« Le Semeur d’yeux. Sentiers de Varlam Chalamov », aux Éditions Verdier

La rédaction de Desk Russie est heureuse de proposer à ses lecteurs un extrait du remarquable livre de Luba Jurgenson, Le Semeur d’yeux. Sentiers de Varlam Chalamov (Verdier, 2022). Luba Jurgenson le présentera, avec Nicolas Werth, au théâtre du Nord-Ouest, le 17 février 2022, à 18 h 45. À cette occasion, nos invités parleront également des Souvenirs de la Kolyma de Chalamov, qui seront publiés simultanément chez le même éditeur.

chalamov couverture

Le retour comme œuvre d’art

L’outil

Notre outil rudimentaire
Est facile à prendre en main :
Un crayon à mine légère,
Du papier, un rouble la main.
Cela suffit pour construire
Un château très aérien
Dans les nues, cela va sans dire,
Au-dessus d’une vie de rien.
Cela suffit à Dante pour faire
Le portail par où aller
De la bouche de l’enfer
Vers son fond, le lac gelé.

1954, oblast de Kalinine (aujourd’hui Tver).

À cent un kilomètres de Moscou, un bourg au nom exotique : Tourkmen. Un nom-détour, un nom-ailleurs. L’ailleurs suit Chalamov à la trace. Lui colle aux semelles. Un nom nulle-part. Un non-lieu.

Les amis et la famille s’étonnent. L’artiste Lydia Brodskaïa : « Pourquoi “Tourkmen” ? D’où vient ce “Tourkmen” ? » Galia, la sœur de Chalamov : « Je me demandais, qu’est-ce que c’est que ce Tourkmen ? »

À Tourkmen, près de la gare de Rechetnikovo, Chalamov travaille dans une entreprise de traitement de la tourbe. (Mais son diplôme d’infirmier, obtenu à Magadan en 1946 ? Surprise : il n’est valable que dans le système des camps du Dalstroï qui l’a délivré.) Son passeport porte la mention « 35 » : interdiction de vivre dans une commune de plus de dix mille habitants. Un « passeport de loup », comme disent alors les gens. Avec un tel passeport il valait mieux choisir une destination autre que Moscou. À Irkoutsk, une des étapes de son voyage de retour, Chalamov a acheté un billet jusqu’à Tchardjoou (l’actuelle Turkmenabad), ville du Turkménistan, d’Asie centrale, une ville d’exil. Quelques années auparavant, il aurait eu de solides raisons pour s’y rendre : après son arrestation, Galina Goudz, sa femme, y avait été reléguée. Mais elle avait pu regagner la capitale en 1946. Le trajet Irkoutsk-Tchardjoou passait par Moscou. C’est là que Chalamov est descendu.

À la place du Turkménistan, Tourkmen. À la place du grand exil, le petit, à cent kilomètres de la capitale seulement. Moscou « moins cent », Moscou la négative. La vraie, la positive, il n’a le droit de s’y rendre que deux fois par mois, et encore pour moins de vingt-quatre heures.

Où dormir quand on n’a ni travail, ni maison ? « Naturellement, au cours de mes errances, je ne dépensais pas d’argent en “maison du kolkhozien” ou auberge. La gare, uniquement la gare, la banquette de train, mon éternel refuge, le lit du détenu en transit. […] Je ne savais même pas qu’il existait d’autres moyens de dormir hormis la gare et le wagon. » Partout, pour l’embauche, on réclamait une autorisation de résidence, et pour délivrer celle-ci, un contrat de travail.

[…] Le cercle vicieux est finalement rompu lorsque, le 29 novembre 1953, il devient magasinier dans une entreprise de tourbe à Ozerki, près de Redkino : la Direction des constructions Ozeretsko-Nepliouïevskoié du Trust de la tourbe de Leningrad. Nepliouïevskoïé a pour racine plevat, cracher. Peut-être qu’il convient au mieux pour ce retour ? Un nom-crachat.

Je désire peu au fond !
Je désire me faire tronc.
Simplement un tronc humain.
Pieds gelés, gelées, les mains.
Bout de corps : si intrépide
Il vivrait en invalide.
De ma bouche saliveuse
Je cracherais sur la beauté,
Sur sa gueule ignominieuse.
Sa divine parenté
Ne serait plus invoquée
Par tous ceux qui se souviennent
Du visage des tronqués.

Chalamov dort dans une « maison d’hôte », une isba avec cinq lits, une table, des chaises et des soûleries dont il faut attendre la fin pour écrire, après avoir lu toute la soirée le manuscrit du Docteur Jivago que Boris Pasternak lui a confié lors de leur rencontre à Moscou.

