Historienne de l’art et écrivaine, Olga Medvedkova nous propose une série d’articles consacrés à des livres parfois oubliés, bien qu’ils aident à penser les événements actuels. Pour commencer cette « petite bibliothèque de l’antifascisme », elle a choisi Escape from Freedom (1941), de l’écrivain allemand Erich Fromm, et, à la lumière de cette lecture, tente de répondre à la question : combien de temps encore Poutine peut-il durer ?
Neuf mois après le début de cette guerre, ou plus exactement de cette invasion de l’État souverain ukrainien par l’État russe, un État agresseur reconnu maintenant sponsor du terrorisme, bien des questions restent sans réponse ou provoquent des réponses contradictoires et, comme diraient les médecins, non conclusives. Les experts, les journalistes, les intellectuels des deux côtés de la frontière se demandent : Poutine est-il vraiment fou ? Fait-il ce qu’il fait parce qu’il est suicidaire et/ou malade, physiquement ou psychiquement ? Est-il adepte d’une secte ? Les Russes sont-ils conscients de ce qu’ils font ? Pourquoi obéissent-ils à ce tyran sanguinaire ? Pourquoi vont-ils tuer, torturer, violer ces gens qui ne leur ont rien fait ?
Il me semble que pour répondre à ce genre de question, aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin de livres. Non, pas de nouveaux livres, mais de vieux livres, que nous avons l’impression d’avoir lus et relus mais que nous avons oubliés. Ces livres ont été écrits par des philosophes, des sociologues, des politologues, des psychologues, souvent (mais pas toujours) d’origine allemande, à partir des années 1930 et très massivement pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Ils ont été écrits afin de comprendre la nature du totalitarisme, du nazisme, du fascisme, afin que cette atrocité ne puisse jamais se répéter. C’est toute une bibliothèque antifasciste, une bibliothèque qui redevient opératoire et que nous devrions relire aujourd’hui. Car l’histoire, loin d’être finie, non seulement continue, mais recommence : ce qui semblait révolu, rejeté dans l’oubli, revient et réactualise les moments tragiques du passé.
Parmi ces auteurs, Erich Fromm fait figure d’éminence. L’un de ses livres les plus connus — Escape from Freedom — a paru à New York en 1941 et a été traduit dans de nombreuses langues, y compris en français et en russe1. Nombre de commentateurs — philosophes, psychologues, sociologues — en ont donné une lecture savante. Je ne ferai ici que rappeler à grands traits l’essentiel de cet ouvrage pionnier, afin d’attirer l’attention du lecteur sur un point particulier : la description par Fromm de ce qu’il définit comme le « caractère autoritaire » (authoritarian caracter). C’est ce point qu’il me semble tout à fait urgent de rappeler aujourd’hui à tous ceux qui réfléchissent sur le retour du totalitarisme et la guerre qu’il provoque. Dans sa définition du caractère autoritaire, Fromm apparaît comme un dialecticien si puissant et si prodigieusement fin que pâlissent ses constructions théoriques plus générales, auxquelles l’on réduit parfois ses livres. Il est, en fait, très difficile de raccourcir Fromm, car la chair vivante de ses observations et de ses descriptions perd beaucoup dès qu’on la réduit à un squelette.
Mais d’abord, quelques mots à propos d’Erich Fromm. Il naît avec le XXe siècle, en 1900, à Francfort-sur-le-Main, fils unique de parents juifs pratiquants. Il étudie d’abord le droit à l’université de sa ville natale, puis la sociologie et la philosophie à l’université de Heidelberg avec Alfred Weber (le frère de Max), Heinrich Rickert et Karl Jaspers. Durant les années 1920, Fromm pratique la psychanalyse, puis, en 1930, il rejoint l’Institut des études sociales de Francfort (Institut für Sozialforschung). Après la prise du pouvoir par les nazis, il émigre d’abord à Genève, puis à New York, où il travaille à l’université Columbia. En 1949, Fromm part pour Mexico, où il enseigne à l’université et fonde une chaire de psychanalyse. Il enseigne ensuite dans plusieurs autres universités. Considéré comme l’une des vedettes de la psychothérapie post-freudienne, fondateur de la psychologie politique et sociale, l’un des créateurs de l’école de Palo Alto, Erich Fromm meurt en 1980, à Muralto, en Suisse.
Escape from Freedom (ou The Fear of Freedom, comme ce livre s’intitule en Grande-Bretagne) est son premier ouvrage, publié après son départ de l’Allemagne nazie et son installation à New York. Dans cet essai, Fromm est le premier à poser la question, politique, de la liberté en tant que problème psychologique. Il remet en cause Freud : l’homme n’est pas un être fondamentalement asocial ; l’État et la culture ne sont pas là pour tenir les gens ensemble de force. « Contrairement au point de vue de Freud, déclare Fromm, l’analyse offerte dans cet ouvrage est basée sur la conviction que le problème clé de la psychologie se trouve dans le type de relation que l’individu entretient avec le monde et non pas dans la satisfaction ou la frustration de tel ou tel besoin instinctif per se ; plus encore cette relation entre l’homme et la société n’est jamais statique2. » C’est en étudiant cette relation dynamique que Fromm tisse la trame de son histoire, qui est aussi bien celle d’un individu que celle d’un peuple.
