Rupture du lien

Chercheuse et écrivaine, Olga Medvedkova se penche ici sur le film du célèbre documentaliste russe Andreï Lochak, Rupture du lien (Razryv sviazi). Il y est question des déchirures apparues au sein de nombreuses familles russes à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine.

Depuis le début de cette abjecte et absurde guerre que la Russie mène contre l’Ukraine, nous nous regardons l’air hébété et nous nous demandons : qu’est-ce qu’ils pensent, les Russes ? Sont-ils d’accord avec ce qui se passe ? Et s’ils ne le sont pas, pourquoi ne manifestent-ils pas leur révolte ? Le film du journaliste-reporter Andreï Lochak, Rupture du lien (Razryv sviazi), qui a quitté la Russie en signe de protestation contre l’invasion russe, aide à répondre à cette question. Il est sorti sur YouTube le 19 juin 2022. Sous-titré en anglais, il a été vu aujourd’hui par plus d’un million de spectateurs à travers le monde. Son succès est foudroyant et pour cause. C’est l’une des premières œuvres importantes rendue publique depuis le 24 février 2022 et qui permet d’espérer un renouveau du cinéma russe. Ce film est non seulement libre et honnête, inspiré par l’intention de la vérité, mais aussi profondément artistique. Cet effet d’une œuvre d’art véritable, Andreï Lochak ne le recherche pas. Comme il le répète dans ses nombreuses interviews, il ne pensait pas, en réalisant ce film, à produire un impact précis, il ne s’est muni d’aucune théorie des faits préalable. Ce sera aux autres, aux philosophes, aux historiens, aux anthropologues, dit-il, de comprendre et d’expliquer ce qui se passe aujourd’hui en Russie avec les gens. Lui, il ne fait que montrer ces gens, en état de profonde détresse.

Il s’agit de sept cas de rupture entre des êtres proches ou au moins censés l’être. L’écran est partagé en deux. Ce partage de l’écran est terrible. La ligne qui partage les deux êtres se nomme la guerre. Ils disent : « je ne peux rien lui expliquer ».

Renata est médecin pédiatre. Elle vit à Saint-Pétersbourg et, depuis le 24 février 2022, elle pleure. Elle pleure devant la caméra. Elle n’accepte pas ce qui se passe. Elle n’arrive plus à exister, elle a honte. Son sentiment de la vie est en contradiction avec ce que son pays, et donc elle aussi, est en train d’infliger au pays souverain voisin. Elle le dit avec ses mots à elle et elle pleure. Sa mère Vinera vit à Baltiïsk, dans la région de Kaliningrad ; elle est supérieure dans une école. C’est une femme instruite. Elle parle avec autorité: « Quand l’opération spéciale a commencé, j’ai écouté le président. Eux, ils voient mieux, ils savent comment agir dans une situation pareille. Il nous a bien expliqué que nous avons raté de commencer nous-même la Seconde Guerre Mondiale, alors que maintenant nous l’avons fait ». Renata et Vinera vivent selon deux régimes émotionnels opposés. Renata est vivante, elle sent les choses qui lui arrivent et qui arrivent aux autres. Sa mère est comme frigorifiée. Elle est digne. Elle raisonne. Elle ne panique pas. Renata n’a presque pas besoin de s’informer, elle devine car son sens de la vie et de la justice est ébranlé. Sa mère reste active, elle regarde la télé.

Alice est une artiste à Nijni Taguil. Elle sort dans la rue, déguisée en ange de paix. Puis elle sort avec une rose blanche. On l’arrête ; on lui colle une inculpation de « diffamation des actions de l’armée russe, ayant la rose blanche comme arme de subversion ». « Si je ne le fait pas, dit Alice, je ne pourrai pas dormir ». Alice, c’est une vivante qui parle. Sa mère, Tatiana, qui travaille à la fabrique de poulets, ne parle pas d’elle-même, mais de la grande cause. « Je vais être franche, dit-elle, le patriotisme explose en ce moment. Car ce n’est pas une guerre, ceci est clair : c’est une mesure obligée. » Elle parle avec aplomb : elle suit les arguments qu’on lui fournit. Plus ces arguments sont emmêlés, plus elle se sent héroïque de les comprendre. En fait elle comprend l’incompréhensible. Elle accepte l’absurde. Là est sa dignité. Là est sa fierté. « Notre président, répète-t-elle, l’a dit et je suis d’accord avec lui. Quand commence la bagarre, il faut taper en premier. » C’est l’une des sagesses de Poutine, l’une de ses croyances de criminel, d’infantile sadique. Il a dit aux Ukrainiens : « ça te plait ou non, ma belle, il faudra le supporter ». Il a dit aux Occidentaux : « c’est celui qui l’a dit qui l’est ». La maman d’Alice écoute son président et elle est d’accord avec lui. Voici ce qui est merveilleux. Elle écoute la propagande à la télé : « Notre miséricorde sera sans pitié ». Comme c’est bien dit ! C’est compliqué mais elle comprend !

