La Roumanie, un bastion de l’Europe qui résiste aux ingérences russes

Les Européens redoutaient l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir en Roumanie. Mais la démocratie roumaine s’est avérée robuste : le vote massif de la population au second tour de l’élection présidentielle a permis la victoire de Nicușor Dan, un candidat ouvertement pro-européen et pro-ukrainien. L’auteur explique le dessous des cartes : les manœuvres russes pour séduire l’électorat grâce à des idées nationalistes, l’influence du Patriarcat de Moscou, mais aussi les problèmes pendants qui ont éloigné une partie de la population des partis pro-européens, au premier chef la situation de la Bucovine du Nord, rattachée par Staline à l’Ukraine et à la Moldavie.

Sur le front de l’Est, une bataille a été gagnée de justesse dans cet affrontement ouvert depuis le 24 février 2022 entre l’Europe et le Kremlin, entre l’union des pays libres de notre continent et un système néo-soviétique intrusif et liberticide.

Dans un climat de tensions sociales et de déceptions par rapport aux politiques économiques des gouvernements social-démocrates et libéraux, marqués par des scandales de corruption, et face aux promesses des partis nationalistes et eurosceptiques qui promettaient une meilleure défense des intérêts nationaux, la société roumaine a hésité entre les illusions d’un retour vers un passé aux valeurs « sûres », « morales » et celles d’un monde libre, ouvert, avec les incertitudes d’une économie de marché concurrentielle.

Les premiers chiffres annoncés le 18 mai 2025, après la clôture des bureaux de vote à Bucarest à 21 heures, ont été accueillis dans une grande confusion, les deux candidats célébrant simultanément leur victoire. Nicușor Dan a salué dans son quartier général « la victoire d’une communauté de Roumains désireux d’un profond changement » devant ses partisans scandant « Russie n’oublie pas, la Roumanie n’est pas à toi ! »,  ainsi que « Europe » et « unité ».

Son adversaire George Simion s’est proclamé au même moment devant le Parlement « le nouveau président de la Roumanie », comptant surtout sur les votes de la diaspora pour avoir la victoire finale et prétendant avoir identifié des « fraudes » dans le processus électoral.

Selon les résultats définitifs confirmés le 19 mai par le Bureau électoral central, Nicușor Dan a obtenu 53,60 % des voix (soit 6 168 642 voix), tandis que son rival George Simion a obtenu 46,40 % (soit 5 339 053 voix au total).

Comme lors des élections du mois de novembre 2024, d’importantes ingérences russes sur les réseaux sociaux ont été signalées par les représentants du gouvernement roumain. Le ministère des Affaires étrangères a dénoncé une « campagne virale de fausses informations » sur les réseaux sociaux, notamment sur Telegram, visant à « influencer le processus électoral » et portant « une nouvelle fois les marques d’une ingérence russe1 ».

Par ailleurs, le même jour, Pavel Dourov, fondateur de Telegram, qui a des démêlés avec la justice française, avait accusé la France d’avoir cherché à « réduire des voix conservatrices au silence » en Roumanie, ce qui a été vivement démenti par le ministère des Affaires étrangères de la France.

La manipulation de l’opinion eurosceptique au profit des influences russes

Le candidat indépendant Nicușor Dan, maire de Bucarest et mathématicien, a gagné au second tour avec une avance confortable, bien qu’un grand nombre d’électeurs aient cédé aux promesses de son rival George Simion, manipulateur nationaliste qui exploitait la nostalgie en jouant sur la possibilité d’un retour vers un passé sombre mais supposé stable. 

Il s’agissait bien d’un retour, car le parti nationaliste d’extrême droite AUR (Alliance pour l’unité des Roumains) qu’il a fondé et préside actuellement, a récupéré et détourné le mouvement civique « unioniste » Actiunea-2012, qui réclame l’abolition de la frontière artificielle créée par Staline en 1940 entre les citoyens de l’État roumain actuel et leurs frères de l’actuelle république de Moldavie. Ce parti est ainsi devenu un parti anti-européen qui reprend les refrains de la plupart de mouvements d’extrême droite dans plusieurs pays de l’UE, actuellement soutenus par le leader du Kremlin. 

La naissance du parti AUR fut une manœuvre habile organisée par des membres des services de renseignements roumains ayant des orientations pro-russes.

