Notre autrice livre ici un nouveau volet de sa « bibliothèque antifasciste », une série qui aide à comprendre l’actualité russe et ukrainienne, mais aussi notre monde, en se tournant vers des références du passé. Cette fois, elle revisite un film de Robert Bresson qui l’amène à réfléchir sur le sens profond de la liberté « comme travail physique et mental, comme discipline, comme intelligence, comme expérience permanente de prudence et de conciliation ». Une leçon que la société russe gagnerait à assimiler.
Un condamné à mort s’est échappé ou Le vent souffle où il veut : c’est sous ce double titre que sortit en 1956 ce film de Robert Bresson (1901-1999), l’un des maîtres du cinéma français les plus importants et les plus originaux. Le film reçut le Prix de la mise en scène au Festival de Cannes en 1957 et devint immédiatement un classique incontestable, connu de tout le monde, mais regardé par peu de gens, étrangement. Je propose de voir ou de revoir ce film aujourd’hui, afin de mieux comprendre ce qui nous arrive à nous tous, pour mieux saisir le sens des événements, pour se demander, une fois de plus, ce que nous devons, pouvons ou ne pouvons pas penser, dire et faire face aux événements tragiques dont nous sommes témoins, face à la violence aveugle, inouïe, propagée par les uns, et au conformisme tout aussi inouï, au mensonge et à la confusion, générés par les autres. Où en sommes-nous ? Où est notre liberté ? Sommes-nous, encore et encore, pris au dépourvu, confondus, terrorisés, piégés par le mal ? Sommes-nous emprisonnés par le mal ? Que pouvons-nous faire ?
Plus que jamais, aujourd’hui, la question de la liberté nous touche, nous brûle. Mais comment passer à travers le brouillard des mots, ces mêmes mots, dits par les uns et pas les autres ? Le nazisme, le terrorisme…
Les citoyens des pays totalitaires ne font qu’obéir, nous dit-on, ils obéissent tant bien que mal au mauvais gouvernement, qu’il soit élu ou pas. Ce sont des prisonniers, des otages, des boucliers vivants, de la chair à canon. Certes, nous dit-on, ces régimes sont tout à fait comparables aux régimes de type fasciste du XXe siècle, mais pas la société, pas ces gens qui sont terrorisés, menacés, marqués par la double pensée (expression introduite par Orwell, pour décrire l’attitude conformiste face à la pression totalitaire)1. La double pensée permet aux gens de croire une chose et d’en dire une autre, et même de penser, de dire et de faire en même temps deux choses opposées. Puis on nous explique le fascisme, aussi bien passé qu’actuel, par le « ressentiment », la frustration, la solitude, bref, par le triste sort de l’Homme au sein de l’État moderne et de la société capitaliste. De là, un pas nous sépare de l’apologie du stade prémoderne et du monde non occidentalisé.
Il y en a qui sèment le trouble par mégarde ou par défaut : nous sommes envahis d’informations et de jugements contradictoires. D’autres sont des fabulateurs, des faussaires professionnels. Ils cuisinent leurs plats selon la recette des faux semblants, ils sont maîtres ès mensonges en miroir, infantiles et efficaces : « c’est celui qui l’a dit qui l’est ».
On finit par ne plus rien comprendre, par ne plus vouloir comprendre. On ne peut quand même pas mentir aussi grossièrement ? Si, on peut. Aujourd’hui, en Russie, on réécrit les manuels d’histoire, on blanchit, on loue le stalinisme. En même temps, le bureau du procureur général de la Russie initie une série de procès sous la dénomination commune « Pas de délai de prescription »2. Le dernier s’est déroulé le 20 octobre à Kaliningrad. À la suite de ce procès (on a envie de dire, de ce spectacle) exemplaire, un « forum scientifico-pratique » s’est ouvert dans cette ville. « L’événement, lit-on dans la presse russe, a eu lieu dans le cadre des travaux de grande envergure visant à mettre en œuvre le projet “Pas de date de prescription” qui s’inscrit dans la continuité des forums thématiques : “Leçons de Nuremberg”, “Procès de Khabarovsk : importance historique et défis modernes” et “Pas de date de prescription. Génocide du peuple soviétique par les nazis et leurs complices pendant la Grande Guerre patriotique : compréhension historique et pratique judiciaire”. Désormais, ce sont des plateformes efficaces de communication interministérielle et professionnelle pour développer un consensus public afin de préserver la vérité historique sur les événements les plus importants de notre histoire. »
Ce contenu doit être simple. Le procédé est par ailleurs ancien. On dit : vous voyez, vous vivez mal, dans la misère, tout va mal chez nous, mais vous n’en êtes pas responsables : les racines de ce mal se trouvent dans le passé. Ce passé, c’est l’invasion, c’est l’occupation étrangère, il n’y a rien d’autre. Le mal vient d’ailleurs, de l’étranger, du voisin qui cause l’injustice. Vous êtes victimes, prisonniers de l’étranger. Tuons donc l’étranger ! Et on passe à l’acte. Que peut-on dire ? Quel argument peut-on avancer ? La langue n’en peut plus. Que dire quand on sait que l’autre, en face, a déjà préparé sa réponse et que cette réponse se compose des mêmes mots que les nôtres ? Le nazisme, le terrorisme, l’invasion, la violence, les otages, les prisonniers… On n’en peut plus, des mots. De ces mots, on en a assez.
