Nouvelle réalité : une brève description

Entrepreneur et blogueur influent, Valerii Pekar donne un aperçu cinglant de ce nouveau monde qui émerge après l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. Il s’adresse à ses concitoyens pour les inciter à regarder cette réalité en face et œuvrer pour assurer la victoire de l’Ukraine sur les forces adverses, russes et américaines, en comptant sur l’Europe, le principal allié de l’Ukraine. Pour lui, « L’Europe ne survivra pas sans l’Ukraine. L’Ukraine ne survivra pas sans l’Europe »

1.

L’ancien ordre mondial a pris fin. L’ancien ordre mondial fondé sur des règles, des accords et des valeurs n’existe plus. Il n’a jamais été parfait, mais il a existé. Aujourd’hui, il n’existe plus.

Les raisons de la destruction de l’ordre mondial nécessitent une analyse séparée. Ici, je me contenterai de noter que les pays développés ont bénéficié de l’ordre mondial et que certains pays en développement (qui se développent et rattrapent leur retard, ou du moins prétendent le faire) ont essayé de le détruire, parce qu’il n’est pas profitable pour eux. À un moment donné, les pays en développement (principalement la Chine) ont commencé à rattraper les pays développés, et le pays développé le plus puissant, les États-Unis, a décidé qu’il était temps de passer de la protection de l’ancien ordre à sa destruction. C’est pourquoi le peuple américain a élu Trump, qui est devenu le porte-parole de cette idée. Il ne s’agit pas d’un accident, mais de l’incarnation d’une tendance (comme tout ce qui se passe dans le monde). Avant, on portait des coups sur la structure porteuse d’un côté, mais on la soutenait et on la réparait de l’autre ; maintenant, on démolit la structure des deux côtés, et cela ira beaucoup plus vite.

Dans ce « nouveau monde sans ordre », les États-Unis ne défendront pas leurs alliés européens ou asiatiques. Dans ce monde, il n’y a plus d’alliances ou d’alliés, plus d’obligations mutuelles, et les anciens traités peuvent être « renégociés » unilatéralement. Il n’y a que de grands pays forts qui prennent ce qu’ils veulent, et de petits pays faibles qui sont victimes de ces politiques. C’est du moins ainsi que la nouvelle administration américaine voit le monde. Ce ne sont pas des isolationnistes, ce sont des expansionnistes, et il ne faut pas s’étonner de leurs appétits pour le Groenland, le Canada ou le Panama.

Il est évident que l’actuelle administration américaine n’est pas monolithique. Elle est composée de nombreux groupes aux valeurs et aux intérêts très différents, mais je n’en mentionnerai que deux parmi les plus importants. Appelons-les America First et les techno-oligarques (il serait plus juste de les appeler techno-fascistes). L’America First rêve de détruire l’ordre mondial mais de renforcer l’État américain pour que l’Amérique domine le monde. Les techno-oligarques rêvent de détruire l’ordre mondial, y compris l’État américain, afin que leurs corporations dominent le monde.

La stratégie du premier groupe est décrite dans le projet 2025 de la Heritage Foundation. La stratégie des techno-oligarques est formée par Musk, Thiel, Sachs et d’autres représentants de cette cohorte. Ces deux groupes ont des points de vue opposés sur la fiscalité, les services spéciaux, les migrants (les techno-oligarques ont besoin de talents du monde entier, America First est contre les migrants) et d’autres questions, de sorte que tôt ou tard, ils se querelleront. Mais pour l’instant, ils sont unis dans leur désir de détruire l’ancien ordre le plus tôt possible. Bref, « Du passé faisons table rase ! »

La nouvelle Amérique ne veut pas être le gendarme du monde et maintenir l’ordre dans le monde. Elle ne défend pas la démocratie, elle ne diffuse pas l’éducation, elle ne développe pas les institutions, etc. Elle ne veut que vos avoirs (seule la Chine le faisait auparavant). La nouvelle Amérique ne croit pas aux alliances et aux accords, elle croit au droit du plus fort dans un monde multipolaire. Si vous êtes fort, faites ce que vous voulez. Si vous êtes faible, on vous prendra « vos vêtements, vos chaussures et votre moto », comme le disait Terminator. Il s’agit de néocolonialisme, que ce soit sur le plan économique ou sur celui de la puissance. La nouvelle Amérique ne croit pas au multilatéralisme (multilateralism), c’est-à-dire qu’elle n’a pas besoin d’institutions internationales. Il n’est donc pas exclu que, dans un avenir proche, les États-Unis se retirent de l’OTAN (si ce n’est pas formellement, du moins dans les faits), de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et peut-être même de l’ONU. Musk expliquera cela par la nécessité d’éviter le gaspillage de l’argent américain, Trump par l’incapacité des institutions (et il aura raison, mais au lieu de les réparer, il proposera de les démolir toutes). Selon le « Projet-2025 », si les États-Unis ont besoin d’aider quelqu’un, ils peuvent le faire directement, « sans bureaucrates inutiles ».