Grâce à cette opération bien préparée, le « grand frère » de l’Est réussit un grand coup. Les démarches unionistes ont été anéanties par la transformation d’un mouvement civique en un nouveau parti politique concurrent aux autres forces unionistes, un parti « souverainiste » qui milite contre les projets militaires et économiques de l’UE et pour une « Europe des nations ». Ainsi, la revendication par AUR concernant une éventuelle union librement consentie entre la Roumanie et la république de la Moldavie fait que toute démarche unioniste, légitime dans son principe, est d’office associée à AUR et considérée comme extrémiste.

Ce même type d’attitudes anti-européennes ont été manifestées également par les leaders du RN en France. Le soutien « entier et sincère » accordé par Marine le Pen2 dans son communiqué de presse du 14 mai 2025 au candidat George Simion s’inscrit dans cet esprit d’entraide poutiniste au sein de l’UE.

Revenons sur les relations historiques entre Poutine et Marine Le Pen d’une part, et entre Alexandre Douguine et Călin Georgescu d’autre part,pour mieux comprendre les raisons de ces similitudes entre ces partis politiques.

Si Marine le Pen avait demandé officiellement en 2017 le soutien de Poutine pendant sa visite au Kremlin, avant de commencer sa campagne présidentielle de « patriote française », Călin Georgescu, candidat malheureux très proche de George Simion, avait fait la même chose en 2014 auprès d’Alexandre Douguine, l’idéologue ultranationaliste qui inspire la classe politique russe.

Dans son ouvrage Cumpăna României, publié en août 2016, Călin Georgescu écrivait : « […] la Russie n’est pas un pays anti-occidental mais anti-globaliste et tourné vers le renouveau. C’est heureux que le peuple russe et le peuple roumain partagent la même eau, celle de la spiritualité chrétienne-orthodoxe, qui coulera éternellement. Il faut bien savoir d’où on peut puiser l’eau sainte, porteuse de silence et de paix, pour bâtir des édifices spirituels voués à l’éternité. »

Ce type de discours aux résonances mystiques deviendra une sorte de repère fondamental d’une bonne partie de ses sympathisants, recrutés sur les réseaux sociaux pan-orthodoxes, qui prêchent un « retour » aux « véritables » valeurs chrétiennes. Cultivant une authentique nostalgie pour les temps de « stabilité » du régime communiste, ce discours sera ainsi diffusé sous différentes déclinaisons par des influenceurs de TikTok et de Telegram, dénonçant l’idéologie « décadente » de l’Occident et, surtout, réclamant la « protection » de la famille.

Comme nous l’avons montré ailleurs3, les leaders de l’ex-URSS n’ont jamais envisagé d’abandonner leur influence sur les anciens pays de l’Est. Bien au contraire, ils ont prévu de la diversifier et d’étendre progressivement leur zone d’influence à l’ensemble du continent.

Divergences au sein des services de renseignement

Selon un dicton utilisé par certains membres de ces services, « ce n’est pas la politique qui conduit les services de renseignement, plutôt l’inverse »

 Les divergences extrêmes dans les prises de positions officielles des services de renseignement et les communiqués faits par certains hauts gradés de ces services sur les réseaux sociaux, permettent de mettre en lumière l’ambiance conflictuelle qui règne dans le monde politique et la société en Roumanie.

Lors de l’apparition soudaine d’un candidat parfaitement opaque, Călin Georgescu, dans la course pour la Présidence de la République en novembre 2024, toute l’intelligentsia et la presse pro-européenne de la Roumanie ont manifesté leur vive inquiétude dans un contexte géopolitique particulièrement conflictuel sur le front de l’Est.

Ce n’est que sous la pression de l’opinion publique et des médias que le président sortant a pu obtenir de la part du service de renseignement intérieur des rapports concernant les ingérences étrangères sur les réseaux sociaux. Ce service a notamment identifié une augmentation progressive du nombre de faux comptes sur TikTok et sur Telegram.

