L’historien français Antoine Arjakovsky adresse une lettre ouverte au philosophe ukrainien Constantin Sigov à Kyïv, dans laquelle il évoque la difficulté des Européens de l’Ouest à prendre la pleine mesure de ce qui se déroule en Ukraine. Selon lui, si une grande partie des élites européennes n’osent pas utiliser le terme de génocide, c’est qu’en réalité elles n’osent pas se confronter à la puissance même de la vérité.
Cher Constantin,
Merci pour ta lettre magnifique et bouleversante publiée par les Éditions du Cerf. Merci aussi pour notre conversation téléphonique lundi dernier. Quel sentiment étrange… Au moment où nous parlions, toi tu te trouvais juste à quelques mètres de la rivière Irpen, le long de laquelle se sont produits tant de crimes contre l’humanité le mois dernier, tandis que moi, je conversais depuis le Quartier latin à Paris, où les touristes flânent insouciants entre le boulevard Saint-Germain et la cathédrale Notre-Dame, inconscients du fait que leur propre sort était en train de se jouer en Ukraine. Alors oui, tu as raison, parlons, écrivons, pour que la distance, physique et mentale, qui nous sépare soit vaincue par la puissance de l’esprit et de l’amitié.
Oser la vérité
Rares encore sont ceux qui prennent la mesure en Europe occidentale de ce qu’il faut bien appeler par le terme de génocide dont est victime aujourd’hui la nation ukrainienne. On sait que le terme de génocide, employé par Volodymyr Zelensky après sa visite de Boutcha, renvoie à « un crime commis dans l’intention de détruire, ou tout, ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Or c’est bien la nation ukrainienne qui est aujourd’hui menacée toute entière par la décision funeste le 24 février 2022 du président de la Fédération de Russie. Le Parlement ukrainien a adopté une résolution le 14 avril pour affirmer que la Russie se livrait bien à un génocide contre le peuple ukrainien : « Les agissements de la Russie visent à anéantir de façon systématique et cohérente le peuple ukrainien, à le priver du droit à l’autodétermination et à un développement indépendant », souligne le texte voté à la Rada par une majorité de 363 voix sur 450. Simultanément le président américain Joseph Biden a confirmé que l’État russe se livrait bien à un génocide contre le peuple ukrainien.
En France, en revanche, le président Macron a expliqué qu’il n’utiliserait pas le terme de génocide parce que cela impliquerait, selon lui, que la France devrait intervenir militairement.
« Le mot de génocide a un sens et le mot de génocide aujourd’hui doit être qualifié par des juristes, pas par des politiques. Et j’attire l’attention de tout le monde. Si c’est un génocide, les États qui considèrent que c’est un génocide se doivent, par convention internationale, d’intervenir. Est-ce que c’est ce que les gens souhaitent, c’est-à-dire de devenir cobelligérants ? Je ne crois pas. »
Alors voilà, d’un côté nous avons des expressions de réalisme et de courage du côté des Ukrainiens et des Américains et de l’autre, je le regrette, un déni de réalité malgré tous les témoignages accablants et toutes les photos satellitaires. Bien sûr que les juristes et les historiens devront faire leur travail. Mais au nom de quoi serions-nous aujourd’hui empêchés de nous approcher de la vérité, de nommer ce que nous observons afin de préparer dès à présent et avant que toutes les preuves ne soient effacées par les bourreaux un tribunal pénal international dédié à ce crime ? Et si ces paroles de vérité impliquent une responsabilité de protéger, est-ce que cela signifie pour autant un glissement vers une nouvelle guerre mondiale ? Je ne le crois pas. Les Russes utilisent le concept de guerre hybride pour masquer et terroriser, serions-nous incapables nous-mêmes de leur faire vraiment peur en disant la vérité ? Le double langage et les discours d’apaisement ne font que rassurer nos ennemis et les encourager à une violence accrue. Car la diplomatie dite « réaliste » prônée au Quai d’Orsay, qui refuse de se dire « cobelligérante » mais envoie des armes à l’Ukraine et sanctionne l’État russe, convainc chaque jour davantage le Kremlin que l’Occident libéral est tétanisé par la peur.
