« Le régime de Poutine représente la plus grande menace existentielle pour l’Occident »

Entretien avec le célèbre opposant russe Garry Kasparov

Sommet Biden-Poutine, nature profonde du régime russe actuel, corruption des élites occidentales, le sort de l’Ukraine et de Navalny… Avec sa manière incisive, le champion du monde d’échecs porte un jugement peu rassurant sur le monde occidental et sa capacité à tenir tête à Poutine.

Propos recueillis par Galia Ackerman.

Comment appréciez-vous le sommet Biden-Poutine ?

La tenue du sommet a été une faute très grave de la part de Biden. Le seul point positif, c’est qu’il n’y a pas eu de résultats tangibles. La question demeure : quel était l’intérêt de Biden ? Je suppose qu’il éprouve de la nostalgie. Le vieux Joe a été candidat à la Maison Blanche en 1988, il a fait une partie importante de sa carrière politique pendant la guerre froide. Il y a eu toutes ces rencontres, Nixon-Brejnev, Carter-Brejnev, Reagan-Gorbatchev. J’ai l’impression qu’il a voulu égaler les « grands » et redevenir leader du monde libre en rencontrant un dictateur russe. Mais à l’époque de Reagan-Gorbatchev, la situation était différente car le régime soviétique était déclinant. On n’avait pas d’illusion : l’URSS menait une guerre en Afghanistan et emprisonnait des dissidents, mais néanmoins le régime subissait une érosion, alors que le régime russe actuel devient de plus en plus agressif. Aujourd’hui, l’idéologie du régime poutinien est fondée sur une confrontation avec l’Occident. Il n’y a aucun espoir que Poutine, en regardant Biden dans les yeux, puisse se comporter autrement.

Cependant, ce sommet a permis une certaine désescalade. Il a été au moins décidé de permettre aux ambassadeurs respectifs de retourner à leurs postes…

Stop, stop ! De quelle désescalade parlez-vous si, depuis l’annonce de ce sommet, il y a eu deux attaques informatiques sur des infrastructures américaines ? De telles attaques n’auraient pu se produire sans l’approbation de Poutine, n’est-ce pas ? On observe également une attaque frontale et sans précédent contre l’opposition en Russie. Des ONG et des particuliers sont déclarés terroristes et extrémistes et risquent la prison. Où est le moindre signe d’une baisse de tension ? Au contraire, je pense que Poutine va agir en accord avec sa nouvelle image. En 2014, après l’annexion de la Crimée, il était une sorte de paria politique, et maintenant, il acquiert le statut d’un grand dirigeant, l’égal de Biden, même si celui-ci l’avait traité de « killer ». Or, Biden a d’abord participé au G7 et au sommet de l’OTAN, mais la dernière rencontre a été réservée à Poutine. Symboliquement, il apparaît que ce sommet était le plus important. En termes d’image, Poutine a gagné, et c’est ce qu’il a démontré à son entourage oligarchique, à ses services secrets et à son armée, à sa clientèle dans le monde, comme Maduro et Assad, et même aux Chinois. Le fait que Biden se soit senti obligé de rencontrer Poutine, malgré toute la critique à son égard, c’est la plus grande réussite de ce dernier et la défaite de l’Amérique.

Nous ne connaissons pas la teneur de leurs conversations. Biden lui a quand même indiqué des « lignes rouges » à ne pas franchir.

En effet, Biden a indiqué à Poutine des domaines de sécurité informatique à ne pas attaquer. Mais qu’est-ce que c’est que cette conversation d’un président américain avec le chef d’une mafia qui attaque l’Amérique ? Biden lui dit : il ne faut pas toucher à ceci. Et le reste, c’est autorisé ? Et puis, jusqu’à quand va-t-on envoyer des avertissements ? On n’est plus à l’époque de George W. Bush et de son entente avec Poutine. Entretemps, Litvinenko et Politkovskaïa ont été tués ; la Géorgie a été attaquée ; Nemtsov a été assassiné ; la Crimée a été annexée ; la Syrie a été dévastée ; Assad a utilisé des armes chimiques ; Navalny a été empoisonné, et s’il a survécu, il pourrait mourir désormais en prison ; l’Amérique a été attaquée à plusieurs reprises. Il est inutile de parler de « lignes rouges » si l’on n’est pas prêt à tirer quand ces lignes sont franchies. Bien sûr, ce serait intéressant de connaître les détails de l’entretien, mais la question de savoir pourquoi Biden a-t-il décidé de se rendre à Genève reste ouverte. Au fond, à part la nostalgie et la satisfaction de son ego, je ne vois aucune raison. Après le désastre de Trump, on attendait de Biden des actions concrètes. Pour l’instant, ces attentes ne se concrétisent pas.