En parallèle, certains haut gradés des services de renseignement roumains, dont un certain conseiller du Conseil suprême de défense du pays, professeur à l’Académie Nationale de Police, publient sur les réseaux sociaux des articles qui s’opposent à la guerre en Ukraine, tout en se demandant, à deux mois  de l’élection, si le « candidat indépendant Călin Georgescu », totalement inconnu à l’époque, allait remporter l’élection présidentielle, car « les Roumains ne font plus confiance aux partis politiques ». En même temps, le haut gradé en question inonde la blogosphère avec ses points de vue virulents, usant de titres comme « Trahison nationale ou recherche de la paix ? » pour dénoncer l’aide accordée à l’Ukraine, ou affirmant que le prochain « candidat indépendant » pense aux « problèmes réels de la Roumanie », comme si la guerre d’invasion qui s’approche de ses frontières n’en était pas un.

Ces points de vue ont été repris par la suite par le « candidat indépendant » dans sa campagne électorale.

Par ailleurs, d’autres sujets d’inquiétude, tels que les déplacements mystérieux et injustifiés du candidat George Simion de Bucarest à Vienne, ou la poursuite des affaires entre l’État roumain et l’oligarque russe Viktor Vekselberg, passent totalement inaperçus auprès des services de renseignement roumains, ainsi qu’auprès de l’agence nationale de l’administration financière4. Le 5 mai, tout de suite après le premier tour des élections, G. Simion est parti à 7 heures du matin, puis il a passé seulement une heure et demie en Autriche, avant de revenir à 10 heures en Roumanie, à Sibiu en répondant aux nombreuses questions des journalistes qu’il est allé « faire une photo importante avec un politicien important5 ».

Malgré ses promesses, cette photo n’a jamais été publiée.

Plus récemment, après son discours du 19 mai, dans lequel il reconnaissait tardivement la victoire de son adversaire, George Simion est reparti de Cluj à Vienne le 20 mai en voiture et il est revenu pour faire une déclaration contradictoire et menaçante : « La raison pour laquelle j’ai félicité Nicușor Dan, compte tenu des résultats du vote c’est que j’aime la Roumanie, j’aime le peuple roumain et je ne souhaite pas voir un bain de sang dans notre pays, afin de justifier le chaos et la prise du pouvoir par certains. Vous pouvez vous cacher même dans un trou de serpent, mais nous vous retrouverons toujours. »

Voici comment Ionut Benea de l’agence de presse Europe Libre interprète cette menace : « Sans présenter des preuves concluantes, Simion a accusé la France et la République de Moldavie d’être des “acteurs étatiques” impliqués dans les élections en Roumanie. Il a également accusé la presse et les influenceurs d’avoir été payés pour soutenir son adversaire Nicușor Dan, qui a obtenu 829 589 votes de plus que lui lors des élections du 18 mai. »

Suite à la déclaration de Simion diffusée sur les réseaux sociaux et la chaîne de télévision Digi24, George Becali, l’un de ses financeurs les plus importants, a déclaré qu’il arrêtait définitivement son soutien à son ancien protégé6.

Suite aux déclarations de G. Simion, Nicușor Dan, le nouveau président élu a reçu une menace de mort avec « 15 balles » de la part d’un homme de Maramures. Des menaces de mort contre les membres des partis pro-européens et les minorités sexuelles se sont également succédé sur les réseaux sociaux.  

Les étapes d’un coup d’état organisé sur les réseaux sociaux

Un retour d’expérience sur les différentes campagnes médiatiques mises en œuvre pour ces élections présidentielles, tellement controversées, tellement manipulées, nous aide à mieux évaluer les avantages et les fragilités des régimes démocratiques.

Les systèmes totalitaires fermés, comme celui de Kremlin, organisent des ingérences afin d’imposer des acteurs politiques contrôlés depuis l’extérieur. Cela induit pour ces candidats des difficultés évidentes lors des contacts avec les journalistes et les concurrents politiques. C’est pour cette raison que les intrus auront toujours plus d’aisance sur les réseaux sociaux, où ils vont pouvoir diffuser un contenu pré-enregistré, plutôt que dans dans les débats organisés par les télévisions en présence de leurs rivaux.

Un candidat contrôlé tel que George Simion ou Călin Georgescu, aura toujours du mal à structurer une réponse cohérente à une question non communiquée au préalable. C’est pour cette raison que, pendant ces élections, les deux candidats « surprise » ont systématiquement fui les débats télévisés organisés sans communication préalable des questions, et ont privilégié  la communication sur les réseaux sociaux, avec des sujets préenregistrés, ou bien préparés à l’avance.