Le président Emmanuel Macron discute donc avec Vladimir Poutine en pensant avoir une influence sur lui. Mais le président russe se moque chaque jour davantage de cette hypocrisie occidentale au point d’expliquer tranquillement le 12 avril 2022 au cosmodrome Vostotchny, situé en Sibérie orientale, que les massacres de Boutcha ne sont que des « fakes ». Ce mal de la diplomatie française, qui s’appuie uniquement sur les rapports de force et non pas sur l’éthique pour formuler sa politique, n’est pas propre à la France. Encore il y a quelques semaines, la diplomatie européenne prônait une approche « sélective » de la relation avec la Russie, se disant capable un jour de commercer avec le sourire avec le Kremlin et le lendemain de gronder sévèrement son partenaire pour avoir envoyé des mercenaires au Mali. J’avais dénoncé l’an dernier ce pragmatisme inconséquent et risible et j’avais appelé à un authentique réalisme. Sans succès.
Aujourd’hui nous constatons les dégâts de cette diplomatie qui n’a fait qu’encourager les appétits de puissance du Kremlin. Nous regardons effarés des clichés de civils ukrainiens torturés, égorgés, violés, décapités. Nous apprenons que l’armée russe se déplace avec des fours crématoires mobiles pour effacer les traces de ses atrocités. Le procureur de la Cour pénale internationale Karim Khan a affirmé lui-même le 13 avril à Boutcha que l’Ukraine toute entière est devenue une « scène de crime ».
La réalité de l’intention génocidaire
Nous disposons pourtant des paroles du président russe refusant à l’Ukraine le droit de se gouverner de façon souveraine. Dans son discours de justification de sa guerre d’agression contre l’Ukraine, Poutine ne s’en est pas pris en effet qu’au seul pouvoir ukrainien, qu’il a qualifié de nazi, il a voulu aussi punir la nation ukrainienne dans son ensemble accusée de nazisme :
« Nous nous efforcerons de démilitariser et de dénazifier l’Ukraine et de traduire en justice ceux qui ont commis de nombreux crimes sanglants contre des civils, y compris des citoyens de la Fédération de Russie. »
Cette rhétorique incendiaire prouve bien l’intention génocidaire. Elle a du reste été reprise par la suite par Dimitri Medvedev, ancien président de Russie et membre du conseil de sécurité russe, sur sa chaîne Telegram et par un propagandiste de RIA Novosti, Timofeï Sergueïtsev, les 5 et 3 avril dernier. L’article de ce dernier, publié par une agence d’État dans un pays où il n’y a aucune liberté d’expression, prouve à lui seul qu’il est légitime de parler d’intention génocidaire de la part de l’État russe:
« La dénazification sera inévitablement aussi la dés-ukrainisation — c’est-à-dire un rejet de l’exagération artificielle, à grande échelle, de la composante ethnique de l’auto-identification de la population des territoires historiques de la Malorossiya et de la Novorossiya, qui a été lancée par les autorités soviétiques. Instrument de superpuissance communiste, après sa chute, l’ethnocentrisme artificiel n’est pas resté abandonné. Il est passé à ce titre officiel sous la houlette d’une autre superpuissance (un pouvoir au-dessus des États) — la superpuissance de l’Occident. Il faut le ramener aux frontières naturelles et le priver de sa fonctionnalité politique. »
Pour l’universitaire Françoise Thom, qui a brillamment analysé ces textes, « ces écrits doivent être lus attentivement, car ils nous font comprendre que ce n’est pas une guerre ordinaire que mène la Russie en Ukraine, mais bien une « opération spéciale » visant à la liquidation de la nation ukrainienne ».
Nous refusons également d’accepter que le président russe attaque non seulement l’Ukraine, mais aussi l’Europe, les États-Unis et toute la démocratie. Dans ce même discours du 24 février, Poutine a qualifié les États-Unis d’« empire du mensonge ». Auparavant, le 15 décembre 2021, il avait exigé officiellement et par écrit que l’OTAN se retire de l’Europe orientale. Plus tôt encore, il avait organisé une internationale des partis populistes européens votant systématiquement contre toute progression de l’esprit démocratique européen. Si nos élites n’osent pas utiliser certains mots comme celui de génocide, c’est en réalité parce qu’elles n’osent pas se confronter à la puissance même de la vérité, à sa profondeur métaphysique, à sa capacité propre à nous « obliger » comme le disait encore Paul Ricoeur.
