Le projet russe pour les États-Unis

Les services russes travailleraient depuis plusieurs décennies à un projet de destruction de l’Amérique de l’intérieur. La politique du gouvernement Trump semble confirmer cette thèse : en quelques semaines, Trump, gouvernant par décrets, est parvenu à semer le chaos aux États-Unis et à se mettre à dos la terre entière, à commencer par ses plus fidèles alliés, tout en œuvrant pour les intérêts russes. Le but du Kremlin, ainsi que celui des oligarques de la High Tech, est de créer une situation irréversible aux États-Unis en les rendant ingouvernables.

« Aujourd’hui nous réussissons ce que nous avions tenté de faire sans succès depuis 500 ans ! Et nous changeons l’Occident ! »

Vladimir Jirinovski

« Aujourd’hui nous avons pris une revanche totale, effaçant notre revers de la fin de la guerre froide. »

Andreï Lougovoï

Dans un article paru le 11 février 2019, Vladislav Sourkov, l’un des architectes du système poutinien, faisait observer que le régime russe avait « un potentiel d’exportation considérable », car c’était le règne de la force qui dit son nom. La victoire du trumpisme semble lui donner raison. À Moscou, on n’a pas le triomphe modeste. Le principal gourou du régime russe, Alexandre Douguine, déclare sur CNN le 19 mars dernier : « Poutine et Trump coïncident dans leur point de vue selon lequel l’ordre mondial doit reposer sur les grandes puissances et non sur le mondialisme libéral. » En 2017, le même Douguine pavoisait plus ouvertement, affirmant dans une interview à CNN : « J’ai remarqué chez Donald Trump de nombreuses similarités avec ma pensée et j’aurais pu rédiger son discours inaugural […]. Le 8 novembre 2016 a été une victoire importante pour la Russie et pour Poutine en personne […]. Poutine a enseigné à Trump comment mettre en cause le statu quo, les idées reçues, les principes totalitaires du mondialisme. »

La mule du pape

C’est au début des années 1950 que Staline demande à ses services de mettre en œuvre une politique de destruction des États-Unis de l’intérieur. L’effondrement de l’URSS, loin de mettre fin à cette entreprise, va lui donner des contours plus précis. Car, au sein d’un petit groupe d’hommes liés au GRU et au KGB qui rêvent de vengeance, la victoire du camp occidental dans la guerre froide est attribuée à un complot ourdi à Washington. Il s’agit pour ces hommes d’infliger aux États-Unis le même sort que celui qu’a connu l’URSS sous Gorbatchev et sous Eltsine : priver le pays de ses alliés, le plonger dans le chaos, le désarmer unilatéralement, provoquer son morcellement.

Leur première tâche est de gagner les décideurs à leur cause. Pour cela, ils trouveront un vulgarisateur de talent, Alexandre Douguine. Celui-ci va mobiliser la géopolitique afin de démontrer que l’antagonisme entre la Russie et le monde anglo-saxon demeure, et que la Russie doit adapter sa politique à cette réalité. Dans La Grande Guerre des continents, publié en 1992, Douguine décrit la « conspiration géopolitique » ayant entraîné la disparition de l’Union soviétique et l’instauration de l’indépendance ukrainienne. En 1997, Douguine développe ses thèses dans son ouvrage programmatique, Les fondements de la géopolitique, qui sert de manuel à l’Académie de l’état-major russe. À l’en croire, au cœur de la géopolitique se trouve « l’affirmation d’un dualisme historique fondamental entre la Terre, la tellurocratie, l’Eurasie, le cœur de la Terre, avec sa civilisation idéocratique, d’une part, et la Mer, la thalassocratie, la puissance maritime, atlantique, le monde anglo-saxon, la civilisation marchande1… ». « L’Occident, représenté par l’Amérique, est l’adversaire géopolitique total de la Russie, le pôle d’une tendance diamétralement opposée à l’Eurasie. La guerre géopolitique de position avec l’Amérique a été et continue d’être l’essence de toute la géopolitique eurasienne, depuis le milieu du XXe siècle, lorsque le rôle des États-Unis est devenu évident2. » Les puissances terrestres se fondent sur le primat du politique sur l’économique, sur l’autoritarisme, le conservatisme, le collectivisme. Les puissances maritimes se caractérisent par le libéralisme et l’individualisme. Entre les deux, le conflit est inévitable.