Paradoxalement, pendant ces élections, nous avons pu constater combien les principes démocratiques peuvent être retournés contre les fondements mêmes de l’État démocratique. Comment expliquer, par exemple, le vote massif de la diaspora roumaine en Europe occidentale en faveur d’un candidat anti-européen comme George Simion ?

Tout comme les sympathisants du RN en France, une bonne partie de la diaspora roumaine en Europe occidentale a voté pour les promesses d’une « Europe des Nations », souverainiste et pour des « valeurs morales » bien représentées, selon eux, par un candidat comme George Simion, qui pose devant les caméras et pour les réseaux sociaux en « défenseur des valeurs chrétiennes », sans se douter qu’il pourrait être un charlatan, comparable à Poutine quand il se fait filmer à l’église avant de commettre des crimes de guerre, ou après.

En 1990, lors des premières élections libres après la chute du régime de Ceausescu, si le futur président néo-communiste Iliescu, soutenu par le Kremlin, avait réussi à insinuer l’idée que les partis pro-ocidentaux allaient « vendre le pays » aux « agences occidentales », ce fut grâce au monopole absolu sur la télévision et la radio nationales, unique dans le paysage médiatique de l’époque. C’était l’époque de la manipulation radiophonique et télévisuelle.

Maintenant, nous retrouvons les mêmes méthodes, mais avec des moyens modernes beaucoup plus intrusifs, tels que les réseaux sociaux TikTok, ou Facebook, qui adressent  cookies et messages ciblés à un public infiniment plus dépendant des applications sur smartphones. 

L’apparition subite du candidat « indépendant », Călin Georgescu, totalement inconnu dans la vie politique et sociale, demeure inédite par son opacité sans précédent dans la course à la présidence dans un pays démocratique. Utilisant une communication unilatérale sur TikTok, sur Telegram et sur Facebook comme méthode de communication électorale, il demeure le personnage public le plus énigmatique de la vie politique roumaine. 

Sous la pression de la société civile, le Bureau électoral central a annulé les élections; et le Président Klaus Iohannis a fini par publier les rapports des services de renseignement sur les campagnes de publicité électorale masquée derrière quelques milliers de faux comptes créés sur TikTok.

La société civile a été appelée à « défendre la démocratie » par les partis d’extrême droite, l’AUR de George Simion et S.O.S. România, dont la présidente Simona Ivanovici-Sosoaca communique régulièrement autour de ses visites hebdomadaires à l’ambassade de Russie à Bucarest. Ils ont mobilisé des dizaines de milliers de manifestants anti-gouvernementaux et également des anti-européens. Au fond, en voulant protéger le système démocratique contre les ingérences externes, la démocratie s’est fait battre avec ses propres moyens, avec ses propres principes. 

Le cadre légal devrait protéger non seulement contre la fraude électorale, mais aussi contre les campagnes électorales irrégulières, ou non déclarées selon les règles préalablement établies par conseil national de l’audiovisuel.

Compte tenu du temps passé par les électeurs en direct avec les candidats, par rapport à celui passé avec eux sur les réseaux sociaux, nous comprenons à quel point il est essentiel de réguler le cadre légal de ce monde virtuel qui domine le monde réel.

Le tiraillement Est/Ouest et l’instrumentalisation de l’orthodoxie

L’histoire se répète, non en cercle, mais plutôt en spirale.

Des outils de manipulation tels que le réseaux Tik Tok ou Telegram exploitent depuis leur apparition les affiliations qui existent dans le monde des cultures orthodoxes de l’Europe de l’Est entre la nostalgie du communisme et l’expansionnisme panslaviste, prêché par tous les patriarches de l’Église Russe depuis Pierre le Grand jusqu’à nos jours.

Les hommes politiques d’extrême droite en Europe orientale se posent en défenseur des « valeurs orthodoxes », même si la plupart d’entre eux ne sont pas des chrétiens pratiquants. Ils récupèrent tous les sujets sensibles de l’histoire de leurs pays afin de créer non pas des « solutions » tel qu’ils le prétendent, mais des conflits, avec d’autant plus de succès qu’ils abordent souvent des sujets importants dont aucun de leurs opposants démocrates ne souhaite discuter, afin de s’éviter des soucis.  