2.

Que signifie la nouvelle politique américaine pour l’Europe ? Le contrat de sécurité avec l’Europe, la « Pax Americana », est terminé. L’Europe en tant que centre de pouvoir est désavantageuse pour l’Amérique : elle n’est plus un allié (parce qu’il n’y a pas d’alliés), mais un centre de pouvoir alternatif – et moins il y a de centres de pouvoir, mieux c’est. Et, ici, les objectifs de l’Amérique coïncident avec ceux de la Russie et de la Chine : séparer l’Europe de l’Amérique, briser l’Union européenne et faire en sorte que l’Europe soit faible, désunie et impuissante, bref, un objet de pillage. Une sorte de phoque léthargique qui peut être mordu de tous les côtés.

On ne sait toujours pas comment l’administration américaine envisage les zones d’influence en Europe : si les deux parties les dévaliseront ensemble, ou si l’Europe occidentale sera une zone d’intérêts exclusifs pour l’Amérique, et l’Europe orientale pour la Russie (comme c’était le cas pendant la guerre froide), on ne sait pas non plus ce qu’il adviendra des empiètements de la Chine (qui achète déjà l’Europe petit à petit dans le commerce de détail), et ainsi de suite. Mais l’essentiel est qu’ils ont besoin de briser l’Union européenne, de désunir tout le monde, et pour cela ils soutiennent ouvertement les eurosceptiques de l’extrême droite (et la Russie aussi, ainsi que ceux de l’extrême gauche) de l’échiquier politique. Si des leaders individuels forts émergent des décombres de l’Europe, les États-Unis coopéreront avec eux. Jusqu’à présent, ils ne voient pas de tels leaders en France, en Allemagne ou en Grande-Bretagne.

paris
Rencontre informelle des dirigeants européens à Paris, le 17 février dernier // nato.int

3.

Que signifie la nouvelle politique américaine pour la Russie ? L’Amérique considère la Chine comme son plus grand adversaire. Et c’est là que se situe ce que j’appelle la plus grande erreur géopolitique du XXIe siècle : la croyance américaine en la possibilité d’arracher la Russie à la Chine et de la retourner dans la direction opposée, contre la Chine. À notre avis, c’est impossible. Mais on sait bien que chaque administration américaine cherche au début à « réinitialiser » ses relations avec la Russie, la considérant à tort comme un élément de la civilisation occidentale.

Pour cette raison, la principale crainte de l’administration américaine est l’effondrement du régime russe. Il faut l’éviter à tout prix. J’ai écrit il y a deux ans que la peur de la défaite de la Russie est tellement plus grande que la peur de la défaite de l’Ukraine (sans laquelle le monde a parfaitement vécu pendant des centaines d’années) qu’il pourrait survenir un moment où, au lieu de soutenir l’Ukraine contre la Russie, l’Amérique commencerait à soutenir la Russie contre l’Ukraine. Malheureusement, ce jour est arrivé.

Dès le premier mois de son mandat, Trump a sorti la Russie de son isolement international. Au lieu de la considérer comme un agresseur et un terroriste international, il l’a présentée comme un pays puissant qui a droit à sa place à la table des grandes puissances. Il est possible que les sanctions américaines soient bientôt levées.

Imaginez qu’au plus fort de la Seconde Guerre mondiale, le président américain, au lieu d’aider la Grande-Bretagne à lutter contre le Reich nazi, au lieu d’accorder des prêts-baux à l’URSS, envoie des négociateurs rencontrer les représentants d’Hitler, appelle Adolf son meilleur ami, prépare une réunion personnelle et explique à tout le monde que la Tchécoslovaquie, la Pologne et la France sont elles-mêmes responsables de la guerre.

4.

Que signifie la nouvelle politique américaine pour l’Ukraine ? Avant tout, la fin du soutien à l’Ukraine. À l’automne, les analystes ukrainiens ont expliqué que les États-Unis n’apporteraient plus aucun soutien, quelle que soit l’issue de l’élection présidentielle.

L’Ukraine empêche l’Amérique actuelle de faire deux choses. Premièrement, d’affaiblir l’Europe pour la rendre sans défense. Deuxièmement, de renforcer la Russie pour l’utiliser contre la Chine. Par conséquent, l’Ukraine doit être punie – n’y voyez rien de personnel, ce sont juste les affaires.