Elles refusent en outre l’idée même de certaines lois mémorielles. En 2015, lorsque la Rada a pris la décision courageuse de condamner les symboles de tous les régimes totalitaires afin de permettre à l’État issu de la révolution de la dignité de se construire sur des fondements éthiques, ici à Paris, des historiens français ont condamné cette décision. Alors oui, Constantin tu as parfaitement raison, « l’Ukraine est aujourd’hui l’avant-poste d’une lutte planétaire ». En Russie on emprisonne les historiens courageux qui dénoncent les crimes contre l’humanité de la terreur stalinienne et on interdit l’Association Mémorial qui documente les crimes du régime soviétique. Tandis qu’en Ukraine on ouvre les archives et on condamne les crimes du communisme autant que ceux du régime nazi. C’est ce qui a rendu complètement fou le régime poutinien surtout après que le Parlement européen a adopté en 2009 une résolution intitulée « conscience européenne et totalitarisme »1. Ce passé qui ne passe pas est revenu soudainement hanter les consciences européennes à l’automne 20192. Le 19 septembre 2019, le Parlement européen avait rappelé dans une nouvelle déclaration un point d’histoire déterminant permettant aux Européens de se projeter ensemble dans un avenir de paix :
« La Seconde Guerre mondiale, conflit le plus dévastateur de l’histoire de l’Europe, a été déclenchée comme conséquence immédiate du tristement célèbre pacte de non-agression germano-soviétique du 23 août 1939, également connu sous le nom de pacte Molotov-Ribbentrop, et de ses protocoles secrets, dans le cadre desquels deux régimes totalitaires ayant tous deux l’objectif de conquérir le monde se partageaient l’Europe en deux sphères d’influence ; […] les régimes communistes et nazi sont responsables de massacres, de génocide, de déportations, de pertes en vies humaines et de privations de liberté d’une ampleur sans précédent dans l’histoire de l’humanité, qui auront à jamais marqué le XXe siècle ».
Cette résolution fut immédiatement critiquée par Poutine le 20 décembre 2019 à l’occasion d’un sommet de la Communauté des États indépendants. Pour le président russe, le pacte Molotov-Ribbentrop, signé à Moscou le 23 août 1939, était « inévitable ». Voilà un mot que Poutine a répété le 14 avril 2022 pour justifier son invasion de l’Ukraine. Derrière le vernis de religion orthodoxe qu’il exhibe, il n’y a en réalité, comme chez Machiavel, qu’une foi dans les forces du fatum et de la destruction.
Pour Poutine, l’invasion de la Pologne par l’URSS, le 17 septembre 1939, était une simple « entrée sur le territoire ». La députée européenne Rasa Juknevičienė, d’origine lituanienne, lui a répondu en regrettant la réhabilitation de Staline défendue par le président russe. Elle a rappelé également que les protocoles secrets du pacte Molotov-Ribbentrop avaient délimité à l’avance les sphères d’influence de l’Allemagne nazie et de l’URSS dans les pays situés entre eux (Scandinavie, États baltes, Pologne, Roumanie, Finlande) et avaient défini la ligne de partage de la Pologne. Mais en Russie il n’y avait plus personne pour dialoguer avec elle. Poutine avait déjà incarcéré l’historien Iouri Dmitriev et s’apprêtait à interdire en 2021 l’ONG Mémorial. Depuis deux décennies la société russe a été embrigadée sur les sentiers criminels de la propagande néosoviétique3.
Les deux angles de la même Europe
En fait c’est bien une lutte de civilisations qui a lieu sous nos yeux. Mais comprenons bien que ce n’est pas la civilisation néolibérale, incapable d’oser la vérité et de juger son passé, qui l’emportera sur la civilisation néosoviétique, nostalgique de l’empire et fascinée par la puissance matérielle. Ce sera la civilisation de l’Esprit. Cette civilisation, comme le disent mes amis du groupe Démocratie et spiritualité, n’est pas équivalente à un retour à l’ordre moral comme certains le craignent. Elle est plutôt un appel à chaque personne pour orienter, comme elle le peut, là où elle est, sa responsabilité et sa créativité vers le bien commun de tous, à Paris, à Kiev comme à Moscou. Dans mon essai de 2017, Occident-Russie, comment sortir du conflit, je donnais un certain nombre de pistes pour sortir dès à présent, en Russie comme en Occident, des impasses de la modernité et de la postmodernité4. L’une de ces pistes bien sûr consiste à intégrer l’Ukraine à l’Union européenne le plus vite possible (comme nous l’avons demandé à nouveau en janvier dernier). Elle consiste aussi à investir, en temps de guerre comme en temps de paix, dans les ressources des sociétés civiles en pratiquant une authentique politique de paix préventive.