Dès 1997, Douguine a élaboré les grandes lignes de la politique de subversion de l’adversaire américain qui seront systématiquement mises en œuvre par les services russes : « Il est particulièrement important de susciter un désordre géopolitique dans la vie intérieure américaine, en encourageant toutes sortes de séparatismes, divers conflits ethniques, sociaux et raciaux, en soutenant activement tous les mouvements dissidents, les groupes extrémistes, racistes et sectaires qui déstabilisent les processus politiques internes aux États-Unis. En même temps, on soutiendra les tendances isolationnistes de la politique américaine, les thèses de ces cercles (souvent républicains de droite) qui estiment que les États-Unis devraient se limiter à leurs problèmes internes. Ces tendances sont avantageuses au plus haut point pour la Russie, même si « l’isolationnisme » est mis en œuvre dans le cadre de la version originale de la doctrine Monroe, c’est-à-dire si les États-Unis limitent leur influence aux deux Amériques. Cela ne signifie pas que l’Eurasie doive en même temps refuser de déstabiliser le monde latino-américain, en cherchant à soustraire certaines régions au contrôle américain. Tous les niveaux de pression géopolitique sur les États-Unis doivent être activés simultanément3. » Les thèses de Douguine gagnent rapidement du terrain dans l’establishment russe, percolant jusque dans le discours du président Poutine, au point que Douguine constatera avec la modestie qui le caractérise : « Poutine ressemble de plus en plus à Douguine, ou du moins met en œuvre le programme que j’ai construit toute ma vie. » Comme son mentor, Poutine en vient à considérer que l’enjeu de la guerre contre l’Ukraine est « la victoire ou la défaite de la Russie dans la bataille contre l’ennemi existentiel (l’atlantisme, l’oligarchie financière globale, l’Occident). »

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Le peintre russe Nikas Safronov avec son portrait de Trump

Les objectifs russes immédiats après la seconde victoire de Trump

Pour l’observateur de la scène politique américaine depuis l’avènement de Trump, une chose saute aux yeux : le contraste entre le chaos que fait régner le lunatique président Trump et l’extrême cohérence des mesures prises pour mettre en œuvre un désarmement unilatéral des États-Unis face à la Russie et pour servir les intérêts russes. Dans ce domaine, l’administration Trump fait preuve d’un esprit de suite absent dans les autres sphères de ses initiatives. Ce contraste est à nos yeux le meilleur indice d’une prise en main par les hommes du Kremlin des aspects importants à leurs yeux de la politique américaine. Passons rapidement en revue les mesures qui intéressent directement Moscou. Tous les organismes chargés de la protection des États-Unis contre les ingérences étrangères ont été neutralisés. Trump a unilatéralement mis fin aux cyber-opérations contre la Russie, rendant les États-Unis vulnérables aux hackers russes. Les États-Unis ont voté avec la Russie aux Nations Unies la résolution sur l’Ukraine : démarche essentielle aux yeux du Kremlin car elle poignarde démonstrativement l’Alliance atlantique. Ils ont bloqué des déclarations condamnant la Russie au sein du G7. Trump a notamment torpillé une proposition du G7 recommandant de créer une force spéciale chargée de combattre la flotte fantôme russe, qui permet à Moscou d’exporter son pétrole en contournant les sanctions. L’administration américaine a tenu les Européens hors des négociations de paix avec Moscou, à la grande satisfaction du Kremlin. Aujourd’hui, elle concède que les Européens auront leur rôle à jouer : lever les sanctions conformément aux demandes de Poutine ! Trump fait pression sur l’Ukraine pour qu’elle se plie aux exigences russes : abandon des territoires occupés, statut de neutralité et absence de garanties – qui reviennent en fait à l’isolement de l’Ukraine au moment de la prochaine offensive russe. Trump a aidé Poutine à réaliser un objectif prioritaire pour lui, la reconquête de la région de Koursk, en privant les Ukrainiens des ressources du renseignement américain et en neutralisant les F-16 fournis à l’Ukraine par l’Europe. Trump est en train de démanteler la logistique militaire américaine en Pologne.

Il semble qu’il n’y ait littéralement rien que Donald Trump puisse refuser à son ami Poutine. À peine nomme-t-il le général Keith Kellogg comme son représentant pour l’Ukraine et la Russie que le président russe fait savoir qu’il n’en veut pas. Qu’à cela ne tienne, Kellogg sera chargé de l’Ukraine, et pour la Russie Trump choisira Steve Witkoff, un émissaire totalement ignorant de ce pays, capable d’avaler les bobards poutiniens les plus énormes, comme le prouve son entretien avec Tucker Carlson : bref, l’interlocuteur idéal pour le Kremlin. Les États-Unis se sont retirés du groupe d’enquête international sur la responsabilité des dirigeants russes dans les crimes de guerre commis en Ukraine.  Trump a ordonné de fermer la Radio Liberty. Le 19 mars, les services de renseignement américains ont mis fin à un effort coordonné avec les Européens pour contrer le sabotage, la désinformation et les cyberattaques émanant de Russie. Il y a mieux : l’administration Trump envisagerait de reconnaître unilatéralement l’annexion de la Crimée. Signalons aussi l’osmose entre la propagande du Kremlin et les propos tenus par Trump et ses proches : Zelensky n’a pas de légitimité, il est corrompu, il a détourné l’aide occidentale. Ainsi Trump s’associe à un objectif majeur de Poutine, faire tomber Zelensky, l’âme de la résistance ukrainienne, en exigeant des élections immédiates en Ukraine dont la tenue transparente est impossible en temps de guerre. Dans le discours trumpien comme dans celui du Kremlin, « paix » veut dire capitulation, tandis que les Ukrainiens qui résistent et les Européens qui les soutiennent deviennent des « fauteurs de guerre » : on se souvient qu’après le pacte germano-soviétique, à partir de septembre 1939, les Britanniques et les Français étaient traités de « fauteurs de guerre » par la propagande stalinienne à cause de leur soutien à la Pologne. On remarquera que les deux points soi-disant concédés par Poutine en matière de cessez-le-feu représentent les deux domaines où l’Ukraine porte des coups sensibles pour la Russie : la frappe des infrastructures énergétiques et la flotte russe de la mer Noire obligée de se planquer en Géorgie à cause des drones et des missiles ukrainiens. Le crescendo des exigences du Kremlin est littéralement sidérant : les Russes exigent maintenant comme condition au cessez-le-feu de pouvoir déployer des observateurs à Odessa pour s’assurer que les livraisons d’armes à l’Ukraine ont cessé – celles en provenance des États-Unis et celles d’Europe.