Mais parfois les films, les très grands films, comme ce chef-d’œuvre de Robert Bresson, peuvent soudainement nous aider à remettre le mensonge en cause, à renouer avec la vérité. Telle sera mon hypothèse. Car au lieu de spéculer, d’user de mots si fatigués, un film peut soudainement nous toucher, nous montrer ce qu’on cherche à comprendre. Dans Un condamné à mort s’est échappé, Robert Bresson nous plonge dans l’essence même de la résistance et de la liberté ou, plus exactement, il nous fait vivre le processus de la libération, et il le fait si bien, si efficacement, qu’il nous contamine par cette expérience. Il le fait en se servant de peu de mots. C’est presque un film muet. Et malgré cela ou grâce à cela, il est comme un manuel, qui enseigne à agir librement, par des voies autres que rationnelles.
Le titre du film reprend dans sa première partie celui du récit autobiographique d’André Devigny (1916-1999) qui, avec son étonnant sous-titre Les leçons de l’énergie, fut écrit à la demande du Figaro littéraire et parut sous forme de feuilleton en deux semaines, celles des 20 et 27 novembre 1954, puis sous forme de livre chez Gallimard deux ans plus tard, en 1956, en même temps que le film. Militaire et résistant français, Devigny avait été dénoncé en avril 1943 par Robert Moog et arrêté par les Allemands à Lyon. Il fut incarcéré à la prison de Montluc. Il s’en échappa quelques mois plus tard, le 25 août de la même année, cinq jours après avoir reçu sa condamnation à mort. Après l’évasion, André Devigny reprit le combat et participa à la libération de la France.
« Je me rappelle, racontait Bresson dans une interview donnée après la sortie du film, la lecture que j’ai faite de ce récit : c’était un récit très précis, très technique même, de l’évasion. Je me rappelle cette lecture et je me souviens qu’elle me fit l’effet d’une chose d’une grande beauté : c’était écrit dans un ton extrêmement précis, très froid et même la construction du récit était très belle. Cela avait beaucoup de grandeur. Il y avait à la fois cette froideur et cette simplicité qui font que l’on sent que c’est l’œuvre d’un homme qui écrit avec son cœur : c’est quelque chose de très rare3. » Dans cette observation, nous retrouvons les idées préférées de Bresson : la froideur, l’exactitude, la précision, le dépouillement qui témoignent non pas de l’absence, mais de la présence intense de l’Homme. La grandeur est générée par la simplicité. Le texte de Devigny tranche, en effet, avec la littérature de l’évasion et la « littérature » tout court. Ce n’est pas non plus un témoignage. C’est plutôt un rapport. L’auteur n’eut pas lui-même l’idée de ce récit, on le lui avait demandé et il y répondit le plus sincèrement possible. Une voix égale, sans émotion apparente, décrit les micromouvements du corps et de l’âme. « Ce fut à proximité de la prison, juste avant le pont du chemin de fer, qu’obéissant à un réflexe instinctif, contrôlant à peine mes gestes, je mis mon projet à exécution4. » Le mouvement de l’évasion est décrit comme une fonction quasi physiologique. Devigny n’est pas un auteur professionnel et ceci est préférable pour Bresson. L’acteur qui joua Devigny dans le film (sous le nom de Fontaine) n’était pas professionnel non plus. François Leterrier, âgé alors de 27 ans, était étudiant en philosophie. Il ressemblait au jeune Devigny (mais aussi au jeune Bresson) d’une manière non pas tant physique que par la beauté et la pureté de son regard. Ce regard transparent et lumineux éclairait son visage calme, attentif, concentré, privé de toute expression de convenance. Ce visage ressemblait à une icône, tant il exprimait peu et tant il semblait présent et intense. C’était pour la première fois que Bresson filmait non pas un comédien, mais, comme il disait, un « modèle ». Plus tard il décrivit sa hantise des comédiens, l’expliquant par son désir d’échapper au cinéma bavard à effet du théâtre filmé et d’atteindre au cinématographe. Sous cette dénomination, Bresson entendait un langage à part, composé non pas de mots, mais d’une succession d’images et de sons. À la différence des comédiens, les modèles étaient « purs, intacts, vierges » et lui donnaient « le sentiment de l’inconnu ». Ces idées de Bresson à propos d’un langage, propre à tel ou tel art, étaient typiques des avant-gardes du XXe siècle. L’art des « non professionnels » l’était aussi : pour l’artiste d’avant-garde, l’art devait être moins que l’art, il devait renoncer à l’artifice, et par là devenir plus que l’art, en donnant accès aux choses invisibles et indicibles. La moindre image, le moindre objet ou geste, l’ombre d’un geste augmente exponentiellement l’intensité de l’œuvre.