« Dans le domaine de la politique de sécurité et de paix de l’Union européenne, la promotion de l’intervention civile de paix et la défense civile non violente doivent devenir des objectifs majeurs. C’est la société civile, appuyée par les chercheurs de sens dans une dynamique internationale, interculturelle et inter-convictionnelle, qui imposera ces choix. »
C’est ce que nous avons commencé à faire à partir de 2018 avec plusieurs partenaires dont le Collège des Bernardins dans le cadre de notre Commission Vérité, Justice et Réconciliation entre la Russie et l’Ukraine. Et c’est ce travail de réflexion, de prospective et de médiation qu’il nous faut poursuivre désormais en tirant toutes les leçons du passé et avec toutes les personnes de bonne volonté. Cette civilisation de l’Esprit à venir ne nie pas la réalité des rapports de force mais elle n’en fait pas le moteur le plus puissant de la civilisation. Pour elle, le rayonnement est supérieur à la contrainte. Un décret nous contraint tandis que la beauté nous éveille. Une publicité nous influence mais un geste courageux nous convainc. Le mépris veut nous abaisser alors que chaque sourire nous élève. L’idéologie nous divise tandis que la vraie foi nous sauve.
C’est là un des principaux enseignements théologico-politiques de l’évangile chrétien. Au temps de Jésus-Christ, il y avait un centurion dont l’esclave était malade. Il pria Jésus de le guérir. Comme il ne se sentait pas digne de le recevoir sous son toit, il lui fit dire : « Dis un mot et que mon enfant soit guéri ! » (Lc 7,7). Le Christ, émerveillé par la puissance de la foi du centurion, le loua publiquement et guérit à distance l’homme qui était malade. L’humilité, l’amour et la foi sont plus puissants que tous les glaives de la terre, même les plus radioactifs.
Voilà, cher Constantin, ce que je voulais commencer à te dire de mon coin de Paris, « angle du même carré » que la ville européenne de Kyïv où tu te trouves. Je repense alors à cette correspondance qui eut lieu en 1921 entre Viatcheslav Ivanov et Mikhaïl Gerschenzon. Pour Ivanov, Gerschenzon, homme d’une grande culture et d’une grande intégrité, représentait la conscience, au sens le plus fort du terme qu’on lui trouve en russe (sovest’) comme en ukrainien (sovist’), de connaissance indissociable de l’intégrité morale. Cette intégrité-connaissance est une capacité à prendre sur soi la puissance du mal pour le vaincre de l’intérieur. Elle est la même qui fut célébrée autrefois par le peuple de la Rous’ de Kyïv lorsqu’il glorifia et choisit pour modèle de piété les saints princes Boris et Hlib, les « strastoterptsy », les porteurs de la souffrance au nom des commandements divins. Cette intégrité-connaissance te donne à toi et à tout ton peuple une puissance invincible. Elle nous offre à nous aussi, sur les rives de la Seine, les ressources pour combattre à vos côtés et pour croire en la victoire finale.
Antoine Arjakovsky est docteur en histoire, directeur de recherche au Collège des Bernardins et administrateur de l'Institut d'études oecuméniques de Lviv.
Notes
- A. Arjakovsky, Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou, anatomie de l’âme russe, Salvator, 2018.
- A. Arjakovsky, « Russes, Ukrainiens, Européens : cette histoire que nous partageons », dans Ukraine pivot de l’Europe, sous la direction de R. Gaillard, Corlevour, 2022.
- A. Arjakovsky, Russie-Ukraine, de la guerre à la paix ?, Parole et Silence, 2014.
- A. Arjakovsky, Occident-Russie, comment sortir du conflit ?, Paris, Balland, 2017.