Mais ce n’est pas tout. L’administration Trump se lance dans le sauvetage économique in extremis de la Russie aux abois, détruisant plusieurs leviers dont disposaient les Occidentaux pour faire lâcher prise à Poutine. Les hedge funds américains s’apprêtent à investir dans les titres russes. Depuis décembre dernier, le rouble s’est renforcé de 40 %. Selon certaines informations, Poutine et Trump auraient engagé des discussions secrètes pour redémarrer le gazoduc Nord Stream 2. Le revirement de Trump à l’égard de ce projet auquel Poutine tient plus que tout, car il y voit le moyen de faire basculer l’Allemagne (et donc l’Europe) dans l’orbite russe, permet de mesurer l’évolution du président américain par rapport à son premier mandat, lorsqu’il s’opposait au gazoduc. Au total, la Russie aura, grâce à l’assistance financière et technologique américaine, les moyens de préparer à loisir sa guerre contre l’Europe, à moins que la reprise de la vassalisation par Gazprom ne soit suffisante pour installer au pouvoir dans toute l’Europe des oligarques soumis à Moscou.

Depuis des années, Poutine rêvait d’ébranler l’hégémonie du dollar, objectif aussi important à ses yeux que la destruction de l’OTAN. La marotte protectionniste de Trump, vivement encouragée au Kremlin sous le slogan de la « priorité aux intérêts nationaux », est le meilleur moyen d’y parvenir. « Ce que le Wall Street Journal a qualifié de “guerre commerciale la plus stupide de l’histoire” avec le Canada et le Mexique menace de faire exploser de vastes pans de l’économie, d’éliminer des milliers d’emplois et de mettre en péril la sécurité des États-Unis », écrit l’historien Ian Gardner qui s’interroge : « Pourquoi un président promettant un “âge d’or” inaugurerait-il son règne en commençant par déclencher une série d’incendies, sociaux et politiques, qui semblent saper tous les fondements de la puissance économique, diplomatique et culturelle des États-Unis ? » En outre, Trump a créé un fond de réserve en crypto-monnaie. L’idée est d’affaiblir les devises souveraines et de saper le système monétaire. Dans l’esprit des milliardaires de la Silicon Valley, les crypto-monnaies vont permettre d’abolir une prérogative régalienne essentielle de l’État.

Ajoutons que Trump a porté un coup sérieux aux exportations d’armes américaines, les États-Unis ayant démontré en Ukraine qu’ils ne sont pas un fournisseur fiable. Bref, à Moscou on se frotte les mains : en quelques semaines, Trump est parvenu à se mettre à dos la terre entière, à commencer par ses plus fidèles alliés.

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Affiche soviétique : « Les peuples du monde attendent »

La nature de l’emprise de Poutine sur Trump

Cet alignement spectaculaire de Washington sur Moscou pousse les observateurs à se demander si Trump est un agent du Kremlin ou s’il entre simplement dans la catégorie des « idiots utiles ». Une récente remarque de Trump jette quelque lumière sur les relations entre les deux hommes : « Laissez-moi vous dire, Poutine a traversé une sacrée épreuve avec moi. Il a subi une fausse chasse aux sorcières, où ils l’ont utilisé, lui et la Russie. Russie, Russie, Russie, vous avez déjà entendu parler de cet accord ? […] C’était un bobard démocrate. Il a dû subir ça. Et il l’a fait4. » Trump voit en Poutine un compagnon d’armes, un homme qui a les mêmes ennemis que lui (les libéraux, les « mondialistes »), et qui, comme lui, en a bavé à cause d’eux. Tout autant que Poutine, Trump est un prédateur. Il ne conçoit pas une transaction où les deux partenaires soient gagnants : dans un deal à la Trump, il y a toujours un dindon de la farce. Trump et Poutine sont convaincus que le monde entier conspire à plumer les États-Unis et la Russie. Pour eux, le contrôle d’un Lebensraum en expansion vaut mieux que la conquête de marchés. Trump pourrait souscrire à cette remarque d’Alexandre Prokhanov, le chantre de l’eurasisme : « Oubliez l’intangibilité des frontières. Pour tout empire, les frontières sont flottantes, on peut et on doit les déplacer. Plus on contrôle d’espace, moins on a de chances de se faire bouffer par d’autres5» Le président américain admire la manière dont Poutine est venu à bout de ses ennemis chez lui, et il est tout prêt à prendre conseil auprès de lui avec déférence. Comme Poutine, Trump est avant tout l’homme du ressentiment et de la vengeance. Rien ne solidifie mieux une alliance qu’une haine partagée. Poutine joue en maître sur le complotisme paranoïaque de Trump et sur sa soif maladive de revanche. Il l’a persuadé que le soutien à l’Ukraine était une politique de Biden, donc qu’il devait absolument s’en démarquer s’il ne voulait pas devoir se tourner vers des hommes qui avaient servi dans l’administration démocrate. Il l’a persuadé que transformer le FBI en police chargée de venir à bout des opposants ferait enrager les « libéraux ». Bref, il lui a fait croire que toutes les mesures pro-russes soufflées par lui étaient le meilleur moyen de faire la nique à ses adversaires de l’ancien establishment.