Une métaphore désormais populaire au sein de la nouvelle administration américaine compare la guerre actuelle russo-ukrainienne à la guerre de Sécession. L’Ukraine serait une province méridionale rebelle. Les bons nordistes finiront par vaincre les mauvais sudistes et par rétablir l’ordre. Les étrangers (États-Unis, Europe) ne devraient pas s’impliquer dans la guerre civile de quelqu’un d’autre.

5.

Que devons-nous faire dans cette situation ?

Tout d’abord, cesser de penser que nous pouvons d’une manière ou d’une autre nous « vendre » à la nouvelle administration américaine. Nous sommes pour eux un obstacle malheureux à la réalisation de leurs projets. Nous n’avons rien à leur offrir.

Que peut faire l’Amérique pour faire pression sur l’Ukraine ? Quoi qu’il arrive, elle mettra fin à l’aide à l’Ukraine. Certains aspects de cet arrêt seront douloureux pour nous, très douloureux, bien plus que le démantèlement de l’USAID. Mais je ne vois aucun moyen de conserver cette aide.

Deuxièmement, il est temps de réaliser que notre principal allié est l’Europe. L’Europe ne survivra pas sans l’Ukraine. L’Ukraine ne survivra pas sans l’Europe. Nous sommes dans le même bateau, nous naviguerons ensemble ou nous coulerons ensemble. Il serait bon que l’Europe s’en rende compte aussi vite que nous.

L’Europe a besoin de l’Ukraine comme bouclier. Nous avons la plus grande armée du continent. Nous sommes les seuls à avoir une armée qui sait comment contenir la Russie. Nous sommes les seuls à disposer d’une armée qui sait comment mener une guerre moderne de haute technologie.

L’Ukraine a besoin de l’Europe comme son arrière-front. Comme source d’aide financière, d’armes, de technologie, d’investissement, de soutien politique et moral. Nous sommes condamnés à rester ensemble.

L’Europe sera-t-elle capable de se réveiller rapidement ? L’Ukraine a payé du sang de ses meilleurs fils et filles trois années perdues pour le réveil de l’Europe. Nous avons aidé l’Europe à gagner du temps pour se préparer, mais elle ne l’a pas utilisé. Ce n’est que maintenant, sous la destruction apparente des alliances et des promesses, que le réveil commence. Nous avons dit à l’Europe que nous la protégions, mais elle ne l’a pas cru jusqu’à ce que la nouvelle réalité rende cela évident.

L’Europe est-elle enfin en train de se consolider ou est-elle paralysée ? Les analystes n’ont pas tous la même estimation de la probabilité de ces deux scénarios. Nous ne savons pas comment se termineront les élections allemandes et quelle sera la stabilité de la nouvelle coalition gouvernementale. La France est également confrontée à des problèmes de politique intérieure, avec un potentiel retournement vers l’extrême droite de l’échiquier politique lors des prochaines élections. Mais au moins le Royaume-Uni, les pays nordiques et baltes, les Pays-Bas, la Pologne et la République tchèque seront avec nous. 

Il est possible qu’à la suite des attaques américaines et russes contre l’unité européenne, l’Union européenne cesse d’exister. Parfois, il semble que la Russie a réussi son grand chelem. Mais en même temps, une défaite potentielle européenne pourrait donner un élan à la formation d’une nouvelle union – une union de sécurité, et non une union économique. L’Ukraine jouera un rôle important dans cette alliance, car elle ne pourra se faire sans nous. Il n’est pas exclu que l’Intermarium, projet politique irréaliste, devienne réalité.

Par ailleurs, nous devons accélérer l’intégration européenne autant que possible, même si nous risquons de nous retrouver dans une situation où l’UE cessera d’exister. Plus nous avancerons sur cette voie, plus notre rôle sera important et meilleures seront les conditions de la nouvelle union.

Troisièmement, nous devrions chercher des alliés en dehors des États-Unis et de l’UE. Sur ce point, nous devrions penser avant tout à la Turquie. Ceux qui regardent le monde avec des yeux d’enfant considèrent comme nos ennemis tous ceux qui n’ont pas signé nos documents, qui ne se sont pas exprimés de manière suffisamment claire, qui ont fait quelque chose qui ne nous a pas plu. Mais c’est ainsi que l’on peut se retrouver dans un monde où tout le monde autour de soi est considéré comme un ennemi. Le monde ne tourne pas autour de l’Ukraine, chaque pays se préoccupe d’abord de lui-même. Et nous devons d’abord nous occuper de nous-mêmes et chercher des alliés.

6.

