Le philosophe politique russe, exilé depuis le déclenchement de la guerre russe contre l’Ukraine, livre une analyse désespérée des causes profondes du trumpisme et du poutinisme. Il compare les changements que nous vivons à une avalanche qui risque de tout balayer sur son chemin.
Le monde change sous nos yeux. L’ampleur et la rapidité des changements dépassent l’imagination la plus folle, des fissures et des effritements parcourent toutes les régions de la planète, de l’Ukraine au Moyen-Orient, du Groenland au Panama, les tensions montent en Europe de l’Est et autour de Taïwan. La « révolution de février » de Trump dans les relations internationales est similaire à ce que son administration a l’intention de faire à la bureaucratie de Washington, au soi-disant « État profond » et à tout ce qui est considéré comme réglementation excessive de l’État – mais ici, la tronçonneuse des coupes s’abat sur les institutions et les engagements de l’Amérique à l’international : on parle non seulement de l’arrêt des programmes de l’USAID, mais aussi du retrait possible des États-Unis de l’OTAN et de l’ONU en général, comme le préconisent de nombreux républicains du camp Trump. Ce qui se passe rappelle les années 1989-1991, lorsqu’un nouveau monde émergeait sur les décombres du mur de Berlin et de la guerre froide – sauf qu’aujourd’hui, c’est dans la direction opposée : la division, les murs et les conflits reviennent, mais le rythme des changements et leur côté fantasmagorique sont les mêmes.
Quel est le rôle de l’individu dans tout cela ? Quel est le rôle de Gorbatchev et de Reagan, qui ont changé le monde vers une certaine direction ? Quel est le rôle de Poutine et de Trump, qui le changent dans l’autre sens ? Dans quelle mesure tout ce qui se passe est objectif ou subjectif ? Une métaphore qui me vient souvent à l’esprit est celle de l’avalanche. Dans les montagnes, il neige souvent pendant plusieurs jours de suite, la neige s’accumule sur les pentes et dans les crevasses, s’étale en couches à cause des gelées et des dégels. Une énorme masse de neige s’accumule au-dessus de la vallée. Va-t-elle se déverser sur la vallée ? Pas nécessairement. Il y a des réchauffements soudains (comme lorsqu’un fœhn, un vent chaud venu d’Afrique, souffle dans les Alpes) et la neige se tasse. Aujourd’hui, les avalanches sont également contrôlées par des tirs d’hélicoptère ou d’artillerie dans la vallée, ou par l’installation de mélanges explosifs. En Suisse et en Autriche, des barrières sont érigées sur les pentes pour arrêter les avalanches dès le début et les empêcher de prendre de l’ampleur. Mais il arrive aussi qu’un freerider désespéré, ignorant les interdictions des sauveteurs en montagne, s’engage sur une pente dangereuse et coupe une couche de neige, qui se met en branle et se transforme en avalanche. Entraînant des dizaines de milliers de tonnes de neige, de rochers et d’arbres, la colossale masse de glace se précipite dans la vallée à 400 kilomètres par heure.
Cette avalanche est-elle objective ou subjective ? S’agit-il d’un phénomène naturel ou d’un produit de la volonté humaine, de l’insouciance, de la malveillance ? Apparemment, les deux à la fois : c’est le fruit de l’interaction entre la nature et le facteur humain. Poutine et Trump sont comme ces skieurs qui ont déclenché une avalanche et libéré les forces des éléments. Quelle que soit l’opinion que l’on a d’eux, il faut bien admettre que leur accession au pouvoir n’est pas le fruit du hasard. Poutine a longuement et soigneusement construit son système selon toutes les lois du pouvoir russe, en combinant habilement ses éléments de base – la mentalité tchékiste, le crime organisé, la violence, la peur, la corruption, le mensonge, la communication politique et le paravent démocratique. Son projet politique est l’incarnation de la logique de l’histoire russe, l’achèvement de plusieurs de ses cycles (Moscou, Saint-Pétersbourg, l’Empire, l’URSS) ; il a uni de manière inédite l’élite et la société russe en leur donnant l’idée nationale de toujours : la guerre. Il a régné pendant un quart de siècle et est prêt pour le prochain quart, s’appuyant sur les dernières technologies biomédicales pour ralentir le vieillissement, paranoïaque à l’égard de son propre corps – ayant soumis tous les êtres vivants –, le pouvoir absolu tente de tenir tête à la mort, elle qui échappe à son contrôle.