L’ensemble de décisions que nous avons mentionnées plus haut donne à penser que Trump est solidement encadré par des « conseillers » russes ou contrôlés par la Russie, un peu comme l’étaient en 1945-1946 les communistes dans les futures démocraties populaires, un Rakosi ou un Ulbricht par exemple. L’administration Trump ne fait preuve d’esprit de suite que dans ce qui est impulsé de Moscou dans l’intérêt de la Russie. La proximité quotidienne de Trump avec des hommes du Kremlin se révèle aussi dans sa rhétorique. À peine Poutine avait-il déclaré Zelensky « illégitime » que Trump entonnait le même refrain, en répercutant les bobards de la propagande russe sans comprendre qu’il trahissait sa proximité avec ses mentors russes. Trump trouve la frontière avec le Canada « artificielle » : exactement ce que Poutine disait de la frontière avec l’Ukraine. On voit même Trump reprendre à son compte les invectives russes. Ainsi, outré par des critiques formulées par le Wall Street Journal à l’égard de sa politique, il traite cette publication de « mondialiste » : l’insulte suprême dans la bouche de Vladimir Poutine. Cette contamination par la propagande russe est aussi évidente au sein du parti républicain. Ainsi le sénateur Mike Johnson affirme que les manifestants anti-Trump sont payés par Soros : exactement un coupé-collé de ce que les média russes ne cessaient de répéter à propos de l’opposition au régime de Poutine.

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Caricature soviétique anti-américaine

Le chaos tous azimuts

Si dans la paralysie de l’opposition et la décérébration des Américains grâce à la propagande, on trouve un calque des méthodes poutiniennes, le but du Kremlin n’est évidemment pas de créer un État fort outre-Atlantique. Pour reprendre l’expression de l’historien Ian Garner, Trump est un « démolisseur qui n’a pas le sens de l’orientation », qui scie les branches sur lesquelles il est assis. En dehors des objectifs très précis poursuivis par Moscou mentionnés plus haut, qui visent, d’une part à neutraliser le système immunitaire de l’État américain et, de l’autre, à mettre les ressources américaines au service des ambitions de puissance russe, le but du Kremlin est de créer une situation irréversible aux États-Unis en les rendant ingouvernables. Les Russes ont favorisé l’élection de Trump non parce qu’il était perçu comme un homme fort avec lequel on pourrait s’entendre, mais parce qu’ils ont deviné en lui une boule de démolition qui causerait aux États-Unis des dégâts irréparables.

Depuis le début du blitzkrieg lancé par Trump contre l’establishment américain et contre les alliés traditionnels de l’Amérique, on s’est accroché à des explications rationnelles de son comportement : Trump s’attaque aux pays de l’OTAN pour qu’ils payent plus pour leur défense ; Trump flirte avec la Russie pour la détourner de l’alliance avec la Chine, la priorité de son administration étant l’affrontement sino-américain. En réalité, comme l’a récemment montré David Frum, éditorialiste pour The Atlantic, ces rationalisations ne résistent pas à l’examen : ainsi les trumpistes soutiennent l’AfD en Allemagne alors que ce parti est hostile à l’augmentation des dépenses militaires ; et en Asie, tous comprennent que le lâchage de l’Ukraine préfigure celui de Taïwan. La politique de Trump n’est pas isolationniste, elle est prédatrice et nullement hostile au « regime change », comme l’a montré le discours de Vance à Munich. Même remarque pour l’économie. Nombre d’observateurs américains ont l’impression que Trump la saborde à dessein. Mais, là aussi, on invente des rationalisations. Ainsi Saikat Chakrabarti, un démocrate progressiste, accuse Trump d’avoir « fabriqué une récession » exprès pour enrichir ses favoris : « Cela paraît logique quand on sait que son objectif est de créer une économie semblable à celle de la Russie, dirigée par une poignée d’oligarques qui lui sont fidèles. […] Créer un tel État est difficile dans une économie vaste, dynamique et puissante, où trop d’acteurs peuvent s’opposer à lui. Il accélère donc la concentration de l’argent et du pouvoir entre les mains de ses fidèles, tandis qu’il écrase le reste. » La vérité est que, hors les domaines qui l’intéressent directement, le Kremlin est favorable à un chaos maximum en Amérique et on peut penser qu’il laisse la roue libre aux impulsions dévastatrices de son protégé. En outre, avec son flair infaillible pour la destruction, il s’est découvert des auxiliaires fanatiques au sein des milliardaires de la Silicon Valley. C’est grâce à eux que le parti républicain s’est transformé en parti russe, basculement qui est apparu en plein jour en juillet 2024, lors de la convention nationale du parti républicain qui marque le triomphe de la ligne isolationniste. David Sacks, un oligarque de la tech, y accuse le président Biden d’être responsable de l’invasion russe en Ukraine : « Il a provoqué – oui, provoqué – les Russes à envahir l’Ukraine en évoquant l’élargissement de l’OTAN. Par la suite, il a rejeté toute possibilité de paix en Ukraine, y compris un accord mettant fin à la guerre deux mois seulement après son déclenchement », tandis que Marjorie Tailor Greene, la fougueuse partisane de Poutine, se déchaînait contre les « mondialistes ». Douguine se vantait le 4 janvier 2025 : « J’ai beaucoup de bons amis aux États-Unis. » Et de se féliciter de « la bro-révolution et du virage à droite ».