Kalinine est entourée de tourbières, une aubaine pour les « loups » qui rôdent à cent kilomètres de la capitale ! En juillet 1954, c’est donc une autre entreprise de traitement de la tourbe, située à Tourkmen, qui accepte d’embaucher Chalamov comme agent d’approvisionnement. Il y restera jusqu’en octobre 1956, date à laquelle il pourra regagner Moscou. […]

Il y a aujourd’hui cinq rues à Tourkmen : la Sportive, la Centrale, les rues de l’Est et du Sud et la rue de la Forêt dont il ne reste que le nom. On y voit les ruines d’un « club », un de ces centres culturels qui, dans les nouveaux bourgs soviétiques, remplaçaient l’église des anciens villages russes, et qui abritait l’excellente bibliothèque créée par un relégué, l’ingénieur Karaïev. Celui-ci avait institué un prix du « meilleur lecteur », que Chalamov remporta en 1955, devançant de loin tous les abonnés en nombre de livres empruntés. Nulle autre récompense « littéraire » ne l’attend, à l’exception du prix « Liberté » que le PEN club français lui décernera en 1981 et dont la nouvelle, qui le trouvera à l’asile de vieillards, le laissera parfaitement indifférent.

Le bourg a été créé en 1926 pour les ouvriers de l’usine de tourbe. C’est parce que celle-ci appartenait alors à la république du Turkménistan (en vertu de quelle « logique » de l’économie socialiste ?) qu’il porte ce nom. « Il y avait là beaucoup de choses intéressantes, mais je n’avais pas le temps, j’avais plus de quarante-cinq ans, j’étais lancé dans une course contre la montre et j’écrivais jour et nuit, des poèmes et des récits. Chaque jour, je craignais que mes forces s’épuisent, que je n’écrive plus une ligne, ne parvienne pas à écrire tout ce que je voulais. » Il vit dans un foyer (variante du wagon) parmi des ouvriers, paysans d’hier, qu’il voit s’adapter à leur nouvelle condition, acquérir une psychologie prolétaire. En 1924, tanneur à l’usine de Kountsevo, il assistait au début de ce processus d’urbanisation, de dépaysannisation ; à présent, il en observe l’achèvement. Il aurait pu noter ses réflexions, mais il « n’a pas le temps », pas plus qu’il n’a d’espace. Pourtant, il va presque tous les jours à la bibliothèque où, lecteur privilégié, il a le droit de choisir ses livres sur les étagères, sans passer par le catalogue. Ce temps-là, il le prend. « Cette magnifique bibliothèque de Karaïev m’a ressuscité spirituellement, m’a armé comme elle a pu. » Les livres ont-ils le pouvoir de restituer le temps perdu ?

« C’est un monde qui ne nous trahit pas. » Le même livre, « lu à quatorze, à vingt, à quarante, à cinquante ans » ne dit pas la même chose. « On devient adulte en reconnaissant la grandeur incomparable de Pouchkine, la véritable place de Zola et de Balzac ne nous est perceptible qu’à l’âge mûr. » Or, « l’âge d’un ancien détenu est un âge spécial, le temps passé au camp “ne compte pas” ». On sort de la prison, du camp à l’âge où l’on y est entré. L’expérience du camp ne sert à rien en ce sens, c’est un « savoir inutile », comme le diplôme acquis à Magadan qui n’est valable qu’à la Kolyma.

Gamin je mourrai
Et bientôt, entends-je,
Au festin des anges,
La rumeur courait :

Pour des gars pareils
Pas de place sur terre.
En vain vierge veille,
En vain elle espère.

Des fiancés, ça ? Foin !
Ne savent rien faire !
Le chemin des vers
Les entraîne loin.

Éternels gamins
Coupés de la vie,
Leur rêve enfantin
N’a pas de patrie.

Disparu de la vie à l’âge de trente ans, Chalamov en a maintenant plus de quarante-cinq. Probablement ne fait-il pas de découvertes à la bibliothèque de Tourkmen. Du moins, il n’en mentionne pas. Il relit : Pouchkine, Balzac. La découverte, c’est qu’il est capable de lire à nouveau. Ici et maintenant. Cette place qu’il n’a pas sur terre, les livres — ses fiancées — la lui offrent. Dans leur miroir, le visage de celui qui sort d’un sommeil léthargique se couvre soudain des rides d’une vie non vécue. Ils lui rendent son âge, restituent un passé non concentrationnaire, non par la somme des connaissances qu’ils apportent, mais parce que, lorsqu’il lit, il se sent adulte. Ils délivrent un diplôme invisible, un passeport avec un signe « + » : une identité. C’est peut-être là, dans cette bibliothèque, face à ce miroir-là, que la lacune des dix-sept ans passés à la Kolyma lui apparaît — dans son indigence même ! — comme un avoir, le seul qui lui appartienne en propre. Sa besace est une béance, un blanc — un « bien » qui n’est pas passible de confiscation.

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