L’ascension de Trump n’est pas non plus un hasard, comme en témoigne sa réélection, à 4 ans d’intervalle (il n’est que le deuxième président de l’histoire des États-Unis à y parvenir) et sa victoire nette avec un vote électoral écrasant et le contrôle des deux chambres du Congrès. Le fait qu’il ait été élu malgré l’opposition d’une grande partie de l’establishment politique et de la presse, et sous la pression de plusieurs affaires criminelles, rend cette victoire d’autant plus convaincante et représentative. Ses idées, son mode de fonctionnement incarnent les perceptions d’une grande partie de la société américaine sur l’Amérique et le monde extérieur ; son projet, révolutionnaire et conservateur à la fois, a pu subjuguer le Parti républicain et remodeler complètement le paysage politique américain. Poutine et Trump, leaders mondiaux qui changent le système mondial, ne se sont pas retrouvés par hasard sur la crête d’une montagne, où ils ont pu déclencher une avalanche par leurs actions ; ils étaient en résonance avec l’esprit du temps et sont parvenus à exprimer des tendances objectives dans leurs pays et dans le monde. (Volodymyr Zelensky, ancien homme de spectacle devenu le plus grand dirigeant politique de notre époque et qui a réussi à achever la construction de la nation ukrainienne dans le creuset de la guerre, appartient à la même catégorie, bien qu’il ne fasse pas partie de ceux qui déclenchent les avalanches, mais de ceux qui tentent de sauver de ce désastre leur pays, et le monde entier en réalité.)
En ce sens, le poutinisme en Russie et la révolution Trump en Amérique sont des manifestations de tendances longues. Cette neige tombe et s’accumule depuis des décennies, sous la forme de nostalgie post-impériale et de ressentiment des non-représentés. Plus largement, cette neige est l’insatisfaction permanente de la majorité face aux changements sociaux abrupts, aux nouvelles technologies, aux élites dirigeantes. À la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, ce mécontentement s’est répandu parmi les Russes, à qui des hystériques tels que Jirinovski avaient inculqué pendant longtemps le complexe des humiliés ; il s’est répandu dans le monde arabe, qui avait connu des siècles de déclin et n’avait pas encore trouvé sa place dans l’ordre mondial post-colonial ; il s’est répandu parmi les retraités britanniques, qui ont voté en masse pour le Brexit ; il s’est répandu aussi dans les « flyover states » américains, le centre même de l’Amérique, de la « rust belt » des anciens centres industriels à la « Bible belt » des traditionalistes : Hillbilly Elegy, l’autobiographie vieille de dix ans de l’actuel vice-président J. D. Vance, qui raconte son enfance difficile et la réalité déprimante de l’arrière-pays américain dans le Kentucky, est révélatrice à cet égard.
Des processus similaires ont eu lieu il y a un siècle, lorsque les habitants de différents pays ont réagi aux changements explosifs des dernières décennies, qu’il s’agisse de révolutions technologiques, de bouleversements dans les domaines de la science, de la peinture, de la société, de la famille, des relations hommes-femmes (un déclencheur très important à l’époque autant qu’aujourd’hui) ou de révolutions politiques qui ont conduit à l’effondrement d’empires et d’États. La réaction a été le chauvinisme, le militarisme et le fascisme sous toutes ses formes, du nazisme au franquisme (le stalinisme, soit dit en passant, était également une sorte de fascisme, une réaction conservatrice à la révolution russe et à l’effondrement de l’empire). Cela a conduit le monde aux catastrophes des deux guerres mondiales, qui ont fait des dizaines de millions de morts.