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Leonid Rakov. L’impérialisme, c’est l’agression. Affiche soviétique de 1966 // Domaine public

Les alliés du Kremlin : le projet idéologique de Silicon Valley

L’entreprise de démolition de l’État américain pilotée par le Kremlin ne peut évidemment pas s’afficher sous son vrai visage, le kidnapping d’un État par une puissance hostile. Le camouflage est assuré par les idéologues de la Silicon Valley, dont l’objectif est le même que celui de Moscou, détruire l’État américain. Voyons en quoi les dogmes colportés par les Tech bros, comme on les appelle, convergent avec le projet du Kremlin pour l’Amérique, tout en le masquant.

Commençons par leur gourou, le sulfureux Curtis Yarvin, l’auteur d’un plan appelé RAGE (Retire All Government Employees). Cet ex-entrepreneur de la tech est l’un des penseurs les plus influents de cette extrême droite technophile acquise à Trump. Yarvin est le fondateur d’un courant anti-égalitaire qu’on a appelé « néoréaction », apparu sur Internet à la fin des années 2000, qui marie une vision du monde antimoderne et antidémocratique classique à un ralliement au capitalisme technologique vu comme un moyen de gouverner les hommes. En 2008, le jeune Yarvin proposait de résoudre de manière rationnelle le problème des « improductifs » : « Les convertir en biodiesel, ce qui peut aider à alimenter les transports en commun. » « Mais, ajoute-t-il, le problème avec la solution biodiesel, c’est que personne ne voudrait vivre dans une ville dont les transports publics seraient alimentés, même en partie, par les restes distillés de ses anciennes classes populaires. Cependant, cela nous permet d’aborder le problème que nous cherchons à résoudre. En un mot, notre objectif est une alternative humaine au génocide. » Yarvin se fait fort d’avoir trouvé la réponse : elle consiste à « virtualiser » ces gens en les emprisonnant dans un « isolement cellulaire permanent » où, pour éviter de les rendre fous, ils seraient connectés à une « interface de réalité virtuelle immersive » afin qu’ils puissent « vivre une vie riche et épanouissante dans un monde complètement imaginaire ». En 2012, Yarvin écrivait : « Si les Américains veulent changer leur gouvernement, ils vont devoir surmonter leur phobie des dictateurs. » Son idéologie, baptisée « Lumières obscures », prône la fin de la démocratie : « Je ne crois pas au droit de vote » ou encore : « La démocratie est faible et dépassée. » Dans la vision du monde de Yarvin, ce ne sont pas les élections qui permettent au régime démocratique de fonctionner, mais les illusions projetées par un ensemble d’institutions, dont la presse et les universités, de mèche avec la bureaucratie fédérale, dans une nébuleuse qu’il appelle la Cathédrale. Cette Cathédrale invisible est toute puissante car elle est située partout et nulle part, tissée de notre mode de vie, de nos façons de communiquer et de penser. « À toutes fins pratiques révolutionnaires », écrivait Yarvin en mai 2020, « l’État profond est aussi décentralisé que le Bitcoin et aussi invulnérable – aux bulletins de vote comme aux balles. »

