©tats gĂ©nĂ©raux du Mouvement de la paix, qui exige la rĂ©duction des armements (amĂ©ricains) ; il est chargĂ© de la synthèse, si l’on se rĂ©fère Ă  L’HumanitĂ© du 9 mai 1983, et de groupes de rĂ©flexion. Ainsi que l’a bien rĂ©sumĂ© Ă  l’époque Raymond Aron, « la propagande pour la paix est un instrument de la diplomatie soviĂ©tique12 Â». Encore en 1983, SĂ©guillon paraĂ®t s’étonner de l’expulsion de quarante-sept soviĂ©tiques, qu’il qualifie de « diplomates Â» alors qu’il est patent qu’il s’agissait d’agents du KGB13.

D’Enjeu à TF1

Enjeu, mensuel de la mouvance Chevènement, choisit SĂ©guillon comme directeur de publication. Son premier numĂ©ro est publiĂ© en avril 1983. S’y retrouve, sur le plan des idĂ©es, une sorte de France insoumise avant l’heure – baskets et vulgaritĂ© haineuse exceptĂ©s â€“ avec, entre autres, Edmonde Charles-Roux (qui sera prĂ©sidente des amis du quotidien communiste), le Che bien sĂ»r, Moynot (CGT), Bernard Cassen (Monde diplomatique), l’inĂ©vitable Alain Joxe, Didier Motchane, Sanguinetti, le diplomate Jacques Thibau qui provoqua la première grève de l’histoire du Quai d’Orsay, etc.

L’éphémère revue accueille la prose de tout ce beau monde, auquel se joignent le neutraliste Samuel Pisar, Paul-Marie de La Gorce (agent rémunéré des services de l’Est), Maurice Duverger (partisan, en 1940, des mesures antisémites de Vichy), Philippe de Saint-Robert (américanophobe obsessionnel) et compagnie.

Dans la livraison de juillet-aoĂ»t 1983, SĂ©guillon n’accorde pas moins de sept pages Ă  « la fĂŞte de paix Â» qui fut organisĂ©e le mois prĂ©cĂ©dent au bois de Vincennes, Ă  l’appel du PCF et de la CGT. Il condamne le prĂ©tendu alignement de la France sur l’AmĂ©rique et rĂ©prouve l’absence des socialistes qui « ont donc dĂ©libĂ©rĂ©ment boudĂ© toute initiative en faveur du dĂ©sarmement ayant le soutien direct ou indirect du PCF. Bien plus, ils se sont efforcĂ©s de discrĂ©diter ces manifestations en les prĂ©sentant comme le fait du seul parti communiste. Â»

C’est en octobre 1983 qu’HervĂ© Bourges, le très gauchiste prĂ©sident de TF1, nomme rĂ©dacteurs en chef adjoints Jacques Decornoy, issu du Monde, proche d’Ignacio Ramonet, l’inconditionnel de Fidel Castro, et SĂ©guillon. Cette dĂ©signation suscite de sĂ©rieuses critiques – Ă  l’exception de L’HumanitĂ© et du Monde –, dont celles du syndicat FO, qui estime que « le recrutement Ă  l’extĂ©rieur de deux responsables de l’information, choisis sur des critères partisans, apparaĂ®t ainsi comme une vĂ©ritable provocation14 Â», condamnant « la mainmise d’une secte sur les services publics de l’audiovisuel15 Â».

Serge July, Ă  la tĂŞte de LibĂ©ration – qui ne se situe pas vraiment Ă  droite – s’en indigne aussi dans son Ă©ditorial du 7 octobre 1983 : « SĂ©guillon et Decornoy […] appartiennent Ă  la gauche de fer qui n’a jamais particulièrement apprĂ©ciĂ© les penchants atlantistes du prĂ©sident de la RĂ©publique. Les deux hommes partagent avec HervĂ© Bourges les mĂŞmes passions cardinales : anti-amĂ©ricanisme viscĂ©ral et tiers-mondisme idĂ©ologique, doctrinaire, de celui qui ne souffre pas la moindre rĂ©serve ni le plus petit questionnement. Â»