Pour séduire l’électorat, la plupart de ces leaders d’extrême droite font un discours sur les valeurs chrétiennes orthodoxes et contre la corruption, tout en s’entourant eux-mêmes de « sponsors » issus du milieu.  On a ainsi pu constater des attitudes schizoïdes, parfaitement contradictoires, de la part d’électeurs qui prétendaient voter « contre la corruption », tout en défendant un candidat comme G. Simion soutenu par les barons de la corruption, tels que George Becali, les clans Corduneanu et Duduianu impliqués dans les affaires de banditisme et de drogues, Mugur Mihaescu ou Marcel Ciolacu.

Cela prouve la capacité inouïe des réseaux sociaux à se substituer à la logique et à entrer dans la pensée des individus. C’est pour cette raison que ces nouveaux outils sont tellement indispensables aux leaders extrémistes, et qu’ils sont toujours collés à leurs smartphones.Sur le plan extérieur, on constate une certaine solidarité et une entraide entre dictateurs.Le paradoxe des relations entre les dictateurs est que, même lorsqu’ils ont des intérêts divergents, ils ont toujours besoin l’un de l’autre. Le grand ennemi des dictateurs demeure le monde libre et, dans notre cas, le monde occidental, qui risque de contaminer par la pensée les citoyens suivistes tellement indispensables aux régimes totalitaires.

C’est dans ce cadre qu’il convient de décrypter l’intérêt subit du Kremlin pour un candidat totalement inconnu de la scène politique comme Călin Georgescu, et  maintenant pour son jeune ami George Simion. Pour l’élection présidentielle de novembre – décembre 2024, la presse russe ne parlait que de C. Georgescu, et pour l’élection de mai, en  Moldavie et en Pologne, tous les leaders politiques pro-russes ont accordé leur soutien à G. Simion.

Pour des raisons historiques liées aux manœuvres constantes de la Russie pour étendre sa domination sur les pays limitrophes, il n’y aura jamais de vraie amitié entre la Roumanie et les leaders actuels de Moscou. C’est sous cet angle qu’il faut considérer les dernières déclarations de Dmitri Peskov, pour qui « les élections ont été pour le moins étranges ».

La récupération de l’électorat de gauche en Europe de l’Est par les extrêmes

L’échec et le cynisme  des régimes autoritaires communistes a entraîné à l’Est un grand scepticisme dans les idéaux d’ « égalité », de « liberté » et de « démocratie ».

Pour sauver leurs positions, les apparatchiks post-communistes ont fondé des partis poursuivant une sorte de socialisme édulcoré, ou de « communisme à visage humain » en récupérant toute l’infrastructure de l’ancien parti unique et en détournant tous les biens qui pouvaient être récupérés. 

Face aux incertitudes d’une « économie de transition » vers un système de marché ouvert et aux surprises d’une société en pleine mutation, une bonne partie de l’électorat a suivi, par inertie ou par peur, les promesses de « stabilité » des partis politiques héritiers de l’ancien régime. Cependant, durant toute cette période de transition, doublée par le choc de la guerre en Ukraine, les gens se sont retrouvés face à un vide idéologique.

Celui-ci a été rempli progressivement par un certain instinct de conservation, converti ensuite en esprit patriotique, et par la religion. De nouveaux partis regroupant ces deux tendances ont commencé à s’affirmer. Ainsi, l’électorat effrayé par l’inconnu a été réorienté.

Si l’on regarde aujourd’hui la carte des votes en faveur de Klaus Iohannis (du parti PNL, libéral) lors de l’élection présidentielle de 2014, qui l’avait opposé au candidat néo-communiste, et qu’on la superpose à la carte de l’élection de 2025 opposant Nicușor Dan et George Simion, on constate qu’à quelques exceptions près, ceux qui ont voté pour l’ancien parti communiste (PSD) ont voté maintenant pour George Simion (AUR), tandis que ceux qui ont voté en 2014 pour Klaus Iohannis (PNL libéral) ont voté maintenant, en grande majorité, pour Nicușor Dan.

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La carte des voix en 2014 et en 2025

Leçons et perspectives

Si un parti politique extrémiste tel que AUR est arrivé en tête au premier tour, c’est en grande partie en raison de l’incompétence et de la corruption des gouvernements précédents.