En revanche, Yarvin admire la manière dont l’État chinois use de la violence. Il trouve que la politique de surveillance totale « zéro Covid » de la Chine face à la pandémie implique « moins de restrictions liées au Covid que celles imposées aux citoyens de l’État rouge [républicain] le plus rouge des États-Unis ». Pour Yarvin, même si le libertarisme a raison sur la meilleure façon d’organiser la société, son point faible est qu’il ne prend pas au sérieux le pouvoir. Un État tout-puissant est nécessaire, un Léviathan souverain, capable d’imposer l’ordre par la force avec une autorité si absolue qu’il peut alors disparaître de la vie quotidienne. L’État « devrait être géré comme une entreprise avec à sa tête un PDG ayant les mêmes pouvoirs qu’un monarque absolu », c’est-à-dire quelqu’un qui n’a à répondre ni devant son peuple ni devant la loi. Les États doivent être dissous et remplacés par des territoires plus réduits, des sortes de phalanstères high tech, voire d’îles flottantes, en concurrence entre eux et gouvernés par les milliardaires de la tech : on pense aux fiefs exotiques gouvernés par les méchants que l’on voit dans les films de James Bond. On aura donc des États-réseaux (network state) ou des États patchwork. Curtis Yarvin écrit : « L’idée fondamentale de Patchwork est que, à mesure que les gouvernements défaillants que nous avons hérités de l’histoire sont démantelés, ils doivent être remplacés par une toile d’araignée mondiale de dizaines, voire de centaines, de milliers de mini-pays souverains et indépendants, chacun gouverné par sa propre société par actions, sans tenir compte de l’opinion de ses habitants. »

Les millionnaires de la Tech pensent qu’ils seront aux manettes dans un monde géré par l’IA. Musk ambitionne de contrôler le système financier global grâce à X. Au fur et à mesure qu’elle se rapproche du pouvoir, la secte des milliardaires de Silicon Valley tient un discours de plus en plus millénariste. Les Tech bros sont convaincus que les États vont s’effondrer, que nous marchons vers l’apocalypse. C’est notamment le cas de Peter Thiel, un proche de Curtis Yarvin. Pour lui, les démocraties sont obsolètes. « Je ne crois plus que liberté et démocratie soient compatibles », écrivait Thiel en 2009. « La grande tâche des libertariens  est de trouver une issue à la politique sous toutes ses formes – des catastrophes totalitaires et fondamentalistes au demos irréfléchi qui guide la soi-disant “social-démocratie” ». Il rêve de refaire la nature, contestant « l’idéologie de l’inévitabilité de la mort de chaque individu ». Lui se propose de vivre jusqu’à 120 ans. Obsédé par l’apocalypse (il a écrit un essai sur le sujet), Peter Thiel s’est fait construire en Nouvelle-Zélande un bunker pour s’y réfugier à la fin des temps (il y a passé la pandémie du Covid). Comme Douguine, Thiel semble croire à une conspiration planétaire que l’avènement de Trump va dévoiler. C’est ce qu’il affirme début janvier, dans une tribune publiée par le Financial Times, en saluant « le retour de Trump à la Maison-Blanche » qui « augure l’apocalypse des secrets de l’ancien régime. L’apocalypse est le moyen le plus pacifique de résoudre la guerre menée par l’ancien régime contre Internet – une guerre qu’Internet a gagnée… » Et d’entonner le couplet sur « les organisations médiatiques, bureaucraties, universités et ONG financées par l’État qui délimitaient traditionnellement la conversation publique »

Quoique nombre de ces milliardaires idéologues aient des lectures, leurs écrits révèlent des personnalités d’adolescents attardés, inconscients des conséquences de leurs actes et de leurs propos, peut-être parce qu’ils ont l’habitude d’évoluer dans un univers virtuel de science-fiction ou de jeux vidéos où tout est réversible. Ces as de l’informatique ont un cerveau reptilien, étranger à l’éthique et à l’empathie, indifférent à la vérité, allergique à la loi. Leur passion dominante semble être la transgression. Ils ressemblent à nos soixante-huitards admirateurs de la révolution culturelle maoïste. Pour eux, le dernier chic est d’afficher une posture iconoclaste, d’épater le bourgeois, surtout s’ils ne savent rien de ce dont ils parlent. Ainsi Musk a doctement expliqué que « Staline, Mao et Hitler n’ont pas assassiné des millions de personnes. Ce sont leurs employés du secteur public qui l’ont fait » : bref, encore un coup de l’État profond !

Tout cela rend ce milieu fort réceptif aux leçons des propagandistes russes, riches de leur expérience unique en matière de manipulation des foules. À commencer par la mouvance alt-right, qui rassemble néonazis, nationalistes et monarchistes, dont Richard Spencer est le fondateur. Son ex-femme russe, Nina Kouprianova, traductrice de Douguine, lui a assuré une liaison directe avec l’entourage de Vladimir Poutine. Douguine et Vladislav Sourkov, l’architecte du régime poutinien, passent pour avoir exercé une forte influence sur le mouvement alt-right. Plutôt que de simplement diffuser des mensonges, le but de la propagande est, pour Sourkov, de détruire entièrement la capacité à traiter l’information. Steve Bannon, le concepteur de la propagande MAGA, en a pris de la graine : « Il ne s’agit pas de persuasion : il s’agit de désorientation. » « L’obscurité a du bon… Ça ne fait que nous aider quand les gens se trompent. Quand ils ne voient ni qui nous sommes ni ce que nous faisons. » La cible principale n’est pas l’opposition, explique encore Bannon. « Les démocrates n’ont pas d’importance », déclare-t-il à l’écrivain Michael Lewis en 2021. « La véritable opposition, ce sont les médias. Et la façon de s’en occuper, c’est d’inonder la zone de merde. »