On s’attendait notamment à ce qu’il s’oppose résolument à Nord Stream 2.

J’imagine qu’il était trop tard pour arrêter ce projet, mais Biden a levé ostensiblement des sanctions. La voie alternative de livraison du gaz russe à l’Europe va bientôt être opérationnelle. Poutine est un pragmatique. Malgré des sanctions et des objections, les livraisons de gaz russe en Europe ont doublé depuis l’occupation de la Crimée en 2014. Et c’est la seule chose qui intéresse Poutine : il est devenu plus riche. Il n’y a aucune menace au bien-être de sa clique. Les sanctions existantes sont sensibles dans plusieurs domaines, mais cela ne change pas la donne. L’élite gouvernante russe possède une quantité astronomique d’argent : on évalue l’ensemble des ressources en possession et sous contrôle de ce petit cercle à un trillion de dollars. C’est la somme dont Poutine dispose, et pour lui, donner quelques milliards de dollars pour tel ou tel projet, ce sont des broutilles.

Ou pour soudoyer des hommes politiques et des hommes d’affaires occidentaux ?

Je crois qu’aux Etats-Unis, c’est plus difficile, mais en Europe c’est très répandu. Nommez-moi un pays européen où il n’y a aucun homme politique corrompu par le régime Poutine. Il ne s’agit pas de grands secrets, tout se fait ouvertement. Il y a 20 ou 30 ans, si la presse découvrait de tels comportements, la carrière de ces hommes politiques aurait été terminée. Il y aurait eu de gros scandales, des démissions, des affaires judiciaires. Mais aujourd’hui, les mœurs ont évolué. Pour Fillon, l’argent russe n’est pas un problème, pour Schroeder, non plus. Pour Marine Le Pen, obtenir un financement pour son parti, aucun problème. Personne ne s’en indigne. Et c’est une victoire de Poutine.

Quelles sont les sanctions contre le Kremlin qui pourraient être efficaces ?

Les sanctions ne sont pas un objectif en soi, c’est un moyen de parvenir à un but bien défini. Pour bien cibler, il faut comprendre l’essence du régime Poutine et ses points faibles. Il s’agit d’un régime mafieux : tant qu’il obtient des revenus confortables, en pompant des ressources naturelles, il n’est pas sensible à ce qui se passe dans le pays. Poutine sera sensible uniquement face à une situation où ces revenus seront menacés. Il faut donc adopter des sanctions contre le secteur pétrolier et gazier russe. Et cibler l’argent de l’élite gouvernante qui se trouve ici, en Occident. Théoriquement, c’est dans le domaine du possible. Mais l’Occident a trop tardé, et la plupart de ces sanctions ne sont pas réalistes. Car l’argent des oligarques de Poutine ne se trouve pas stocké dans une banque. Il est investi dans des clubs de football ou de basket-ball, dans des organismes de bienfaisance, dans l’immobilier. Cet argent est disséminé partout, et on ne peut pas le geler ou le confisquer. C’est une politique conséquente depuis 20 ans : on investit dans des hommes et des partis politiques, etc. Qui est aujourd’hui le plus grand bienfaiteur du Royaume-Uni ? Alisher Usmanov ! Il a donné plus de quatre milliards de livres sterling ! Et où est cet argent ? Il a été donné à différentes ONG et à d’autres structures dont font partie des politiques, des journalistes, des personnalités publiques. Tout le système sanguin occidental est irrigué avec de l’argent russe ! Il n’est pas trop tard pour y mettre fin, mais ce sera très douloureux pour l’économie occidentale. En même temps, si on ne le fait pas, les conséquences seront, tôt ou tard, dramatiques.

Nous vivons dans une société de consommation. Comment expliquer aux gens qu’il faut faire des sacrifices ? Disons, un grand hôtel appartient à un oligarque russe. Comment convaincre une région, une mairie, le personnel de cet hôtel qu’il faut faire une saisie ?

