« Si la Russie s’écroulait… »

Dmitri Voltchek, écrivain et éditeur russe, rédacteur en chef du site de Radio Liberty, évoque ici la « cancel culture » qui conduit à l’annulation de nombreuses invitations de célébrités russes du monde de la culture, un phénomène qui soulève une polémique en Russie ainsi qu’au sein de l’émigration russe.

Dans la rue, en Italie, on tombe sur cette affiche : « La Russie n’existe pas, il n’y a que la maudite Moscovie. Il faut annuler la Russie ! » Un QR-code permet d’accéder au manifeste de Cancel Russia, qui appelle à rejeter massivement la Russie impériale et colonialiste, à s’abstenir de tout contact avec les institutions de cet État terroriste, et, en contrepartie, à soutenir l’Ukraine et sa culture. Le manifeste affirme : « La culture russe est de nature expansionniste et impérialiste. Pendant des siècles, elle s’est délectée de sa domination sur d’autres peuples, asservis d’abord par l’Empire russe, puis par l’URSS. La Fédération de Russie a décidé de poursuivre cette entreprise lamentable. La quasi-totalité de la culture russe perpétue la tradition de l’impérialisme russe, notamment parce que les politiques expansionnistes de la Russie n’ont jamais été condamnées ou publiquement démasquées. C’est l’un des principaux arguments utilisés pour justifier l’invasion russe de l’Ukraine, une invasion que la plupart des Russes approuvent. »

Cette initiative provoque un mécontentement prévisible en Russie, mais les exclamations indignées de Moscou ont peu d’effets. Le processus préconisé par le mouvement Cancel Russia est en bonne voie, du moins en Europe. Presque tous les événements culturels des mois de guerre se sont déroulés sans la participation de la Russie : les Russes n’ont pas participé à l’Eurovision, le pavillon russe de la Biennale de Venise a été fermé, des tournées sont annulées, des films russes sont retirés à la dernière minute des programmes des festivals de cinéma.

Malgré des lettres de protestation, le Festival de Cannes a tout de même décidé de diffuser La Femme de Tchaïkovski de Kirill Serebrennikov, considéré lui-même comme une victime du régime de Poutine, mais le festival a refusé des accréditations aux médias russes. Le Festival de Salzbourg a dû expliquer pourquoi il continuait de coopérer avec Teodor Currentzis et son orchestre. Dans un journal suédois, la critique de l’exposition d’un artiste moscovite est intitulée « Un art qu’il ne faut pas boycotter ». Le fait d’exprimer des réserves ou de signaler les exceptions à la règle ne font que souligner qu’une nouvelle politique est en place, et pour de bon. Que dire du Festival de Salzbourg, si même les propriétaires de magasins russes en Europe s’empressent de rebaptiser leurs commerces « ukrainiens », voire « asiatiques » !

Poutine a été le premier à se plaindre de la « cancel culture », prétendant que Tchaïkovski, Chostakovitch et Dostoïevski étaient désormais interdits en Occident. Mais tout va bien pour Tchaïkovski et Chostakovitch : ceux dont on souhaite se débarrasser, ce sont les émissaires de la Russie actuelle. Le Kremlin avait dépensé des milliards dans des centres de spiritualité orthodoxe, des journées du cinéma russe, des tournées d’artistes de propagande, et dans la corruption de stars étrangères. Mais tous ces efforts ont été réduits à néant en l’espace d’un instant. L’époque où Zakhar Prilépine était accueilli à la Foire du livre de Francfort ou au Salon du livre de Paris est, espérons-le, révolue.