 Le documentariste britannique Adam Curtis a ainsi défini l’action de Sourkov : « Son objectif est de saper les perceptions que les gens se font du monde, afin qu’ils ne sachent jamais ce qui se passe vraiment. Sourkov a transformé la politique russe en une déroutante pièce de théâtre, en changement perpétuel. Il a financé des groupes de tous genres, de skinheads néo-nazis à des groupes de défense des droits de l’Homme progressistes. Il a même soutenu des partis opposés au président Poutine. Mais l’élément clé était que Sourkov faisait ensuite savoir que c’était lui qui était derrière ces groupes, de sorte que personne ne soit jamais sûr de ce qui était vrai et de ce qui était bidonné. Comme l’a décrit un journaliste : “C’est une stratégie du pouvoir qui entretient toute opposition dans la confusion permanente”. Un tel changement perpétuel et incessant est inarrêtable parce qu’il est indéfinissable. » Parlant de la guerre contre l’Ukraine, Sourkov faisait remarquer que « l’objectif sous-jacent n’est pas de gagner la guerre, mais d’utiliser le conflit pour créer un état permanent de perception déstabilisée, afin de manipuler et de contrôler. » Comparons avec la description que donne Ian Gardner de l’Amérique trumpienne : « La confusion n’est pas un dysfonctionnement ou un effet indésirable : c’est le moteur même et l’objectif du spectacle trumpiste qui génère sans cesse de l’attention. » Gardner diagnostique aussi le dangereux engrenage de la surenchère qui se met en place dans les régimes où sévit le culte de la personnalité et où les masses ne sont associées au pouvoir que pour la destruction : « Plus le gouvernement va loin, plus la foule est exigeante. Dans une dynamique exponentielle, le pouvoir spectaculaire ne peut conduire qu’à des actes destructeurs plus grands, plus audacieux, plus scandaleux. » « La politique de Trump passe par une esthétique de destruction totale, car seule la participation à la destruction et au démantèlement semble ouvrir aux désenchantés une option politique : le semblant d’une possibilité d’agir. » C’est cette logique qui en Russie a amené la guerre contre l’Ukraine. Le dictateur, sentant son illégitimité, se croit obligé d’accumuler en continu des succès nouveaux, de peur de perdre son emprise sur les masses.

L’osmose entre les idéologues de Silicon Valley et certains idéologues du régime poutinien apparaît dans un article futuriste de Vladislav Sourkov, paru le 11 octobre 2021, intitulé « La démocratie déserte et les autres merveilles politiques de 2021 ». Sourkov affirme que la représentation parlementaire n’a désormais plus lieu d’être puisque les vœux de la population peuvent être communiqués en un instant par Internet. Bref, la représentation politique doit être jetée aux oubliettes et remplacée par des algorithmes. Seuls resteront aux commandes les informaticiens et les siloviki qui dirigeront en coulisse les géants de l’intelligence artificielle. « La numérisation et la robotisation du système politique aboutiront à la création d’un État high tech et d’une démocratie sans hommes […] dans lesquels la hiérarchie des machines et des algorithmes poursuivra des objectifs échappant à la compréhension des gens qui les servent. »

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Vladimir Jirinovski, invité dans l’émission de Vladimir Soloviev, montre une image le représentant sous les traits de Donald Trump. 2016 // Rossiya 1, capture d’écran

La prochaine étape pour le Kremlin : rendre le basculement américain irréversible

Comment voit-on la situation américaine au Kremlin ? À la différence des Américains qui ne comprennent rien à la Russie et ne s’y intéressent pas, les Russes se sont donné une expertise sérieuse sur les États-Unis. Ils connaissent la mentalité et la politique américaines en profondeur. Pour eux, la phase Trump est une première étape, mais la victoire n’est pas encore définitive. « Donald Trump est comme notre Jirinovski », opine Margarita Simonian. Cette comparaison en dit long. Rappelons que le parti de Jirinovski a d’abord été lancé par le KGB après l’abolition du monopole du parti communiste sur le pouvoir en 1990 pour discréditer la démocratie à la fois aux yeux des Russes et des Occidentaux. Jirinovski endosse le personnage d’un fou du roi qui peut se permettre de dire n’importe quoi impunément et dont les propos ne tirent pas à conséquence. Dans son programme électoral du printemps 1991, il promet de nourrir la Russie en 72 heures : « J’enverrai une troupe dans l’ex-RDA, 1,5 million d’hommes, j’agiterai la menace nucléaire et tout nous sera fourni…  Nous expédierons les grévistes en taule, les racketteurs à l’étranger pour qu’ils y défendent les intérêts nationaux russes, nous ferons venir de l’étranger des ouvriers qui travailleront pour nous gentiment à 100 roubles par mois. » Il se fait fort de procurer un homme à toutes les femmes de Russie, de distribuer de la vodka gratuite à tous. Avec le temps, la fonction de Jirinovski va s’élargir. Son rôle va être à la fois de faire tomber les tabous et de construire une réalité alternative dans laquelle le bon peuple russe sera enfermé comme dans une bulle. Jirinovski va acclimater en Russie le culte de la violence, faire la réclame de l’expansionnisme militaire, du racket planétaire, de la dictature. Après avoir puissamment accéléré la dégradation morale des Russes en jouant sur leurs pires instincts, il a pavé la voie à la construction d’un nouveau système politique rendu possible par cette mutation des hommes ramenés au cerveau reptilien. Avec l’arrivée de Poutine au pouvoir, le bouffon a cédé la vedette au tueur en série.