L’individu chez Fromm est un être historique et social (les deux catégories sont étroitement liées) ; il subit le monde qu’il crée aussi bien. Et c’est là-dessus que se fonde, chez Fromm, la similitude entre l’individu et la société. L’individu naît de la séparation d’avec le monde naturel par la prise de conscience de lui-même en devenant une entité séparée, en abandonnant les liens « naturels » et en construisant de son gré une nouvelle relation avec le monde. Fromm nomme ce processus de l’émergence de l’individu qui se défait des liens primaires, l’individuation (individuation) et situe son début, en suivant l’enseignement de Burckhardt, à l’époque de la Renaissance. Mais rien ici n’est gagné d’emblée. Car chaque homme revit ce cursus de l’individuation. La séparation d’avec les liens primaires est le moment fondateur de la société moderne, mais aussi de chaque vie. L’enfant naît quand il n’a plus besoin du corps de sa mère et dès lors il constitue une entité biologique indépendante. La séparation est le début de l’existence humaine. Tant que l’enfant reste dépendant de ses parents, il manque de liberté, mais cette dépendance lui procure le sentiment de sécurité, d’appartenance, d’enracinement. Ces liens primaires d’avant l’individuation (avec sa mère pour l’enfant, avec l’Église, son rang, son clan, sa famille pour l’homme adulte d’avant l’émancipation historique) sont pour ainsi dire naturels. Dès que l’homme se sent prêt, il s’enracine dans le monde par lui-même et découvre que d’autres liens riches d’un autre sentiment de sécurité existent. L’homme séparé n’est pas nécessairement destiné à la solitude et à l’angoisse, de même qu’une société formée de tels hommes n’est pas nécessairement vouée à l’échec.
Le parallélisme entre le développement individuel et l’histoire économique et sociale permet à Fromm d’approfondir, tout en la concrétisant, sa compréhension du processus d’individuation. D’une part, la découverte de soi est un moment d’une grande puissance euristique et créative et, d’autre part, cela fait naître chez l’être le sentiment de la solitude et de l’impuissance. Si pour Fromm la vie est le synonyme de la liberté, impossible sans un développement et un débordement spontané, il insiste sur la distinction entre la bonne liberté qui « libère pour » (freedom to) et la mauvaise qui « libère de » (freedom from). La première est la condition sine qua non — mais aussi le fruit — de l’individuation réussie. La relation entre l’individu libre et le monde se caractérise par la solidarité et par l’activité énergique, par l’amour et le travail, qui l’unissent au monde duquel il s’est autrefois délibérément séparé. Ces nouveaux liens tissés par l’individu avec le monde qui ne sont plus des liens primaires, ne créent pas de dépendance, l’individu en est l’auteur et il les vit pleinement.
Quant à la deuxième et mauvaise « liberté de » (freedom from), elle est, en revanche, le fruit de l’individuation qui s’est mal passée, quand l’enfant (ou toute une société) s’est formé sous l’emprise totalitaire qui a réprimé chez lui l’expression spontanée. Cela peut faire naître le type de « rebelle », qui défie toute autorité et qui est le contraire de l’homme libre. Il sera inévitablement récupéré par le système autoritaire et entrera dans les structures qui assurent la fonction de la violence dans ce système.
À côté du « rebelle », l’individuation qui se passe mal fait naître ce que Fromm appelle le caractère autoritaire. Ce caractère est le fruit de l’individuation avortée : l’acte fondateur de la séparation, de sa libération des liens primaires, ne lui procure que le désespoir, le sentiment de la solitude et de l’impuissance. La liberté pour lui est un fardeau. Il a horreur de penser par lui-même. Il a peur de douter. Il se sent non pas libéré, mais abandonné, oublié, chassé, réduit à moins que rien. Il ne cherche pas à s’inventer une vie. Il cherche aussitôt à revenir à l’état de dépendance, il régresse au stade d’assisté, rejoint un corps, un groupe, une structure, une entité nombreuse, grande, qui le dépasse, il se soumet à un chef, un guide, se hâte de partager une manière de penser, une idéologie, afin d’occuper dans ce tout qui lui semble bénéfique une place réduite à une fonction : celle d’un rouage dans une machine. À partir de ce moment, il ne se sent ni seul ni responsable ; il subit la pression de la machine, des supérieurs, mais il peut aussi dominer ceux qui sont en dessous.
Selon Fromm, la nature de ce caractère autoritaire est foncièrement sadomasochiste. Le « souffrir » et le « faire souffrir » sont intimement liés et tous les deux font partie des tendances plus ou moins inconscientes propres à ce caractère. Celle, sadique, se manifeste à travers trois types. Le premier cherche à soumettre les autres à son pouvoir, à les transformer en instruments de sa volonté. Le deuxième cherche à exploiter les soumis, à les abuser, à les voler, à les dévorer. Le troisième cherche à faire souffrir les gens et à les voir souffrir. Cette souffrance peut être physique, mais plus souvent c’est une souffrance mentale que le sadique préfère, le but des sadiques de ce type étant de blesser l’autre, de l’humilier, de l’embarrasser, de le voir embarrassé et humilié.