Depuis son arrestation et jusqu’à son évasion, le film de Bresson suit le récit de Devigny avec une exactitude froide, semblable à celle de son auteur. C’est également un rapport. Bresson semble apprendre auprès de Devigny. Le film est d’ailleurs en partie tourné dans la prison de Montluc, à Lyon. Mais, on l’aura compris, c’est tout sauf un film réaliste. Bresson est un auteur qui veut montrer l’essentiel. Tout homme est un condamné à mort et, dans ce sens, comment imaginer, comment espérer s’échapper ? Plus tard, Bresson tourna trois films en s’inspirant des œuvres de Dostoïevski qui avait été dans sa jeunesse un condamné à mort gracié au dernier moment, puis un prisonnier et un bagnard. Sa vision de l’Homme était tragique : un condamné à mort qui espère s’échapper, c’est nous tous, chacun de nous. On ne s’en échappe que pour peu de temps et ceci en prenant des risques énormes. Nous prenons des risques en nous levant le matin et en quittant notre lit. Mais en restant au lit, nous courons peut-être davantage encore de danger. Que faire ? Où se cacher ? Car la vie est le processus permanent de la libération et l’absence de risque est égale à la mort. Nous sommes condamnés à mourir, mais nous sommes tout autant, si nous voulons vivre, condamnés à la liberté. L’Homme est semblable au verre, cette matière mystérieuse, fragile. L’Homme est semblable à la lumière, dont il n’arrive pas à percer le secret. L’Homme est semblable au vent.
Dès que Fontaine, battu, couvert de sang, peut se lever, il grimpe à la fenêtre : son regard est déjà libéré. Puis le son intervient : il tape dans les murs pour atteindre ses voisins. Il entend leur réponse. Il élargit son univers. Il communique. Comme ses yeux ont besoin de la lumière, son être a besoin d’autres gens. Il cherche à les voir, à les entendre. L’emprisonnement est une solitude. Communiquer est le plus grand de tous les risques, mais sans cela rien ne change, tout se fige, se rétrécit, c’est la mort sans espoir de s’échapper.
La deuxième partie du titre fut ajoutée au film par Robert Bresson. Ou Le vent souffle où il veut : cette célèbre phrase est dite par le Christ ressuscité à Nicodème en marche vers Emmaüs. « Ne t’étonne pas que je t’aie dit : il faut que vous naissiez de nouveau. Le vent souffle où il veut et tu en entends le bruit, mais tu ne sais d’où il vient ni où il va. Il est ainsi de tout homme qui est né de l’esprit .» (Jean 3, 8) Cette deuxième sentence qui compose le titre est comme la réponse au paradoxe de la première : oui, il existe un moyen pour l’homme d’échapper à sa finitude. Ce moyen est semblable au vent qui, comme souvent dans la Bible, sert de métaphore de l’esprit (de l’énergie, en grec) qui guérit et qui ressuscite : « Esprit, viens des quatre vents, souffle sur ces morts, et qu’ils revivent ! » (Ezéchiel 37 ,9). La caractéristique principale du vent, tout comme de l’esprit, est sa liberté. Si l’homme condamné à mort est un prisonnier, le vent (l’esprit) est le contraire de la prison. On ne peut pas emprisonner l’esprit, ni l’homme né de l’esprit et étant de la même nature que l’esprit. Le Dieu de la Bible qui est esprit ne supporte pas la mort de l’homme né de l’esprit qui est son enfant, et lui donne une nouvelle vie.
