Contre les silences assassins

À l’occasion de la sortie du 100e numéro de la newsletter de Desk Russie, créée il y a quatre ans, notre auteur explique l’essence de notre combat, face à Poutine, à Trump et à tous les aveugles de ce monde : « La liberté que nous défendons est une flamme qui ne s’éteint jamais. »

En pensant à ce 100e numéro de Desk Russie me sont revenus ces vers du très pacifique poète et chanteur belge Julos Beaucarne, écrits en 1975, voilà tout juste 50 ans :

« Il y a des centaines de silences qui assassinent
pendant des siècles et des siècles.
Nos oreilles sont là pour nous tenir éveillés.
Il y a des réveille-matin qui sonnent comme des clairons.
Il y en a peu qui chantent des berceuses. »

Dans ma mémoire, c’était même : « Il y a des réveille-matin qui sonnent comme des mitraillettes. »

Dans le disque qu’il sortait cette année-là, intitulé Chandeleur septante-cinq, Beaucarne avait placé ce poème en exergue de sa Lettre à Kissinger qui racontait la mort d’un autre poète chanteur, Victor Jara, assassiné d’une rafale d’arme automatique, dans le stade national de Santiago du Chili, après qu’on lui avait coupé les doigts de la main gauche, lui qui s’accompagnait de sa guitare.

En Ukraine, les poètes – et pas qu’eux – meurent aussi sous les balles et les bombes. Et Desk Russie a été créé, avant même le début de la prétendue « Opération militaire spéciale », non pas seulement pour déchirer le silence, mais pour être l’une de ces oreilles qui tentent de nous tenir éveillés.

Il n’y a pas de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre. Et ceux-là sont légion.

Ils étaient sourds et aveugles déjà dans les années 2000, pendant que faisait rage la Seconde Guerre de Tchétchénie que dénonçait inlassablement le philosophe André Glucksmann, lui qui avait déjà parfaitement identifié à la fois la menace que faisait peser sur le monde l’homme qui avait succédé à Boris Elstine et la lâcheté de l’Occident, lequel préférait fermer les yeux sur les horreurs de ce qui était considéré comme une pure affaire intérieure russe, dont il ne fallait donc pas se mêler.

Ces sourds et ces aveugles n’avaient évidemment pas compris – ou plutôt pas voulu comprendre – le signal envoyé par Poutine lorsqu’il avait sacrifié l’équipage du Koursk, ce sous-marin naufragé en mer Baltique. Ils ont à peine sourcillé lorsque la journaliste de Novaïa Gazeta, Anna Politkovskaïa, dont les livres avaient montré la nature profonde du nouveau régime russe, a été assassinée dans la cage d’escalier de son immeuble, à Moscou, le 7 octobre 2006, le jour même de l’anniversaire de « Vladimir Vladimirovitch », comme un cadeau qui lui était offert.

Ils ont rejeté, lors d’un sommet de l’OTAN en avril 2008, l’idée de l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’Alliance atlantique. Ils privaient ainsi les Ukrainiens de toute garantie de sécurité, alors que, quatorze ans plus tôt, par le mémorandum de Budapest, ces derniers avaient accepté de renoncer à l’arme nucléaire qui les aurait protégés. Pourtant, en 2007, lors de la 43e Conférence sur la sécurité à Munich, Vladimir Poutine avait prononcé un discours dont l’agressivité avait surpris tout monde. Il annonçait explicitement sa volonté de renverser l’ordre international. Mais les sourds et les aveugles n’ont rien entendu. Ils ont même prétendu avoir imposé la paix en Géorgie, envahie par les troupes de Moscou, cette même année 2008, consacrant, de fait, la doctrine russe d’un étranger proche voué à la soumission. L’invasion d’août était ni plus ni moins la manière par laquelle le Kremlin prenait acte des résultats du sommet qui s’était tenu à Bucarest en avril.

Au contraire, ils ont, sans hésiter, continué à se placer sous la dépendance énergétique de la Russie, alors que le Kremlin avait maintes fois prouvé que la fermeture du robinet du gaz ou du pétrole était un moyen de pression qu’il ne rechignait pas à employer pour arriver à ses fins. Ils n’ont pas levé le petit doigt en 2014 lors de l’invasion, puis de l’annexion de la Crimée. Ils ont à peine protesté contre la mascarade d’une rébellion du Donbass pour ne pas avoir à dénoncer l’agression russe contre l’Ukraine…