À Magnitogorsk, Natalia est cuisinière. Là c’est du copier-coller. Les mots viennent en vrac : la stratégie, la défense du peuple russe, la main de l’aide que nous avons tendue, nous, vous, eux, lui, Kiev abat sa propre population… Le fils de Natalia s’appelle Saveli. Il est actuellement à Tbilissi. Il s’est échappé de l’armée russe, de cette guerre qu’il a vue de près. Il a vu ce que les soldats russes font en Ukraine. Il parle des choses concrètes, auxquelles sa mère répond avec un calme philosophique. Saveli n’a plus de dents. Il dit : « C’est quoi l’armée ? Ton chef décide d’avoir de l’herbe en hiver, les soldats vont peindre la neige en vert ».

De temps en temps, Andreï Lochak rentre dans le cadre et pose une question ou deux.

– Alors les Ukrainiens, ils tuent leurs propres gens ?
– Bien sûr !
– Mais pour quoi faire ?
– Parce que c’est le génocide, répond Natalia, très contente visiblement de dire ce mot.
– Mais le génocide de qui ? De son propre peuple ?
– Oui et franchement ça, ça me rend juste dingue !

Natalia a des mots à revendre. Cela lui permet de répondre à toutes les questions. Malgré la différence de niveau, il y a un trait commun chez toutes ces mamans : plus c’est fou, moins c’est vraisemblable et plus elles se flattent d’avoir tout compris. Car elles ne sont pas bêtes ! Non !

Certes, les jeunes filles de Lochak sont tout simplement charmantes : Renata, Alice, ces femmes qui s’autorisent à vivre et à sentir. Saveli est franc et drôle. Certes, leurs mères sont moins jolies, moins fraîches. Elles sont fatiguées, ça se sent. S’agit-il de la rupture entre les générations ?

Il semblerait que non. Après la rupture enfants-mères, nous passons au couple. Ekaterina, média planner, et son mari, Artiom, programmiste, vivent à Leipzig. Nous devinons que c’est sur l’idée d’Ekaterina qu’ils ont quitté la Russie. « Pourquoi, dit-elle, on s’autorise à rentrer dans une maison qui n’est pas à nous et à dire aux gens qui y habitent comment ils doivent se conduire ? » Ekaterina parle concrètement, avec des mots à elle, elle évoque des choses simples. Elle les pense directement, d’expérience. « Je vis actuellement en Allemagne ; les gens ici parlent en allemand. Je reçois le courrier officiel en allemand et je trouve ça normal. L’Ukraine, c’est pareil ! » Son mari n’est pas d’accord avec sa femme. La Russie « lutte en Ukraine contre l’idéologie nazie ». Il parle avec des mots abstraits, souvent d’origine occidentale, il utilise beaucoup d’anglicismes. Il est jeune, à peine trente ans, il est éduqué, mais sa façon de parler et de penser rappelle celle des mères : Artiom est comme vitrifié, il est content de lui, il se trouve intelligent. Il dit : « Les Ukrainiens se positionnent en tant que nation supérieure ».

La jeune fille Vika vit à Kharkiv. Elle est spécialiste de marketing. Elle raconte comment elle vit dans un sous-sol, elle le filme et le montre. Voici comment ils l’ont aménagé, avec quelles couvertures, comment ils se protégeaient avec leurs vêtements… Tout y est, de première main, mais elle n’arrive pas à prouver à son frère Iakov, entrepreneur qui vit à Novorossiïsk, que ce qu’elle lui raconte en tant que témoin direct, oculaire à propos de la guerre, est vrai. Iakov n’est pas bête, non ! Il aime l’Ukraine, il y a grandi. Mais il ne va pas laisser son sentiment, son instinct, son amour ni pour sa sœur ni pour l’Ukraine dominer son discernement. Ça c’est pour les filles. « Je considère que l’Ukraine doit être démilitarisée : c’est juste ».