Or, socialement, ces deux tendances, sadique et masochiste, se manifestent recouvertes d’un discours rationnel. L’un des moments forts de l’ouvrage de Fromm consiste en l’explication de ce processus : la rationalisation des tendances sadiques du caractère autoritaire. Voici le modèle du discours rationalisant selon Fromm : « Je te domine, je décide à ta place, je vis à ta place parce que je sais ce qui est bon pour toi. Tu dois suivre mes instructions dans ton propre intérêt. Je suis doté d’un savoir spécial qui me permet de te soumettre à ma volonté. J’ai tellement fait pour toi que maintenant je peux tout exiger de ta part. » Le sadique de type plus agressif recourt souvent à deux autres formules : 1) « J’ai été tellement heurté par les autres que mon désir de leur faire du mal n’est que réponse » ; 2) « En frappant le premier, je nous défends, moi et mes amis, contre le danger d’être frappés un jour ». Ceux qui ont entendu le discours du président russe annonçant l’invasion de l’Ukraine n’ont pas appris autre chose : les Russes attaquent pour ne pas être attaqués.
Le caractère autoritaire proclame (et parfois pense) qu’il aime la personne dominée, le fait même de sa domination devant servir de preuve de son amour. La personne qui subit ce genre de domination sadique est souvent incapable d’aimer par ailleurs, elle fuit l’amour, car l’amour pour elle signifie d’être punie à la moindre tentative de libération.
C’est ce caractère autoritaire que Fromm définit comme destinataire, premier récepteur et base de l’idéologie fasciste. Il est aussi la base du régime actuel en Russie. Issue d’un monde totalitaire qui a duré plus de soixante-dix ans et qui a engagé trois générations (avec, incluses, les trente années de terreur stalinienne), la Russie actuelle a raté le processus de libération : l’individuation s’y est mal passée, tant au niveau de la personne qu’au niveau sociétal. Depuis la chute de l’URSS, durant les trente dernières années, la mauvaise « liberté de » s’est fait connaître par toute une génération de rebelles, sans pour autant donner le moindre aperçu de la bonne « liberté pour ». La littérature, le cinéma, l’actualité russes en témoignent : le caractère autoritaire est le type dominant dans cette Russie où la société civile n’existe presque plus, où la parole libre est quasi interdite, cette Russie qui mène une guerre criminelle contre l’Ukraine. Le caractère autoritaire dirige le pays, mais il est aussi majoritaire dans ses élites et dans les couches sociales que ces dernières appellent « le peuple » et qu’elles méprisent largement tout en les dominant. La domination, d’une part, et l’obéissance, de l’autre, régissent les relations entre les gens, se manifestant aussi bien dans leurs formes sadomasochistes (notamment dans la violence verbale inouïe pratiquée au quotidien3) que dans sa version moins abjecte, mais tout aussi nocive : le conformisme. Car le nazisme, nous dit Fromm, n’est jamais autre chose que le conformisme.
Aujourd’hui, nous nous posons tous cette même question : combien de temps le règne de l’actuel président russe va-t-il encore durer ? Comment de temps peut-il rester là, alors qu’il a publiquement démontré son absolue impuissance à mener à bien toutes les « opérations » qu’il a entreprises, à s’occuper du pays qui lui a été confié ? Nous nous impatientons : sa fin doit-elle être proche ?! Mais ne nous réjouissons pas si vite. Relisons Erich Fromm. Dans une société enracinée, jusqu’au moindre habitus, au moindre geste quotidien, dans l’autoritarisme, le dictateur fautif peut durer très longtemps. Le sentiment qu’il fait naître chez les dominés abusés n’est pas, hélas, l’indignation, n’est pas, hélas, la haine, mais l’augmentation de l’admiration. Car la personne soumise a appris — depuis le temps — à ne pas douter de son tortionnaire qui, on le lui a si bien expliqué, s’occupe d’elle, l’aime, la protège et même vit à sa place. Ainsi, grâce à lui, on peut ne pas vivre par soi-même. Ainsi, on peut ne pas vivre du tout…
Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.
Notes
- Erich Fromm, Escape from Freedom, New York, Farrar et Rinehart, 1941. Traduction française : La Peur de la liberté, Buchet-Chastel, 1963, sans indication de traducteur ; nouvelle traduction : La Peur de la liberté, trad. par Lucie Erhardt et Séverine Mayol, Les Belles Lettres, 2021. Une émission de Brice Couturier sur France Culture a été consacrée à cette récente parution, en avril 2021. La traduction russe a été réalisée par A.V. Alexandrov, elle a paru aux éditions AST en 2017. Voir également la présentation de l’ouvrage de Fromm par Alexandre Piatigorsky, en 1977, sur Radio Svoboda, avec un commentaire de Kirill Kobrine.
- Les traductions données ici sont de moi, à partir de l’édition, en anglais, de Henri Holt et al., New York, 1969, p. 10.
- Voir à ce propos la série russe Une femme ordinaire, actuellement sur Arte.