Je pourrais continuer la liste des mensonges et des démissions de ceux qui n’ont pas voulu voir et entendre ce qui venait de la Russie, dont les héritiers du KGB avaient fini par reprendre le contrôle après quelques années pendant lesquelles ils avaient lâché la bride. Mais c’était pour mieux préparer leur retour, et bien davantage…

En effet, le projet poutinien n’était pas de se contenter de reconquérir le pouvoir en Russie et de s’en tenir, pour reprendre la formule de Staline en 1924, « au socialisme dans un seul pays ». En l’occurrence, il faudrait plutôt dire « à la réaction dans un seul pays », car à bien des égards, le « poutinisme » est profondément réactionnaire. Tout en dénonçant à tout-va le « nazisme » de ceux qui s’opposent à ses vues, il est le promoteur d’une « révolution conservatrice » qui rappelle indéniablement le fascisme.

L’ambition est en réalité beaucoup plus grande que « la révolution conservatrice dans un seul pays », parce que Poutine et les siens ont parfaitement pris acte de la mondialisation financière, technologique et mafieuse. Comme je l’écrivais dès 2016, Poutine change le monde. Il l’a changé en réinstallant la primauté de la force brute. En ce sens, la loi du monde pour lui, c’est la même chose que la loi des camps du Goulag régis par la violence des caïds… Et c’est d’ailleurs avec le vocabulaire des caïds des camps que lui et sa clique s’expriment.

Effectivement, le monde a profondément changé avec Poutine… Pas avec lui seul, bien entendu. Mais il a ouvert le passage et fait de l’extension du domaine de la force son principal outil. On en voit les effets tous les jours sur la scène internationale, bien au-delà de la seule militarisation de la Russie.

Ce que les aveugles et les sourds tardent toujours à comprendre, c’est que le droit et la liberté ne se défendent pas, face à la force, avec de belles paroles, de beaux raisonnements et de pieuses promesses. Ce que la philosophie politique et l’histoire nous disent, c’est que la démocratie et la liberté ne tombent pas du ciel, mais qu’il faut les conquérir et les défendre, et que cela exige d’en payer le prix. Il n’y a pas en la matière de protecteur qui puisse nous éviter d’avoir à payer ce prix et dont on devrait attendre fidèlement le salut. À cet égard, les prétendus « dividendes de la paix » ont été plus qu’un leurre : une manière qu’ont eue les nations européennes de s’installer dans une situation de rentiers jouissant de leur fortune en fermant les yeux sur ce qui pouvait « gâcher la fête » et, notamment, gêner le monde des affaires.

On le voit bien aujourd’hui, alors que le protecteur américain fait défaut. La démocratie et la liberté ne sont pas ses valeurs cardinales : ce qui compte pour lui, c’est l’argent. Et pour l’argent, pour la perspective de conclure de « wonderful deals », le 47e président des États-Unis peut s’entendre avec n’importe qui. Surtout avec les autocrates et les dictateurs, puisqu’ils rendent possible plus facilement le pillage du monde. Voilà pourquoi Donald Trump ne défend ni l’Ukraine ni le peuple iranien, au contraire il sauve la mise à Poutine et Khamenei, aux oligarques et aux Pasdaran… Oncle Donald ne voit pas de problème dans le fait que la paix des affaires soit aussi celle des cimetières et des tortionnaires.

Je reviens non pas à 1975, mais à 1973… Ce jour-là éclatait une bombe à fragmentation littéraire, L’Archipel du Goulag, signé par Alexandre Soljenitsyne, publié en russe à Paris par YMCA-Press. Une des voix de la dissidence soviétique déchirait le silence, et quoi qu’on puisse dire du nationalisme russe de Soljenitsyne, cette déchirure a elle aussi changé le monde. Les dissidents étaient très seuls, ils luttaient à mains nues, toujours au bord du désespoir. Mais leur entêtement, leur fidélité à la vérité et à la conscience que la dignité fondamentale de l’homme repose dans la liberté partagée et responsable, et notamment dans la liberté d’expression et de conscience, a été récompensée : le régime qu’ils combattaient s’est effondré. Pas de leurs seuls efforts bien entendu, mais leur attitude est un témoignage essentiel de ce qu’est profondément la liberté et de comment elle se construit. Je pourrais dire la même chose des dissidents du monde entier – qu’ils soient Chinois, Iraniens, Turcs ou autres…

Sans doute faut-il déjà parler de dissidents américains, puisque le projet populiste non dissimulé de Trump et de son vice-président Vance, c’est bien d’en finir avec les complications inutiles de l’équilibre constitutionnel des États-Unis, les checks and balances, pour faire prévaloir le pouvoir du « monarque », élu par le peuple MAGA, sur le droit et la justice ! Ce qui s’avance, c’est un monde des « vérités alternatives », c’est-à-dire de la falsification des faits et du langage dont la réalité dépasse la fiction orwellienne. Un monde qui se nourrit des aveugles et des sourds volontaires qu’il fabrique à grande échelle !