Pour cela, il faut comprendre que le régime de Poutine représente la plus grande menace existentielle pour l’Occident. J’utilise à dessein le mot « existentielle ». Car l’objectif de Poutine c’est la destruction du modèle du monde occidental issu de la Seconde Guerre mondiale. Comme le virus VIH, Poutine détruit le système immunitaire occidental. L’idée clé du progrès, c’est la baisse du niveau de violence dans la société. Mais Poutine, sciemment ou non, fait régresser le monde. Car il affirme haut et fort que le pouvoir fort a une valeur absolue. C’est pour cela que deux figures clés de la mythologie poutinienne sont Staline et Ivan le Terrible. Même pour les tsars russes, la figure d’Ivan était gênante : il était trop sanguinaire. Mais de nos jours, Staline et Ivan le Terrible sont des modèles représentant le pouvoir absolu sans aucun contrepoids, chez soi et à l’étranger. L’exemple de la Syrie est édifiant. Poutine soutient inconditionnellement Assad car il lui reconnaît le droit de commettre les pires crimes. C’est sa conception du pouvoir. Et c’est Poutine qui donne l’exemple aux islamistes et à la Chine, au grand dam de l’Occident qui ne sait pas comment réagir. Les recettes de la guerre froide ne fonctionnent plus, car nous vivons dans un monde différent. Et l’Amérique n’est plus le garant du monde libre, ce qui est certainement le « mérite » de Poutine, en partie, en tout cas. En même temps, l’Occident n’a probablement jamais été aussi fort et n’a jamais eu un tel avantage sur la Russie, comme à l’époque actuelle.

Et l’Ukraine dans tout cela ?

Poutine n’arrive pas à dompter l’Ukraine. On affirme que la Russie n’a pas attaqué l’Ukraine ce printemps à cause d’un avertissement de Biden. Je n’y crois pas. L’armée russe n’a pas attaqué, car le prix à payer aurait été trop élevé. Même une armée de plus de 100 000 hommes qui a été concentrée aux frontières de l’Ukraine n’aurait pas été suffisante pour conquérir ce pays. Et utiliser l’aviation, bombarder des villes ukrainiennes, cela est tout simplement impensable. En bon chef de mafia, Poutine évalue les risques et n’entreprend rien qui pourrait saper son pouvoir. Bien sûr, le régime russe aurait bien aimé démembrer l’Ukraine et il l’a tenté en 2014. Cela n’a pas marché.

Des rumeurs circulent depuis des mois que Poutine aurait des problèmes de santé. Est-ce une intox ?

Ce sont des rumeurs typiques des dictateurs. Ils sont toujours malades et toujours prêts à partir. Je ne m’intéresse pas à ces racontars car je sais que, dans n’importe quelle dictature, l’état de santé du dictateur est un secret absolu. Habituellement, lorsque de telles rumeurs circulent, elles ne correspondent pas à la réalité.

Comment interpréter le retour d’Alexeï Navalny en Russie ?

L’espace des libertés publiques s’y contracte inexorablement, depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir. Navalny a fait un geste héroïque, mais imprudent. Il n’a peut-être pas compris que les « lignes rouges » du régime ont encore bougé. Pendant plusieurs années, le pouvoir l’a toléré, et il avait même, probablement, des alliés dans l’élite gouvernante qui trouvaient que Poutine allait trop loin. Ce temps est révolu. Le régime russe avance sur une pente descendante, et avec une accélération inévitable. C’est la loi de la physique. Désormais, ce régime est une dictature pure et simple. Il y a un mythe très répandu parmi les opposants : un vrai politique doit vivre en Russie. C’est faux. Si l’objectif du politique est de prendre le pouvoir, ce qui signifie l’effondrement préalable du régime poutinien, il faut bien penser où l’on est le plus efficace. Les idées de Navalny, comme le « vote intelligent » [voter pour n’importe quel candidat qui pourrait l’emporter contre celui de la Russie unie], ne font que de la distraction. Cela crée l’illusion qu’il se passe quelque chose là-bas. Je regrette que Navalny ne soit pas resté en Occident. Avec son statut, il aurait pu rencontrer les dirigeants occidentaux, comme Biden ou Macron ; sa parole aurait eu du poids ; il aurait pu peser sur la prise de décisions concernant la Russie.

Y a-t-il une chance que Navalny soit échangé, comme jadis Vladimir Boukovski ?

Biden a laissé passer une chance unique. S’il avait dit à Poutine : mettez Navalny et Protassevitch dans un avion, alors on se voit à Genève et on fait une photo ensemble, cela aurait pu marcher. Poutine avait besoin de ce sommet ; il aurait pu accepter. Biden aurait également pu précéder sa rencontre avec Poutine par des gestes symboliques : la visite à Kyiv, chez Zelenski, avec la signature d’un contrat de livraison d’avions de combat, ou la rencontre avec Svetlana Tikhanovskaïa à Vilnius. Cela aurait été un comportement digne du leader du monde libre !

Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

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