– Pourquoi, si vous pensez qu’il fallait libérer le Donbass, l’armée russe s’est-elle mise à bombarder Kharkiv où vit votre sœur ? demande Lochak.

– C’est vrai que ça m’a un peu intrigué. Mais là-haut les gens sont bien placés pour savoir ce qu’il faut faire. Bien sûr, tout peut arriver. On peut détruire une maison…

Il parle ainsi de la ville où vit sa sœur. Quand sa propre intelligence manque pour accepter l’absurde, il y a des gens là-haut qui l’aident. Eux, ils savent. Si quelque chose arrive à sa sœur, ils lui expliqueront.

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Iakov, sa sœur et son beau-frère

Natalia est psychologue, elle vit à Londres. « J’ai honte de dire que je suis Russe. J’ajoute tout de suite : je suis avec l’Ukraine ; les gens comprennent mais j’ai quand-même honte. » Sa maman, Lioudmila, est retraitée, elle vit à Tchoussovoï, dans la région de Perm. Dans son discours, elle atteint des sommets de la casuistique : « Bien sûr que nous sommes contre la guerre. Mais nous ne pouvons pas être du côté de l’ennemi. C’est ma patrie, comprenez-vous, et c’est mon président. » Lioudmila soutient Poutine parce que l’Amérique… Pourquoi l’Amérique l’inquiète-t-elle ? Qu’est-ce qu’elle en sait au juste ? Mais peu importe. C’est en l’Amérique malfaisante qu’elle croit, et ce savoir improbable, cette foi dans l’invisible la guide. Ceci, et non pas le fait qu’elle ne peut plus se permettre d’acheter de la nourriture. Peut-on comparer la tâche sublime de vaincre l’Amérique avec celle de manger bêtement à sa faim ? Sa fille compare son état avec celui des victimes d’embrigadement dans les sectes.

À Samara, la très belle Galina est violoniste, son mari Vladimir est juriste. Depuis le début de la guerre, Galina ne dort plus. Elle a décidé qu’elle ne serait jamais amie avec ceux qui soutiennent ça. C’est l’horreur, c’est une catastrophe économique et, à coup sûr, humaine. Mais Vladimir reste ferme et froid. Il ne décolle pas de la télé. « J’ai l’habitude d’analyser les faits, dit-il, je ne fais pas confiance à mes sentiments. » Que va-t-il arriver à ce couple ? Que peut-il lui arriver de bien ?

En fait, ce n’est même pas tant la rupture du lien entre générations ou genres, entre eux et elles, mère-fille, mère-fils, frère-sœur, époux, que nous montre Andreï Lochak, mais la rupture des gens avec eux-mêmes et avec la réalité. Ceux qui approuvent l’opération spéciale ne font plus confiance à leurs propres émotions, à leur propre expérience, à leurs sens et à leur entendement. Sous l’avalanche de la propagande, ils ont l’air d’avoir cédé. Dorénavant, ils vont faire confiance à ce que disent les autres, ceux d’en haut : ces gens savent. Dorénavant, si l’on leur dit que la neige est verte, ils vont non seulement l’accepter mais ils vont aider à la peindre. Ils vont tirer de cette soumission une grande et profonde satisfaction. Car ce savoir qui tranche avec la réalité, qui défie le bon sens, n’est pas accessible au commun des mortels. Cette attitude de la triste et froide supériorité des abusés, n’est ni spécialement neuve, ni spécialement russe. Elle est propre à la plupart de gens soumis aux régimes totalitaires et à leur propagande et ceci est peut-être la seule bonne nouvelle pour nous. Et mauvaise pour ceux qui croient que la Russie est un pays à part. Les gens en Russie ne sont peut-être pas très résistants à ce type de régime, mais ils ne sont pas non plus si différents de ceux qui ont naguère vécu sous les dictatures et qui les ont finalement combattues. Ils peuvent peut-être réapprendre un jour à vivre selon leur expérience. À marcher de leurs pieds, de voir de leurs yeux. De revenir à leur vie, à leur petite vie de petites gens, ensemble avec d’autres gens, leurs proches, leurs voisins, à cette petite vie nourrie de choses simples et concrètes, qui peut être si délicieuse quand elle est vraiment vécue.

Nous sommes à la vingtième minute du film qui dure 1 heure 38 minutes ; nous nous arrêtons là. Chaque spectateur pourra en faire sa propre expérience.


Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Elle est auteure de plusieurs livres en histoire de l’art et de textes de fiction, comme Réveillon chez les Boulgakov, Paris, TriArtis, 2021

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