Quand on lit les descriptions des tortures horribles auxquelles sont soumis les prisonniers ukrainiens – militaires et civils, ou les descriptions de torture, de maltraitance, de bizutage pratiqués par des Russes envers leurs concitoyens, comme dans le cas de Rouslan Sidiki, on est toujours bouleversé. Hélas, la cruauté, érigée en passion par des siècles de servage et de souffrance, est bien un phénomène répandu en Russie. Le grand écrivain prolétarien Maxime Gorki s’est penché sur la question il y a un siècle, dans son article De la paysannerie russe paru en 1922, à Berlin. Desk Russie en publie un long extrait.
[…] La cruauté est ce qui m’a étonné et tourmenté toute ma vie. Quelles sont les racines de la cruauté humaine ? J’y ai beaucoup réfléchi et je n’ai pas compris, je ne comprends toujours pas.
J’avais lu autrefois un livre qui portait ce titre sinistre : Le Progrès comme développement de la cruauté. L’auteur avait habilement sélectionné des faits tendant à montrer qu’avec le progrès, les gens tiraient un plaisir croissant à se torturer les uns les autres physiquement et moralement. La lecture de ce livre m’avait irrité, je n’y avais pas cru et en avais vite oublié les paradoxes.
Mais maintenant, après les horreurs de la Grande Guerre et les événements sanglants de la Révolution, voilà que ces paradoxes me reviennent toujours plus souvent à l’esprit. J’ajouterai que, s’agissant de la cruauté russe, il ne semble pas y avoir eu d’évolution et que ses formes ne paraissent guère avoir changé.
Comme le raconte un chroniqueur du XVIIe siècle, en son temps, on torturait « en emplissant la bouche de poudre à canon et en y mettant le feu ; parfois, en introduisant la poudre par le bas ; aux femmes, on perçait les seins et, après avoir fait passer une corde par les trous, on les pendait. »
En 1918 et en 1919, dans le Don et l’Oural, on n’agissait pas autrement : on introduisait par le bas un bâton de dynamite, et on faisait sauter le bonhomme.
De même que l’Anglais se caractérise essentiellement par le sens de l’humour, ce qui est tout aussi essentiellement propre au Russe, c’est un sens de la cruauté particulier, une cruauté froide, comme pour tester les limites de la capacité de résistance face à la douleur, comme pour étudier la ténacité à vivre et la fermeté devant la mort.
On sent dans la cruauté russe un raffinement diabolique, quelque chose de subtil et de recherché. On ne saurait expliquer cette caractéristique par des mots comme « psychose » ou « sadisme » qui, au fond, n’expliquent rien. L’alcoolisme héréditaire ? Je ne pense pas que le peuple russe ait été plus touché par le poison de l’alcool que les autres peuples européens, même si l’on peut admettre que, vu la mauvaise alimentation de la paysannerie russe, le poison de l’alcool y ait eu plus d’effet sur le psychisme que dans les pays où la nourriture du peuple est plus abondante et variée.
On peut admettre que cette inventive cruauté s’est développée sous l’influence des vies des saints martyrs, lecture favorite dans les villages perdus.
Si les manifestations de cruauté étaient l’expression de la psychologie perverse d’individus, on pourrait s’abstenir d’en parler, parce qu’elles relèveraient de la psychiatrie et non pas de l’étude des mœurs. Mais ce qui m’intéresse ici, ce sont seulement les réjouissances collectives devant les souffrances d’autrui.
En Sibérie, les paysans creusaient des fosses, y descendaient la tête en bas les soldats de l’armée rouge qu’ils avaient faits prisonniers, ne laissant au-dessus du sol que les jambes, du pied au genou ; ensuite ils comblaient petit à petit les fosses, pour voir, d’après les convulsions des jambes, lesquels des prisonniers ainsi torturés étaient les plus résistants et mourraient d’étouffement en dernier.