J’évoque le monde de la culture dans la mesure où il est médiatisé et s’indigne facilement. Mais la même chose se produit dans tous les domaines : personne ne veut plus avoir affaire à des fonctionnaires, hommes d’affaires russes, ou à des journalistes travaillant pour des médias poutiniens. C’est à Russia Today qu’appartient la quasi unique chaîne Telegram interdite, Telegram où la censure est par ailleurs absente. Un exemple tragi-comique : un membre de la Chambre civique de Russie, conseiller du gouverneur de l’oblast’ (région) de Koursk, militant des droits de l’homme autoproclamé, parvient à se retrouver invité à Vienne pour une réunion de l’OSCE sur les droits de l’homme, mais quelques heures avant le début des réunions, il est tout simplement rayé de la liste des participants : ouste, du balai !

On peut trouver la trace du pressentiment de ce lamentable fiasco national chez certains écrivains russes. « Si la Russie s’écroulait, l’humanité ne ressentirait ni préjudice ni tristesse » : c’est cette phrase qui, selon Ivan Tourgueniev, résume l’idée principale de son roman Fumée. En 1984, dans La Disparition des barbares, Edouard Limonov décrit comment l’URSS ainsi que les villes soviétiques militarisées d’Europe de l’Est se volatilisent soudainement : tous ces territoires se retrouvent recouverts d’une étrange substance blanche, rappelant du plâtre à peine sec, et il ne reste aucune trace des citoyens soviétiques. Ce fantasme ancien me revient en mémoire quand je regarde le tableau de Pavel Otdelnov intitulé L’Expert en géopolitique, qui représente l’artisan de la catastrophe russe sous les traits d’un personnage absurde à moitié enterré dans la neige.

Par quoi remplacer la Russie ? Comme le suggèrent les idéologues de Cancel Russia, l’attention se reporte sur l’Ukraine. Une victoire ukrainienne à l’Eurovision, une « place de l’Ukraine » lors de la Biennale de Venise, des œuvres de compositeurs ukrainiens à l’affiche ne sont pourtant pas les éléments les plus flamboyants du triomphe du pays attaqué par la « maudite Moscovie ». L’essentiel est la présence sans précédent de l’Ukraine dans l’espace urbain en Europe. Depuis trois mois maintenant, les drapeaux ukrainiens sont partout : aux balcons et sur les panneaux d’affichage, dans les caissons lumineux et sur les lampadaires. C’est un signe de soutien à l’égard de ceux qui ont trouvé refuge en Europe. Des milliers de bénévoles aident les réfugiés à trouver un logement et du travail, collectent des vêtements et des médicaments. L’effacement a été si rapide et radical qu’aujourd’hui, lorsqu’on entend parler russe dans les rues des villes européennes, on pense d’abord que ce sont des Ukrainiens. Les touristes russes ont d’abord été balayés par les restrictions liées à la non-reconnaissance des vaccins anti-Covid russes. Aujourd’hui, l’UE durcit sa politique en matière de visas en raison de la guerre. Quant à la République tchèque et aux États baltes, ils ne délivrent plus aucun visa aux citoyens russes. Il s’agit là d’un autre élément essentiel de la politique de Cancel Russia, face à laquelle sont égaux l’artiste, le fonctionnaire et le touriste.

Tout le monde est curieux de ce que le jeune homme en colère a à dire, mais personne ne veut savoir ce que la vieille femme en colère a à dire. L’Ukraine joue le rôle du jeune homme, tandis que la Russie a choisi une vieille femme comme symbole. Inventée par des communicants politiques et sensiblement éloignée de son prototype1, la vieille au drapeau soviétique, qu’on s’empresse d’immortaliser sur de sinistres fresques murales, semble tout droit sortie de la nouvelle de Daniil Kharms La Vieille, et personne ne veut entendre sa voix importune.

L’époque est révolue où l’on pouvait encore arrêter la locomotive de Cancel Russia. Fin février, on s’attendait encore à un vaste mouvement anti-guerre en Russie, on espérait que les hommes d’affaires et les diplomates condamneraient la politique de Poutine. Mais nous sommes fin mai et le nombre de personnes détenues pour des actions anti-guerre n’a pas dépassé les 15 000. Parmi les hommes d’affaires importants, seul Oleg Tinkov a décidé de condamner sans équivoque l’agression, et pas un seul diplomate russe n’a remis en question la ligne politique de Sergueï Lavrov [depuis, le conseiller russe auprès de l’ONU, Boris Bondarev, a démissionné, afin de marquer publiquement son désaccord avec la guerre menée en Ukraine par le régime de Poutine, NDT].