Dans l’une des interviews données après la sortie du Condamné à mort, Bresson disait combien il avait été frappé par cette phrase de Bernanos : « … il n’y a pas un royaume des vivants et un royaume des morts, mais il n’y a que le royaume de Dieu. Vivants ou morts, nous sommes tous dedans. » Rien de plus évident : Robert Bresson est un auteur chrétien, ce qui l’intéresse, c’est l’homme spirituel, ce qui signifie l’homme libre. Seulement, face à son art, dire cela ne veut rien dire. Par là, nous ne faisons que commencer. Bresson qui intitule son film par ce double postulat nous donne l’illusion d’une réponse a priori, mais elle n’en est pas une. Car c’est facile à dire : soyons libres comme le vent. Ou : soyons spirituels et alors nous serons libres comme le vent. Mais comment l’être, comment faire, surtout quand on est en prison ? C’est que ante experientiam ici ne marche pas. La réponse est à chercher dans l’expérience. La liberté est, par excellence, une science expérimentale. D’où le genre du rapport.
Le film de Robert Bresson est un sublime essai sur le sujet. Pendant 95 minutes, nous suivons le prisonnier qui cherche à s’échapper. Nous nous sentons élus. Nous avons cette chance inouïe, car le film n’a pas l’air d’être fait pour nous ; c’est comme par hasard que nous y assistons et c’est d’autant plus précieux. Parfois nous entendons mal ce qu’ils disent, car ils ne parlent pas pour nous. Malgré le titre, on ne sait pas si le héros va s’échapper ou non : de quelle promesse ou de quel drame il s’agit. Le suspens dure et ne sera rompu qu’au tout dernier instant du film, de manière très simple, sans aucune emphase, mais avec tendresse et humour.
Échapper donc, répétons-le, n’est pas un instant, une chance, un coup de théâtre. Pour un condamné à mort, s’échapper est un minutieux travail. C’est là son principal métier, l’engagement complet, total, de tout son être. Il observe, il étudie, il agit avec circonspection (l’un des mots préférés de Bresson). Le moindre détail compte pour lui, la moindre expérience l’aide. Il est prudent. Il ne fait pas semblant. Il ne joue pas. Il économise son souffle, ses mouvements. Il œuvre sans relâche. C’est un ouvrier de sa libération. C’est un athlète. La moindre compétence l’aide. Voici qu’il reproduit — pour tresser des cordes — le geste des mains de sa mère quand elle coiffait ses sœurs. Voici qu’il étudie la structure de la porte, la nature du bois dont elle est faite. Son esprit va parfois plus vite que son corps. Son esprit est libre, mais son corps ne l’est pas, il a cette taille, ce poids, il a besoin d’être nourri, désaltéré, vêtu. Lors de la sortie quotidienne, les prisonniers vident leurs seaux hygiéniques dans un puits perdu, ils marchent avec ces seaux sous le bras, l’un derrière l’autre, chacun regarde dans le dos de l’autre et, brusquement, Fontaine se retourne, nous voyons son profil, le bout de son œil, et c’est là que la musique de Mozart, le Kyrie de la messe en ut, fait irruption : le vent souffle où il veut. Ce rapport entre la chair et l’esprit, le corps et la volonté qui l’anime, non pas en ennemis, mais en amis intimes, est l’une des merveilleuses leçons qu’offre ce film : l’homme tout entier s’engage dans le processus de l’évasion. L’autre leçon est celle de la communication : on ne peut faire ces choses qu’ensemble. « Seul, je n’irais pas sans doute plus loin », dit Fontaine après avoir confié sa vie au très jeune et versatile garçon, à cet enfant presque, engagé dans l’armée allemande. Finalement ces deux leçons ne font qu’une, seule et profonde leçon de liberté comme travail physique et mental, comme discipline, comme intelligence, comme expérience permanente de prudence et de conciliation.
Chaque personne qui a jamais agi librement retrouve dans ce film de Robert Bresson le parfum de cette chose rare et précieuse, reconnaît ce frémissement de tout son être, ne serait-ce que très ponctuellement. Elle sait de quoi il s’agit, de quel effort, de quelle audace, de quel courage, mais aussi de quelle fierté. Nous savons tous au fond de nous quel prix il faut payer pour ces instants, mais aussi quelle jouissance la libre action procure. Oui, nous le savons tous, inutile de faire semblant.
Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.
Notes
- Ce sont notamment des propos tenus par le sociologue Grigori Ioudine (né en 1983).
- Une série de procès où l’on juge des crimes de génocide de la population soviétique perpétrés par les nazis pendant l’occupation allemande. Bourreaux victimaires, les officiels russes essaient de prouver que le plus grand génocide n’était pas la Shoah, mais le traitement inhumain des Soviétiques. NDLR
- Robert Bresson, Entretiens, rassemblés par Mylène Bresson, Paris, Flammarion, 2013, p. 62.
- André Devigny, Un condamné à mort s’est échappé, Paris, Gallimard, 1956, p. 18.