Mais lĂ  oĂą les choses se corsent, c’est Ă©videmment sur la suite : « SĂ©guillon […] est l’un des promoteurs de l’Appel des cent et l’un des dirigeants du Mouvement de la paix. Il est Ă  peu près aussi proche de Mitterrand sur les rapports Est-Ouest et les euromissiles que l’est Georges Marchais. […] En tout cas, ce nouvel organigramme va faire des heureux : les thèses pro-communistes sur les rapports Est-Ouest sont aujourd’hui Ă  la fĂŞte et, en toute logique, la Pravda devrait se faire l’écho de l’évĂ©nement qui tĂ©moigne de la progression des idĂ©es “pacifistes” en France, y compris Ă  la tĂ©lĂ©vision d’État. Le CERES devrait Ă©galement pavoiser. Â»

Quand il est envisagĂ©, quelques annĂ©es auparavant, d’extrader Klaus Croissant, dĂ©fendu par Roland Dumas, ex-agent au service de la Stasi de l’Allemagne communiste, qu’il a renseignĂ©e sur les Verts et les gauchistes de la RĂ©publique fĂ©dĂ©rale, SĂ©guillon, en avocat des terroristes de la « Fraction armĂ©e rouge Â», se joint Ă  Chevènement et Sanguinetti, notamment, pour s’opposer Ă  cette extradition16 alors que Jean-François Revel, tel Aron, dĂ©nonce « ces rĂ©actions grotesques et l’incomprĂ©hension des Ă©lites dirigeantes occidentales devant le terrorisme international. Elles portent une lourde responsabilitĂ© dans le dĂ©veloppement ultĂ©rieur du terrorisme17. Â»

Le ministre de la Culture â€“ la droite est frappĂ©e du syndrome de Stockholm ! – attribue, Ă  la promotion de Pâques 2004, la LĂ©gion d’honneur Ă  SĂ©guillon. 

Les articles de L’Express et du Monde mentionnĂ©s en introduction sont Ă©videmment dĂ©noncĂ©s par l’inĂ©vitable tandem Halimi-Rimbert dans Le Monde diplomatique de fĂ©vrier 2025, sous le titre « Un journalisme de guerre froide Â», ce qui n’a rien d’inattendu sous la plume de cet inquiĂ©tant duo, prenant la dĂ©fense de tous ces agents de l’extĂ©rieur, dont certains, comme Pierre Cot, Hernu ou La Gorce, ne peuvent susciter le moindre doute. Le tandem s’étonne que les auteurs n’aient pas plutĂ´t traitĂ© de la CIA, ce qui de leur part ne surprend guère. Si SĂ©guillon n’a peut-ĂŞtre pas Ă©tĂ© rĂ©munĂ©rĂ© (comme d’autres dont La Gorce, qui eut connaissance, c’est Ă  craindre, de documents classifiĂ©s Ă  Matignon, oĂą il fut conseiller), toujours est-il qu’il aura Ă©tĂ© un compagnon de route fidèle de Moscou et du parti communiste français. Ce que s’emploient Ă  mĂ©connaĂ®tre les Ă©loges funèbres du Monde et du Figaro, lors de son dĂ©cès survenu le 31 octobre 2010, qui font totalement l’impasse sur son militantisme au sein du Mouvement de la paix.

mystery man

Auteur, membre du comité de rédaction de Commentaire, ancien fonctionnaire et élu local.

Notes

  1. Suzanne Labin, Les colombes rouges, Ed. Morin, 1985, p. 71.
  2. Cahiers de l’Institut CGT d’histoire sociale, n° 165, mars 2023, p. 20-22. Des “Mouvements de la paix” furent créés dans plusieurs pays à l’initiative de l’URSS.
  3. Le Monde, 24 octobre 1981.
  4. Branko Lazitch, « Mouvement de la paix ou “pax sovietica” », Politique internationale, n° 18, hiver 1982-1983, p. 255.
  5. L’Humanité, 18 et 21 décembre 1979.
  6. Ibid., 5 février 1980, Le Monde, 22 octobre 1981.
  7. Le Monde, 12 mars 1980 et 22 juin 1981.
  8. Ibid., 6 janvier 1983.
  9. Ibid., 8 janvier 1983.
  10. Ibid., 22 janvier 1983.
  11. Témoignage chrétien, 20-26 juin 1983.
  12. Le Quotidien de Paris, 22-23 octobre 1983.
  13. Témoignage chrétien, 20-26 juin 1983.
  14. Le Monde, 14 octobre 1983.
  15. Le Quotidien de Paris, 14 octobre 1983.
  16. Pierre Rigoulot, « Les intellectuels français ont mal Ă  la Stasi Â», Est & Ouest, octobre 1992, p. 26.
  17. Jean-François Revel, Le terrorisme contre la démocratie, Hachette, 1987, p. 21-22.

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