Ces guerres ont donné naissance à des institutions internationales qui, bien qu’imparfaites, utopiques et parfois corrompues, fixent une norme, un cadre de comportement. Même si elles n’ont pas débarrassé le monde de la violence, elles ont protégé l’humanité d’une guerre majeure et ont conduit à une plus grande ouverture, au commerce, à l’échange et à l’élargissement de l’espace de la liberté. Mais notre foi en ces institutions nous a joué un mauvais tour. Il semblait que le monde de l’après-guerre, qui avait survécu à la guerre froide et à l’affrontement des superpuissances, à l’effondrement des derniers empires coloniaux et de l’Union soviétique, était robuste et fiable. Le public s’entichait de Steven Pinker, qui affirmait que le degré de violence dans le monde était en baisse.
Or nous avons oublié que les institutions ne sont pas des structures éternelles qui limitent et guident les actions des gens, mais simplement des conventions, des arrangements qui ne fonctionnent que tant qu’il y a un consensus parmi leurs participants sur des règles communes. Le « Meilleur des mondes » du XXIe siècle a été fracturé par différents récits historiques, des exigences identitaires et des réseaux sociaux qui ont paradoxalement divisé l’humanité en bulles d’information, en communautés émotionnelles, chacune nourrissant ses propres griefs. Le consensus mondial s’est brisé et avec lui a disparu la foi dans les institutions, dans les idées de démocratie et de droits de l’Homme, dans la possibilité même du bien commun : de l’idéal kantien de la « paix perpétuelle », nous sommes passés à l’état de la « guerre de tous contre tous » hobbesienne. Les institutions sont devenues un épouvantail et un gros mot, et nous assistons à leur démantèlement rapide, des institutions démocratiques en Russie et en Hongrie à la croisade contre l’État profond dans l’Amérique trumpienne, de la crise existentielle de l’OTAN causée par la fracture du partenariat transatlantique à l’effondrement de l’accord de Paris sur le climat et de l’agenda vert en général dans un monde en guerre.
En conséquence, nous sommes revenus au scénario du XXe siècle : l’effondrement des institutions, la résurrection des formes primitives de nationalisme, la politique du sang et du sol, le corporatisme et le fascisme. Comme il y a cent ans, les masses imprégnées de ressentiment sont entrées en politique, mais alors qu’au XXe siècle elles étaient mobilisées par les technologies de la société de masse, de la politique et des médias de masse, au XXIe siècle, c’est le populisme numérique basé sur les réseaux sociaux qui attise haines, peurs, xénophobie et chauvinisme. Or, si par le passé il était possible de désigner les « maîtres du discours », les politiciens et les propagandistes qui alimentaient la guerre, le producteur du discours est aujourd’hui la majorité agressive armée d’un smartphone. Ni les actions des dirigeants politiques ni même leur élimination ne pourront la maîtriser : le départ de Poutine ne résoudra pas le problème de la Russie.
L’avalanche prend rapidement de l’ampleur, couvre les villages voisins et atteint la périphérie de la ville. Inutile d’essayer de la contrôler, nous ne pouvons qu’observer, hébétés, le colossal rempart de glace grandir sans bruit sous nos yeux et espérer qu’il arrêtera soudain sa course par magie pour geler sur le pas de notre porte, nous enveloppant de poudreuse et du souffle de la mort.
Traduit du russe par Desk Russie.
Sergueï Medvedev est un universitaire, spécialiste de la période postsoviétique, dont le travail s’enrichit des apports de la sociologie, de la géographie et de l’anthropologie de la culture. Il a remporté le prestigieux Pushkin Book Prize 2020 pour son livre The Return of the Russian Leviathan, qui a été largement salué aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’en France (sous le titre Les Quatre Guerres de Poutine, Buchet-Chastel, 2020).