Chez les intellectuels, des voix sont bien sûr plus nombreuses à condamner la guerre. Mais leur condamnation relève souvent du même esprit colonialiste. Il ne s’agit pas d’un combat pour l’Ukraine mais d’une préoccupation égocentrique pour leurs propres intérêts. Face à l’agresseur, les Européens soutiennent la victime en étudiant et en popularisant sa culture. En Russie, ces tentatives se comptent sur les doigts d’une main. Par exemple, à Moscou, Alexeï Lioubimov a interprété des œuvres de Valentin Sylvestrov, compositeur ukrainien. Anton Doline a écrit une série d’articles sur le cinéma ukrainien. Je ne doute pas qu’il existe d’autres nobles initiatives, mais elles n’ont pas provoqué d’écho. Comment les leaders d’opinion russes ont-ils réagi en apprenant que leur pays avait détruit par les flammes les musées de Maria Primatchenko [peintre ukrainienne, grande figure de l’art naïf (1909-1997), NDT] et de Grigori Skovoroda [philosophe ukrainien (1722-1972), NDT] ? Aucunement, si ce n’est par quelques emojis attristés sur Facebook.

Sur YouTube, on tombe sur une longue interview d’un excellent musicien : il est contre la guerre. Cependant, en plus d’une heure, il réussit l’exploit de ne pas parler des bombardements, des millions de réfugiés, de la résistance ukrainienne. La discussion tourne autour de la question d’émigrer ou non, de la façon d’interagir avec un public provincial abruti, des métamorphoses des discours gauchistes et autres choses amusantes. Amusantes mais loin d’être centrales en ce moment, alors que chaque jour des bombes s’abattent sur l’Ukraine. Cette dérobade apparaît comme une forme voilée, inconsciente, de solidarité avec l’agresseur.

Les Russes avisés discutent sur les réseaux sociaux des avantages et des inconvénients de l’émigration, de la folie de Poutine, de Kirkorov et Ourgant [le chanteur populaire Philippe Kirkorov et la vedette de la télévision russe Ivan Ourgant ont pris position contre la guerre, NDT], des McDonald’s fermés, des cartes de crédit qui ne fonctionnent pas et du répertoire des théâtres moscovites. Et l’on constate avec dépit que bien peu de choses sont dites sur l’Ukraine et sa tragédie. La tentative de conquête de ce pays n’est que la toile de fond tragique devant laquelle les maîtres du discours dominant débattent avec arrogance de leurs propres malheurs. Ils discutent sans se rendre compte qu’ils ont déjà été annulés de manière irréversible, entre autres choses pour leur hybris.

Publication originale.

Traduit du russe par Clarisse Brossard

Dmitri Voltchek est le rédacteur en chef du site de la Radio Liberty. Il est également présentateur et rédacteur de divers programmes culturels de cette radio. Il vit à Prague. Ecrivain et poète, auteur de plusieurs livres, il est également l’un des meilleurs traducteurs de la littérature anglo-saxonne.

Notes

  1. Ayant aperçu des soldats dans son village et croyant qu’il s’agissait de soldats russes, une vieille femme ukrainienne les avait accueillis avec un drapeau soviétique, afin de « les convaincre de ne pas détruire son village », ce qu’elle a plus tard expliqué aux autorités ukrainiennes. La propagande russe s’est emparée de ces images pour en faire le symbole de la résistance pro-russe des populations locales à l’oppression de l’armée ukrainienne. La vieille dame a déclaré déplorer cette triste célébrité (NDT).

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