Les cosaques du Baïkal apprenaient aux jeunes à s’exercer au sabre sur les prisonniers.
Dans le gouvernement de Tambov, on clouait les communistes sur des arbres à un mètre du sol avec des crampons de voie de chemin de fer (un à travers la main gauche et un à travers le pied gauche), et on regardait agoniser ces gens qu’on avait à dessein crucifiés de travers.
On éventrait un prisonnier et on lui sortait l’intestin grêle que l’on clouait à un arbre ou à un poteau télégraphique, et on le frappait pour l’obliger à courir autour de l’arbre et voir s’enrouler son intestin. On déshabillait complètement un officier qu’on avait fait prisonnier, on lui arrachait la peau à l’endroit des épaulettes et on plantait des clous dans son corps à la place des décorations ; on lui arrachait la peau à l’endroit du ceinturon et des bandes de son pantalon. On appelait ça « endosser l’uniforme ». Cette opération prenait du temps et exigeait un grand savoir-faire.
On commettait encore beaucoup d’horreurs de ce genre, par dégoût nous ne décrirons pas davantage de ces réjouissances sanglantes.
Lesquels sont les plus cruels ? Les Blancs ou les Rouges ? Sans doute, c’est la même chose des deux côtés. Les uns comme les autres ne sont-ils pas des Russes ? Par ailleurs, c’est l’histoire qui répond le mieux à la question du degré de cruauté : le plus cruel, c’est celui qui s’est montré le plus actif.
Je pense que nulle part au monde on ne bat les femmes aussi impitoyablement que dans le village russe, et sans doute n’y a-t-il pas de pays où abondent à ce point les proverbes et conseils du genre :
« Bats ta femme à coups de massue, baisse-toi et renifle – elle respire ? Elle se moque de toi, elle en veut encore. » « La femme est deux fois bonne : quand on l’amène après les noces et quand on l’enterre. » « La femme et le bétail, va savoir, c’est tout pareil. » « Bats ta femme et la soupe sera meilleure. »
Des sentences de ce genre, il y en a des centaines. Elles résument la sagesse séculaire du peuple. Quand on cause au village, ce sont ces conseils que l’on entend. C’est ce qu’on apprend aux enfants.
Les enfants eux aussi sont assidûment battus. Alors que je faisais des recherches sur la criminalité dans la région de Moscou, j’ai consulté les archives de la Chambre judiciaire de Moscou pour la décennie 1900-1910 ; j’ai été frappé par le nombre d’affaires de violences sur enfants et autres formes de crimes contre mineurs. De manière générale, en Russie on aime donner des coups, peu importe à qui. Selon la « sagesse populaire », un homme battu est très précieux : « Un homme battu en vaut deux non battus. »
Il y a même des proverbes qui disent que battre est essentiel pour avoir une vie bien remplie. « Certes, la vie est belle, mais il n’y a personne à battre. »
J’ai demandé à des gens qui avaient combattu pendant la guerre civile s’ils ne se sentaient pas gênés d’avoir tué.
Pas du tout.
« Il a un fusil, et moi aussi. Nous sommes à armes égales. Si on se tue l’un et l’autre, la terre n’en sera que plus légère. »
Posant un jour cette question, j’ai obtenu une réponse fort originale de la part d’un soldat qui s’était battu pendant la Guerre mondiale, et qui maintenant commande un gros détachement de l’Armée rouge.