La chance des démocrates a été que Nicușor Dan, l’adversaire de G. Simion, ne soit ni incompétent – il a plutôt réussi en tant que maire de Bucarest –, ni corrompu, mais intègre et rigoureux.

Néanmoins, un point d’inquiétude majeur reste le nombre de voix extrêmement important réunis par le parti anti-européen.

Dans son attaque contre toute contribution de la Roumanie à la défense de l’Ukraine, George Simion a abordé un point sensible, bien connu de toute la classe politique, mais jamais discuté ouvertement : celui de la minorité roumaine vivant dans la région de la Bucovine du Nord. Cette région historique du principat de la Moldavie a été occupée en 1744 par l’Empire austro-hongrois (1744-1918), intégrée ensuite à la Roumanie (1918-1944), puis occupée par les Soviétiques en 1944 et attribuée à l’Ukraine. Ce rattachement a été confirmé  par la Présidence de la Roumanie en 1997, afin de résoudre les différends avec les États voisins et de satisfaire ainsi l’un des critères qu’elle devait remplir avant d’intégrer l’OTAN et ultérieurement l’UE.

Bien que cette confirmation ait été faite sans consultation nationale, la classe politique roumaine et l’électorat ont accepté cette décision au bénéfice de la paix et de la stabilité dans la région. Cependant, la question des Roumains vivant en Bucovine ukrainienne est un sujet sensible et important pour la plupart des Roumains. Selon les statistiques officielles de l’ambassade de Roumanie en Ukraine, « la communauté roumaine représenterait la troisième ethnie en Ukraine, après les Ukrainiens et les Russes, si elle n’était pas divisée artificiellement en Roumains (151 000 personnes) et « Moldaves » (258 600 personnes)7 ».

Or, les Roumains et les Moldaves parlent la même langue et partagent la même culture.  La diminution de l’enseignement en langue roumaine est un point important pour ceux qui prônent le respect des droits des minorités et les valeurs européennes8.

La force du projet européen est l’union en pluralité. C’est dans cet esprit que l’Union européenne pourra continuer à rayonner, tout en encourageant ses partenaires et potentiels adhérents à respecter les valeurs humaines et la diversité.

leahu bio

Eugène Leahu est réalisateur et architecte de réseaux vidéo, né à Bucarest en 1967. Ancien élève de l’Institut polytechnique de Bucarest, il s'engage dès 1989 dans les mouvements pro-démocratiques contre le régime de Ceaușescu, puis contre le pouvoir néo-communiste, notamment en tant que président de la Ligue des étudiants de son institut. Il participe également aux activités du Comité Helsinki et contribue à la fondation de l’Alliance Civique en Roumanie.

Notes

  1. Cf. Le Monde du 18.05.2025.
  2. Cf. Capital du 14.05.2025.
  3. Eugène Leahu, « La guerre dématérialisée – influences des réseaux de renseignement soviétiques dans la vie politique roumaine avant, pendant et après la chute de Ceausescu », dans Désinformation et influence, L’Harmattan, 2020.
  4. Cf. Context.ro, Mihaela Tanase, publié le 21.12.2023.
  5. Cf. National.ro du 07.05.2025.
  6. Cf. Capital du 21.05.2025.
  7. Lors de l’occupation de la Bucovine du Nord, l’administration soviétique a arbitrairement divisé sa population roumaine en deux communautés : ceux vivant à l’est de Tchernivtsi ont été déclarés « Moldaves » (et il leur était impossible de quitter l’URSS), les autres ont été déclarés « Roumains » et avaient le droit de demander à émigrer en Roumanie. Ces dénominations ethniques sont toujours en vigueur en Ukraine. (NDLR)
  8. La loi ukrainienne sur l’éducation de 2017 a fait de l’ukrainien la langue d’étude obligatoire dans les écoles publiques à partir de la cinquième année, c’est-à-dire au niveau du secondaire, bien qu’elle autorise l’enseignement d’autres langues en tant que matière distincte. Adoptée trois ans après l’annexion de la Crimée par la Russie, la loi avait pour but de réduire en particulier l’enseignement du russe, et de s’assurer que tous les citoyens ukrainiens maîtrisent la langue officielle. Cette loi, fortement amendée en 2019 suite aux recommandations de la Commission de Venise, a provoqué un vif mécontentement des minorités roumaine et hongroise et un tollé en Hongrie. (NDLR)

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