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Vladimir Jirinovski en 2016. Photo : Vladimir Gousseïnov, Komsomolskaïa Pravda

De nombreuses allusions dans les médias russes laissent entendre que la phase Trump est en quelque sorte le stade initial de la révolution américaine. Trump joue le même rôle que Jirinovski : il fait tomber les tabous, rend les Américains accros à la transgression, tout cela sous la forme d’un spectacle médiatique ou clownesque qui empêche la réaction morale et l’interprétation rationnelle. Au Kremlin, on se réjouit de la déroute des élites libérales. Le premier réflexe est d’engranger le maximum pendant cette période faste. Mais on se préoccupe aussi de gagner la seconde manche. Douguine, jamais à court de complots, met en garde : la révolution trumpienne est trop belle pour être vraie. Une partie de l’État profond était sûrement dans le coup : Trump « n’aurait pas pu opérer des changements aussi radicaux et n’aurait même pas pu se faire élire et survivre jusqu’à l’investiture s’il n’avait pas reçu le soutien exceptionnel de forces très influentes au niveau de ce même État profond. » Ce deuxième État profond est constitué selon Douguine par les milliardaires de la Silicon Valley, dont il se méfie, ses sympathies allant aux conservateurs populistes à la Steve Bannon. On comprend ses réticences : entre l’État-patchwork et l’empire, il y a un abîme. La ligne à suivre pour le Kremlin coule de source. La Russie doit encourager les ambitions impériales de Trump, le pousser à l’annexion du Canada et du Groenland. « Du coup, quel besoin aura Trump de l’Europe ? Qu’elle crève, il s’en fiche », explique Soloviov qui estime qu’on doit se hâter : « Trump nous a donné quatre ans pour nous préparer à la grande guerre européenne qui est inévitable. » Mais pour que cet effort fructifie pleinement, pour que la Russie puisse installer à nouveau ses bases en Europe de l’Est, revenir à Berlin, il faut que « Vance ou quelqu’un comme lui succède à Trump en 2028 ». Douguine voit aussi d’un fort bon œil les velléités de conquête exprimées par Trump, mais pour une raison plus importante encore : il veut que les États-Unis se transforment de puissance thalassocratique en puissance continentale, car seule cette mutation empêchera le retour des élites libérales au pouvoir et garantira la pérennité du tournant conservateur de l’Amérique.

Quelle place le Kremlin réserve-t-il à cette Amérique reformatée ? Le condominium russo-américain que la propagande poutinienne fait miroiter aux idiots utiles du MAGA n’est qu’un leurre. Quand Adalbi Chkhagochev, un député de la Douma, propose d’offrir à Trump  « la possibilité de diriger la construction d’un monde multipolaire », il est sévèrement repris par le présentateur Evgueni Popov : « Non ! Nous ne le laisserons plus rien diriger. » Un analyste de la politique étrangère russe à Moscou a confié récemment à Thomas Friedman, l’éditorialiste du New York Times : « Trump ne comprend pas que Poutine le manipule simplement pour atteindre son objectif principal : saper la position internationale des États-Unis, détruire leur réseau d’alliances de sécurité – surtout en Europe – et déstabiliser les États-Unis de l’intérieur, rendant ainsi le monde plus sûr pour Poutine et Xi. »

Les États-Unis ne seront jamais considérés comme des alliés par les Russes. La soif d’humiliation de l’Amérique chez ces derniers est loin d’être étanchée, comme le montrent les entretiens de Poutine avec Witkoff, qui ont, entre autres, pour but d’exposer au monde entier la prodigieuse sottise des dirigeants américains. Le sort réservé par le Kremlin à l’Amérique ressemble à celui d’une araignée piquée par le pompile, un insecte qui se reproduit en pondant ses œufs dans une araignée qu’il a paralysée au préalable en lui injectant un venin. Les larves se nourrissent de la proie vivante. Ainsi la Russie compte s’alimenter aux sucs extraits d’une Amérique immobilisée, y pomper les investissements et les transferts de technologie, en tirer les ressources humaines qui lui donneront les moyens de réaliser son projet d’hégémonie mondiale.

francoise thom

Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.

Notes

  1. A. Douguine, Osnovy geopolitiki (Les fondements de la géopolitique), I, 10.1.
  2. Ibidem, V,1.
  3. Ibidem, V,1.
  4. Jonathan Chait, « The Real Reason Trump Berated Zelensky », The Atlantic, February 28, 2025.
  5. A. Prokhanov, « Rasti, inatche sojrout » ( « Il faut nous étendre, pour ne pas nous faire bouffer »), Argoumenty i Fakty, 29/10/08.

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