« La guerre civile, ce n’est rien. Mais la guerre contre les autres, ça pose des cas de conscience. Je vais vous le dire franchement, camarade. C’est plus facile de se battre contre le Russe. Chez nous, il y a beaucoup de monde, notre économie ne vaut pas grand-chose. Bon, on met le feu à un village. Mais il vaut combien ce village ? Il aurait fini par brûler. Et de toute façon, c’est une affaire interne à la Russie, des sortes de manœuvres, de l’entraînement pour ainsi dire. Mais quand au début de l’autre guerre je me suis retrouvé en Prusse, mon Dieu, comme j’avais pitié des gens de là-bas, de leurs villages, de leurs villes et de leurs exploitations ! Vous auriez-vu toute cette richesse économique que nous avons détruite allez savoir pourquoi ! À vomir ! Quand j’ai été blessé, j’en étais presque content. C’était si affreux de voir tout ce gâchis. Puis je me suis retrouvé au Caucase, sous les ordres de Ioudenitch. Là-bas, c’étaient les Turcs, et toutes sortes de noirauds. Des gens très pauvres, des braves types ; ils souriaient, on se demandait bien pourquoi. On les tabassait, et ils souriaient. Ça aussi ça fait mal au cœur. Ils ont tous leur occupation, leur raison de vouloir vivre… »
Celui qui tenait ces propos était quelqu’un d’humain à sa façon, il traitait bien ses soldats ; apparemment, ceux-ci le respectaient, et même l’aimaient ; et lui, il aimait la vie militaire. J’ai essayé de lui dire quelques mots de la Russie, de sa place dans le monde. Il m’a écouté d’un air pensif en fumant sa cigarette, et puis ses yeux ont montré de la tristesse. Il a poussé un soupir et a dit :
« Oui, bien sûr, la monarchie était spéciale, et même tout à fait extraordinaire, mais maintenant, selon moi, ce sont tous des vauriens finis ! »
Je crois que la guerre a donné nombre de gens comme lui, et que chez les chefs des innombrables bandes insensées on trouve ce type psychologique.
À propos de cruauté, il est difficile de ne pas évoquer les traits caractéristiques des pogroms contre les juifs en Russie. Le fait que les pogroms ont été autorisés par les haineux imbéciles en place n’excuse rien ni personne. Mais en permettant de tabasser et de piller les Juifs, ces imbéciles n’ont pas suggéré aux centaines de pillards de trancher les seins des femmes juives, de battre leurs enfants, d’enfoncer des clous dans les crânes des Juifs. Il faut voir dans toutes ces bassesses cruelles une « manifestation de l’initiative spontanée des masses ».
Mais alors, où est-il enfin ce brave paysan russe, bienveillant et pensif, cet infatigable chercheur de vérité et de justice dont la grande littérature russe du XIXe siècle a parlé avec tant de persuasion et de si belle façon ?
Dans ma jeunesse, j’ai ardemment recherché cet homme dans les villages de Russie, et je ne l’ai pas trouvé. Ce que j’ai rencontré, c’est un sombre réaliste, un malin qui, quand il y trouve son avantage, sait parfaitement faire le simplet. Par nature, il n’est pas sot et le sait fort bien. Il est l’auteur d’innombrables chansons tristes, de contes grossiers et cruels, de milliers de proverbes où s’incarne l’expérience de sa dure vie. Il sait que « le moujik n’est pas sot et que le monde est imbécile », que le monde « est puissant comme l’eau et bête comme un porc ».
Il le dit : « Ne crains pas les démons mais crains les hommes. » « Bats les tiens et les étrangers te craindront. »
Il n’a pas une haute idée de la vérité : « Ce n’est pas la vérité qui te rassasiera. » « Peu importe le mensonge, pourvu qu’on vive à sa faim. » « L’homme sincère est tout aussi nuisible que l’imbécile. »
Il se considère capable de tout faire : « Tape sur un Russe, il te fera une horloge. » Et s’il faut frapper, c’est parce que « la journée n’est pas pour paresser, et pourtant on n’a pas envie de travailler ».
Des sentences de ce genre, il en connaît des milliers, et il sait très bien s’en servir ; depuis l’enfance il les entend, et depuis l’enfance il est convaincu qu’elles contiennent beaucoup de rude vérité et de tristesse, beaucoup d’autodérision et de méchanceté pour autrui. […]
Traduit du russe par Bernard Marchadier
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