Puisque la Russie ne peut pas abattre l’Ukraine par la voie militaire, elle essayera de le faire par la voie politique. L’organisation des élections pendant la guerre, c’est-à-dire avant la signature d’un accord de paix assorti de garanties de sécurité, serait dévastatrice pour l’Ukraine. Les États-Unis et la Russie sont désormais unis pour promouvoir le principe « d’abord les élections, ensuite la paix » : c’est le meilleur moyen de détruire l’Ukraine rapidement et à peu de frais. 

Je ferai remarquer que la perte de sa souveraineté par l’Ukraine, qui viendra ensuite, ne garantit pas la survie des Ukrainiens (l’expérience du XXe siècle, de Boutcha, de Marioupol et d’autres territoires temporairement occupés aidera à comprendre cela). La Russie mobilisera la population sous son contrôle sans atermoiements ni réserves, et les lancera sur la prochaine vague d’expansion impériale – sur l’Europe sans défense. Et il n’y aura nulle part où se cacher : vous pourrez vous enfuir en Pologne, mais c’est là que la guerre viendra vous chercher.

D’ailleurs, ce n’est un secret pour personne que Trump veut le prix Nobel de la paix. Il est persuadé qu’un cessez-le-feu suffit pour cela. Nous savons que ce n’est pas le cas. Mais même si un accord de paix est conclu, que le prix Nobel est décerné et que l’accord de paix est ensuite rompu, cela ne signifiera qu’une chose pour Trump : que nous devons nous blâmer nous-mêmes, et qu’il est le plus grand artisan de la paix de notre époque. Il nous a apporté la paix et nous l’avons rejetée.

7.

Que devons-nous faire ?

Tout d’abord, il faut prendre conscience que nous sommes confrontés à une crise qui menace notre souveraineté et la vie d’un grand nombre d’entre nous. Les élites politiques doivent immédiatement cesser de se chamailler et de se faire des procès, de prendre des décisions ridicules, de mener des intrigues et de préparer les élections (qui n’auront pas lieu si nous ne survivons pas). Après la proclamation de l’indépendance ukrainienne en 1917, c’est ce genre de querelles qui a conduit au désastre. Les élites politiques doivent s’adresser ensemble à la population en l’appelant à l’unité et à la cohésion face à la menace de tout perdre. On dit que les Ukrainiens ne s’unissent généralement que 5 minutes avant d’être exécutés, nous vivons donc la dernière occasion de changer cette mauvaise tradition.

Deuxièmement, il faut adopter une position ferme. L’Ukraine n’acceptera aucune condition qui ne garantisse pas la survie du pays et de ses citoyens. Nous n’avons pas à être une victime. Nous ne devons pas nous offusquer ou réagir aux attaques verbales, mais exprimer nos intérêts et notre position de manière froide et mature.

L’amélioration de la gestion des forces armées et de l’arrière, de l’économie, du complexe militaro-industriel, de l’énergie et d’autres domaines devient une question de survie.

Il n’y a pas encore de catastrophe imminente. Nous disposons des ressources nécessaires pour cette année et nous devons utiliser ce temps aussi efficacement que possible pour réveiller et rassembler des alliés, afin d’obtenir des ressources pour l’année prochaine et au-delà. L’effort principal doit se concentrer sur l’Europe.

Que doit faire chacun d’entre nous ?

  • Prenez conscience de l’ampleur du problème et de l’impossibilité de vous y soustraire. Soit vous êtes dans l’armée, soit vous œuvrez pour l’armée. Engagez-vous pour la victoire, soit par le service, soit par votre argent, soit par le volontariat.
  • Mettez de l’ordre dans votre tête et gardez-la froide, ne tombez pas dans le piège de la propagande russe, ne la diffusez pas. Si vous ne pouvez pas travailler pour la victoire, au moins ne travaillez pas pour la défaite. Dans un avenir proche, le niveau des attaques informationnelles sera augmenté de façon substantielle.
  • Aidez ceux qui ont le plus de mal. Soutenez-vous les uns les autres. Nous sommes une société en réseau de personnes libres, et c’est la clé de notre résilience.

« J’aurais aimé que cela n’arrive pas à mon époque, dit Frodon. Moi aussi, dit Gandalf, ainsi que tous ceux qui vivent à cette époque. Mais ce n’est pas à nous de décider. Nous ne pouvons que décider de ce que nous ferons du temps qui nous est imparti. »

Traduit de l’ukrainien par Desk Russie.

Lire l’original.

pekar bio

Valerii Pekar est un entrepreneur, auteur et conférencier ukrainien. Il est cofondateur de la plateforme civique Nova Kraïna (Nouveau Pays), maître de conférences à l'école de commerce de Kyïv-Mohyla et ancien membre du Conseil national de réforme.

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