Dans ce monde, il faut bien le dire, l’Ukraine ne peut compter que sur elle-même. Certes, l’aide occidentale est importante, mais elle reste toujours en retard et sous-dimensionnée. Et, surtout, elle ne prend pas la mesure du danger que représentent pour les démocraties la Russie et, derrière elle, la Chine qui poursuit méthodiquement son projet d’hégémonie mondiale. Mais les aveugles et les sourds persistent à croire que Moscou ne cherche qu’à s’emparer des quatre oblasts que ses troupes occupent plus ou moins partiellement à l’est de l’Ukraine, en sus de la Crimée, pour retrouver les frontières de la Russie impériale de Catherine II. Ils n’ont pas entendu Poutine répéter maintes fois que la Russie n’avait pas de frontières !

Aussi, le combat que mènent les Ukrainiens est-il bien plus qu’un combat pour eux-mêmes. L’Ukraine est aujourd’hui une nation dissidente. Parce qu’elle s’est historiquement construite hors de ou contre l’autocratie qui s’est installée en Moscovie depuis l’avènement d’Ivan III et la proclamation que Moscou était « la troisième Rome », sur des terres où la violence politique extrême a été érigée en système par son petit-fils Ivan IV le Terrible, l’Ukraine est une nation qui, aujourd’hui, ne veut vivre ni dans la soumission ni dans le mensonge.

Les Ukrainiens résistent presque seuls – assurément quasiment seuls sur la ligne du front militaire –, dans un monde qui ressemble de plus en plus à un champ de guerre généralisée et hybride. Dans un monde où, par le truchement des images et des écrans, par la mécanique terrible de l’information continue, la guerre se déréalise en jeu vidéo auquel on peut assister tous les soirs depuis la tranquillité son salon, bien calé dans son canapé. Une sorte de snuff movie mondial où l’on voit des êtres humains être pulvérisés en boucle.

Ce spectacle, fait anthropologique global d’une dimension inimaginable avant la révolution technologique du smartphone et des réseaux sociaux, est peut-être la face la plus perverse du choix de Poutine. Non seulement la guerre est le moyen de survie de son régime, incapable qu’il est d’offrir à la Russie, aux peuples qui vivent en Russie, la paix, la démocratie et la prospérité, mais elle est devenue le moyen d’ensauvager le monde, de façon telle que la guerre soit la nouvelle condition de notre monde commun. Et nous nous y habituons, et nos esprits et ceux de nos enfants et de nos petits enfants s’en imprègnent. La guerre n’est pas seulement l’outil qui permet d’élargir les frontières de la Russie, mais le dispositif qui permet de remodeler le monde et la nature humaine de manière à les conformer à l’idée que la vie, toute vie, ne trouve de sens qu’ordonnée à la force et à ceux qui en disposent – avec la richesse qui « naturellement » l’accompagne.

Oui, comme le disait Beaucarne, il y a des centaines de silences qui assassinent.

Des centaines de silences qui noient le monde dans la violence. C’est parce que nous ne l’acceptons pas que Desk Russie existe. C’est, à l’échelle du monde, tout à fait dérisoire, mais cela ne l’est pas plus que ne l’était en son temps l’action désespérée de Pliouchtch, de Soljenitsyne, de Chalamov, de Boukovski et de nombreux autres, dont beaucoup sont restés invisibles et étaient néanmoins présents sans que nous n’ayons jamais connu leurs noms. Comme eux, nous aurons toujours raison contre les sourds et les aveugles, parce que la liberté que nous défendons est une flamme qui ne s’éteint jamais.

Desk Russie existe, modestement, mais fidèlement, pour cela. Merci à Galia Ackerman qui a non seulement pris l’initiative de l’inventer, mais y a engagé, avec une poignée d’amis, toutes ses forces pour le faire vivre.

Slava Ukraïni ! Et vive la liberté !

bouthors

Jean-François Bouthors est journaliste et essayiste, collaborateur de la revue Esprit et éditorialiste à Ouest-France. Il est auteur de plusieurs livres dont Poutine, la logique de la force (Éditions de l’Aube, 2022) et Démocratie : zone à défendre ! (Éditions de l’Aube, 2023). Il a été, avec Galia Ackerman, l’éditeur des livres d’Anna Politkovskaïa aux Éditions Buchet/Chastel.

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